Le film Eyes wide shut[1] de Stanley Kubrick met particulièrement en scène la puissance traumatique du regard. Le scénario, d’une grande finesse clinique, est tiré de la nouvelle Traumnovelle[2] d’Arthur Schnitzler, auteur admiré par Freud. Au lendemain d’une soirée festive, Alice révèle à son mari Bill que lors de récentes vacances, elle a pu être sensible au regard d’un voisin : « D’un regard il m’a détaillée, un simple regard rien de plus, mais je pouvais à peine bouger […] il a hanté mes pensées, si jamais il voulait de moi, ne serait-ce que pour une nuit, j’étais prête à laisser tomber tout ce qui faisait ma vie ». Alice reste néanmoins divisée puisqu’elle se soutient de son amour pour Bill.
Cette révélation ouvre un abîme bouleversant pour Bill, qui va entrer dans une sorte d’errance sur fond de déchaînement de la pulsion scopique. Il imagine sa femme dans les bras d’un autre. Son errance va le conduire jusqu’à un désir obstiné de voir, dans la transgression, des ébats sexuels muets lors d’une soirée costumée libertine. En rentrant chez lui, il trouve Alice agitée par un rêve qui la fait rire et qu’elle lui raconte avec beaucoup d’émotion : « J’étais merveilleusement bien, dans un magnifique jardin en train de m’étirer nue au soleil ; un homme est sorti de la forêt, l’homme de l’hôtel, l’officier de marine, il avait l’œil fixé sur moi ; il a ri, il se moquait de moi, il m’embrassait, après on faisait l’amour, puis je baisais avec d’autres hommes, avec plein d’autres, et je savais que tu me voyais quand je passais d’un type à l’autre »
Il est donc question des variations sur le thème du regard. Au départ, nous avons affaire à un regard érotisant. Dès la première scène, nous voyons brièvement Alice de dos, nue, qui se change. Pendant la première soirée les scènes de séduction passent par des conversations et des échanges de regards. Puis la puissance du regard excède, dépasse le champ du désir et, dès le fantasme d’Alice : « je pouvais à peine bouger. », il pétrifie. Lors de la soirée du manoir, le regard oscille entre érotisme et chosification, avec un rituel dans lequel les femmes sont distribuées comme des objets, sans parole. Quand Alice, par l’aveu de son fantasme, laisse entendre une jouissance non bornée par le signifiant, une jouissance scopique résiduelle apparaît chez Bill – d’abord dans ses pensées puis dans un pousse à voir qui le conduit à une soirée libertine. Dans le rêve d’Alice, le regard apparaît également comme une exhibition sans limite, dévalorisante, sardonique.
Nous assistons à la montée en puissance d’une jouissance scopique ravageante. Parallèlement, divers traits de mortification (décès d’un patient, séropositivité, overdose) scandent la progression du film, comme les notes entêtantes du compositeur Georg Ligety pendant la soirée libertine. Cette tension progresse jusqu’au regard accusateur du masque qui attend Bill sur le lit conjugal, et là, changement de registre : « Je vais tout te raconter ». La parole refait surface jusqu’à la dernière scène, où elle se noue au vivant de la pulsion, qui est le dernier mot du film. Alice invite son partenaire à un consentement au vivant de la pulsion sexuelle comme issue à la jouissance muette du regard. Le regard, s’il est laissé à lui-même, passe de la phallicisation à la destitution. Comme nous l’a montré Lacan, la vision tend à masquer, à éluder la division.
La dernière réplique et l’écran noir terminal répondent d’une certaine manière au titre et évoquent ce passage de Radiophonie : « Mais au réel, il n’est jamais vu que du feu, même ainsi illustré [3]».
Ce film montre deux modes de jouir du regard, voyeur coupable du côté masculin, jouissance de disparition du côté féminin.
[1] Eyes wide shut, film de Stanley Kubrick (1999), avec Nicole Kidman et Tom Cruise.
[2] Schnitzler A., « Traumnovelle », (1926), Romans et Nouvelles II, Pochothèque, 1996.
[3] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 443.