Un quadragénaire obsessionnel vient une fois encore de se disputer avec sa compagne, au point d’avoir rageusement imaginé apprendre sa mort dans un accident de voiture – façon définitive de régler leur problème sexuel récurrent. C’est un poncif : l’obsédé souhaite la mort de l’autre, tout en n’y étant pour rien. Pour autant, il n’en est pas moins responsable de sa pensée et ne le sait que trop. Aussi, culpabilisé par ce scénario, déclare-t-il en séance : « Quelle horreur ! J’aime tellement ma femme… » Et de conclure, un peu déprimé : « Je suis un con fini ! »
À ce jugement moral, opposons un jugement clinique : l’obsessionnel est un confiné. Plus exactement, explique Lacan, c’est son désir qui est confiné : le désir, dit-il, « se remparde » dans des « fortifications à la Vauban » [1]. Questions : peut-il être délogé hors les murs ? Le sujet peut-il être lui-même mis « au pied du mur de son désir » [2], de l’autre côté du rempart ? Rien de plus difficile, souligne Lacan… Car cette claustration est une façon blindée de protéger « un désir toujours menacé de destruction » [3].
Quelle est cette menace, sise à l’extérieur des murailles ? C’est la rencontre redoutée avec le désir de l’Autre : l’obsédé imagine à tort que ce désir écraserait le sien propre. Pour s’en prémunir, il voudrait le détruire, ainsi que le phallus signifiant qui en est le nécessaire pivot symbolique. À cette fin, plusieurs options : il peut réduire ce désir à une simple demande de l’Autre, très facile à prévenir par un déluge de réponses anticipées. Ou bien, il peut fantasmer la mort pure et simple de l’Autre, bien à l’abri dans sa forteresse, comme l’indique ce patient. Mais cette stratégie d’éradication lui pose un problème : en éliminant le désir de l’Autre, l’obsédé étouffe mécaniquement son propre désir au lieu de le sauvegarder comme espéré, puisque tout désir, pour des raisons structurales, ne s’alimente que du désir de l’Autre – l’hystérique en sait quelque chose… Le compromis s’impose alors : il ne faut pas l’anéantir totalement, mais juste s’en mettre à l’abri. D’où l’érection d’une forteresse.
L’obsessionnel aura été lui-même l’artisan de cet ouvrage défensif. Il l’a élevé « sur le modèle de son moi » [4] dit Lacan : c’est-à-dire dans un rapport spéculaire à un alter ego supposé plus puissant que lui sur le plan phallique, et donc à l’abri de ce genre de menace. La pente identificatoire imaginaire vers l’imitation idéalisée fait partie des fondations de ces murs étanches.
En fin de compte, l’analysant est-il vraiment le « con fini » qu’il dit être ? Pas sûr ! Dans son Séminaire XVII, Lacan déclare : « quand on dit que quelqu’un est un con, cela veut plutôt dire qu’il est un pas-si-con ». Avant d’ajouter : ce qui est déprimant, « c’est qu’on ne sait pas très bien en quoi il a affaire à la jouissance ». Et c’est même « pour cette raison qu’on l’appelle comme ça » [5]. Nous y voilà ! Au-delà de sa jouissance phallique familière, généreuse et bien confinée, le « con » ne peut localiser la jouissance de l’Autre, jouissance féminine notamment. En prime, ça le déprime ou ça l’angoisse. Il ne lui reste plus qu’à ériger une autre muraille fantasmatique, plus précaire qu’il ne le pense – plus en mode castrum qu’à « la Vauban ». Elle vise à le défendre contre un réel « opaque » [6] toujours extra-muros : celui d’une jouissance inquiétante et invasive, venue du « dark continent » [7] de la féminité, un territoire aussi étrange qu’étranger.
La cure de l’obsessionnel est ainsi le siège prolongé d’une double forteresse qui est loin d’être vide. Précisons que l’analyste est à l’extérieur de la place forte : sans doute parle-t-il aux murs, mais il lui revient d’ébrécher la muraille défensive pour en exfiltrer le parlêtre.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 487.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 300.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre V, op. cit., p. 487.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 81.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 77.
[7] Freud S., La Question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1985, p. 75.