L’Arabe du futur, la bande dessinée de Riad Sattouf, « raconte l’histoire vraie d’un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d’Hafez Al-Hassad »* [1].
Quatre tomes pour l’instant, découpent son enfance jusqu’aux années collège, un parcours qui se partage entre l’Occident et le Moyen-Orient.
Le monde de R. Sattouf est un monde de contrastes qui rend visible différentes modalités de ségrégation. Il y a celles qui sont issues de la tradition, d’un monde imprégné de totalitarisme et de religion, et celles plus occidentales, issues du discours de la science où la jouissance de chaque un pose problème à l’universalisation des modes de jouissances. Chacune a sa violence, chacune éclaire « la haine de la façon dont l’Autre jouit »[2].
L’Arabe du futur est la traduction d’un exil intime, conséquence de la haine de l’Autre. Pour autant, la création originale de cette bande dessinée à laquelle la langue vient en appui, transforme la ségrégation en un joyau.
Riad naît à Paris en même temps que son père accouche de sa thèse en histoire contemporaine.
Son père, cadet d’une famille sunnite très pauvre de Ter Maleeh en Syrie, vise l’obtention d’un signifiant pour lui prestigieux : docteur en histoire. Sa mère, d’origine bretonne, se consacre à leur famille, laissant ses propres ambitions pour son mari, un homme en qui elle croit. La soutenance de thèse se solde par une grande déception pour Abdel-Razak : « mention Honorable ». La ddéception s’étend à la France : « C’est nul, pays de racistes »[3]. Il déprime, postule pour un poste de maître de conférences et accepte la proposition faite par l’université de Tripoli. La famille part donc pour la Libye, Riad a un an. Il y découvre un environnement hostile, qui le place dans l’urgence de trouver une issue à une menace qui n’est pas toujours visible.
Une nomination prestigieuse reçue très tôt de la part de sa grand-mère maternelle, « C’est un génie ! » (Il dessine très bien), complète sa position subjective confortablement installée dans un certain narcissisme : « Homme parfait », « Longs cheveux blond platine épais et soyeux », « maniéré et délicat », « l’air légèrement satisfait »[4]. C’est dans ces dispositions qu’il rencontre sa grand-mère paternelle : « Elle dit qu’il est très beau et qu’il ressemble à une fille avec ses cheveux longs »[5]. Conséquence immédiate sur la décision du père de Riad : il faut lui couper les cheveux car il ressemble à Brigitte Bardot. La blondeur est associée à la longueur et par extension à la femme.
Puis il y a cette nomination adressée à l’enfant dès qu’il parait : Yahoudi ! (Juif). « C’est le premier mot que j’ai appris en syrien. »[6] Les cousins, de véritables terreurs pour l’enfant, le traitent inlassablement de juif en prenant soin de le rapporter à sa mère : « fils de juive ».[7]
Le très jeune Riad a repéré que la présence de sa mère, femme occidentale non voilée, est extrêmement embarrassante pour l’oncle Mohamed. Elle sera d’ailleurs insultée, menacée de mort jusqu’à ce que se dévoile l’objet de la haine : « La juive ! Un homme chaque jour dans la voiture de son mari »[8]. Le cousin qui profère ces insultes fait ici référence aux séjours prolongés de la mère en France.
Le rejet de Riad mais aussi de sa mère, auprès de laquelle il passe de longues journées jusqu’au retour du père, est rejet de la jouissance d’une femme, une jouissance fantasmée. Elle est en contradiction avec le discours religieux « prescriptible sur ce que doit être le rapport sexuel »[9]. Yahoudi, ce qui est haï, concerne en définitive la jouissance d’une femme.
En France, la ségrégation porte sur un autre mode de jouir : la voix. Efféminée, caricaturée par de nombreux enfants, elle rappelle à nouveau son rapport particulier au masculin. Le grand-père maternel, grand amateur de femme, s’en inquiète au point de craindre que le petit Riad ne devienne « une tata ». Il sera la risée de certains élèves au point de se retrouver très isolé, rejeté et moqué. Les années collège, alors qu’il s’est installé en France avec sa mère et ses deux frères, seront cruelles. Et toujours cette mise en évidence de ses manières et de sa voix efféminée.
Riad Sattouf parle très bien de cela : « L’école des garçons, j’en ai eu conscience très tôt car j’en étais exclu par les garçons eux-mêmes. Je n’avais pas la voix comme il fallait car elle était efféminée. Je ne courrais pas aussi longtemps qu’eux car je m’essoufflais très vite. Il y avait des comportements à avoir vis-à-vis des filles ou des pensées qu’il fallait avoir si l’on voulait être considéré comme les autres hommes. Je m’en suis moqué car je ne pouvais pas en faire partie. »[10]
On retrouve dans la bande dessinée cet aspect où l’on voit l’enfant s’essouffler en courant derrière un ballon, renoncer et se tourner vers les filles qui jouent à la corde à sauter. Il joue et fait le commentaire suivant : « Ce fut une immense révélation, je devins une fille comme une autre. »[11]
La féminisation humiliante de son nom sera le point vif des moqueries adolescentes : « Hey Grillade Sattouf, ma touffe, notre touffe ! »[12] Son humour exquis, sa manière de faire usage de la langue et du dessin l’ont extrait de la ségrégation jusqu’au succès. Il répondait à Mathilde Serrell qui l’interrogeait sur son désir de postérité : « J’aimerais donner mon nom à des collèges. Les mecs seraient méga saoulés – P’tain ça saoule, j’suis à Sattouf ! Voilà mon idée de la postérité ! »
Dans son histoire, la haine de l’autre s’est portée sur plusieurs aspects mais l’objet le plus intime visé fut sans nul doute la voix, faisant trou dans le discours des traditions tout autant que dans l’idéal phallique. L’Arabe du futur est l’envers de la ségrégation, « J’ai trouvé à me limiter en dessinant mon quotidien ».
* Texte issu du Séminaire de Toulouse « Accueillir la différence », organisé par l’ACF Midi-Pyrénées en 2018-2019.
[1] Sattouf R., L’Arabe du futur, Éditions Allary, Quatrième de couverture.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, leçon du 13 novembre 1985, inédit.
[3] Sattouf R., L’Arabe du futur, op.cit, p.10.
[4] Ibid., p.7.
[5] Ibid., p.34.
[6] Ibid., p.78.
[7] Sattouf R., L’Arabe du futur 4, Éditions Allary, p.138.
[8] Ibid., p. 236.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », op.cit., leçon du 13 novembre 1985, inédit.
[10] France Culture, Master Classe, émission de Mathilde Serrell du 24/07/19.
[11] Sattouf R., L’Arabe du futur 3, Éditions Allary, p. 116.
[12] Sattouf R., L’Arabe du futur 4, op.cit, p.248.