« Lorsque nous lisons un livre, il nous faut du temps pour faire connaissance avec lui. Nous n’avons pas d’organe physique (comparable à l’œil […]) qui saisisse d’emblée l’ensemble et puisse ensuite apprécier les détails. Mais à la deuxième, à la troisième ou à la quatrième lecture, nous pouvons […] nous comporter à l’égard d’un livre de la même manière qu’à l’égard d’un tableau. »[1]
L’ouvrage de Anne Colombel-Plouzennec, Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant[2] se lit, se relit, et se relit encore. L’autrice nous aide à tracer notre chemin dans le « trajet de Lacan avec les nœuds »[3], cette traversée du sujet de l’inconscient au parlêtre. Cet écrit, issu de sa thèse de doctorat, permet de comprendre que si, à l’ère du parlêtre « il n’y a pas de rapport entre le langage et la jouissance, le symbolique et le réel » [4], cette béance est ce à partir de quoi « il y a quelque chose. Quoi ? Yad’lun. Il y a, pour tout un chacun, l’Un, soit un signifiant comme lettre et une jouissance de la vie » [5].
Lacan avec les nœuds et la topologie, c’est le passage de « l’ontologie à l’hénologie, du sujet du signifiant au sujet comme réel, soit au parlêtre […], du symptôme au sinthome » [6] en focalisant le parcours analytique sur le rapport du parlêtre à la jouissance. « [L]e S1 devient prévalent » [7], les nœuds incontournables et des concepts se précisent en s’articulant : concept de trou articulé au symbolique, celui d’ex-sistence au réel et de consistance à l’imaginaire.
Ce parcours demande de reprendre acte qu’avec la topologie, à la différence de la géométrie euclidienne qui permet « de situer un objet et ses déplacements dans l’espace […] [il s’agit de] décrire, compte-tenu de l’invariance de l’objet, l’espace lui-même » [8]. Cet ouvrage invite à nommer juste et à reclarifier ce qu’est un nœud – trivial ou non –, un entrelacs brunien, une chaîne, une mise à plat, un trou, une consistance, l’ex-sistence… et à sortir de la dimension sphérique et de l’espace géométrique euclidien. L’effort vaut les découvertes et les clarifications !
Mais à la lecture de l’ouvrage, ce qui m’a sauté aux yeux, m’est devenu évident – au sens souhaité par Nabokov –, c’est la dimension de monstration que constituent les nœuds. À distinguer de la démonstration.
La démonstration articule logiquement des éléments sous la forme d’un raisonnement qui produit une conséquence indubitable, qui fait vérité. Elle mobilise les registres de l’imaginaire et du signifiant. Mais toute tentative de transmettre ou de démontrer ce qui relèverait du corps vivant, corps jouissant, corps parlant se heurte à un point de butée, le « point d’exclusion du réel » [9]. La seule issue consiste à ne plus « faire comprendre, mais […] rendre sensible » [10].
La fonction de la lettre « qui a trait au réel autant qu’au symbolique » [11] a été une première réponse de Lacan. Les nœuds, en tant que mise à plat, sont « aussi une écriture » [12]. Toutefois, à prendre cette mise à plat, ces dessins et ronds, du côté de la métaphore, de la modélisation, l’imaginaire reste présent ; Lacan parle de « rechute » [13]. Les nœuds ne sont pas du côté de la démonstration, mais du côté du réel et en sont une présentation sensible. La dimension de monstration est une réponse à la limite qu’induisait la démonstration. Comme le rappelle l’autrice, l’assertion 7 et 6.522 du Tractatus Philosophique de Wittgenstein éclairent le choix de Lacan : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » [14] et « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre » [15]. C’est ce que Lacan énonce : « J’ai été amené à la monstration de ce nœud alors que ce que je cherchais, c’était une démonstration d’un faire, le faire du discours analytique » [16].
La topologie ainsi prise en compte permet de considérer la clinique autrement, nous menant, comme l’indiquent Hervé Castanet et Philippe De Georges [17], à plus finement repérer comment se nouent les registres R, S, I, comment s’arrangent les chaînes, borroméennement ou non, à trois ou plus, comment s’articulent les « trois Un que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire » [18].
On conclura avec l’autrice « Voilà qui s’avère enthousiasmant » [19]. Même si elle nous rappelle – constat personnel – qu’il faut y mettre la main et accepter de s’y embrouiller.
À relire encore [20] !
Marie-Claude Lacroix
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[1] Nabokov V., « Bons lecteurs et bons écrivains », Littératures I, Paris, Fayard, 1983, p. 42.
[2] Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.
[3] Ibid., p. 151.
[4] Ibid., p. 8.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 151.
[7] Ibid.
[8] Granon-Lafont J., La Topologie ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne, 1986, p. 14.
[9] Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, op. cit., p. 156.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.
[13] Ibid.
[14] Wittgenstein L., Tractatus Logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 112, consultable en ligne.
[15] Ibid.
[16] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, Ornicar ?, n° 5, p. 17.
[17] Cf. Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, op. cit., p. 158.
[18] Ibid., p. 159.
[19] Ibid.
[20] Et à venir écouter : le 30 novembre l’autrice participera à une Soirée bibliothèque au local de l’ACF à Bruxelles !