« Envoyez les clowns ! »[1]
Lorenzo Speroni
Le 9 octobre 2019 sortait dans les salles de cinéma françaises Joker [2].
Avec un extraordinaire Joaquin Phoenix dans le rôle du protagoniste, on y voit racontée l’histoire de la transformation d’Arthur Fleck dans le célèbre anti-héros de la DC Comics, le Joker, un des criminels les plus redoutés de la ville fictive de Gotham City et ennemi juré du super-héros Batman. Un film de genre, donc ? Loin de là.
Diagnostiqué comme malade mental, fauché et solitaire, Arthur Fleck vit dans un petit appartement avec sa mère, une femme malade et psychotique dont il prend soin. En ouverte contradiction avec sa souffrance, ses journées sont scandées par un travail pour une agence de clowns dont la devise est : « don’t forget to smile » (« n’oublie pas de sourire »). De surcroit, sa mère le désigne dans l’intimité du nom de « happy », « joyeux », un nom strictement en lien avec un symptôme corporel de Arthur : un rire sardonique qui éclate d’une façon incontrôlable et qui lui vaut une petite carte en plastique qu’il porte toujours dans sa poche, à présenter, si nécessaire, aux gens qu’il rencontre, attestant qu’il est affecté d’une pathologie qui entraine des rires déplacés, immaitrisables et hors-sens. L’existence d’Arthur est caractérisée par une extrême détresse dont il témoigne dans son journal intime : « I hope my death will make more sense than my life » (« j’espère que ma mort aura plus de sens que ma vie »). Il confie la lecture de ce journal à une thérapeute qui le suit, mais qui, cependant, « ne l’écoute pas » et, en même temps, il essaye de donner consistance à un idéal : le jeune Arthur rêve de devenir comédien, plus précisément un stand-up comedian (« monologuiste ou comédien de stand-up »). Il souhaite, comme sa mère le lui a annoncé pendant sa jeunesse et lui rappelle chaque jour : « apporter du bonheur et de la joie dans le monde ». Pourtant, le bonheur et la joie dont il serait le porteur sont contredits par la dureté de la réalité à laquelle il est confronté dans son quotidien : volé, frappé, dénigré par son patron, il souffre également d’un malaise existentiel profond qui s’exprime notamment par le biais d’un événement de corps immaitrisable, un rire sardonique, et un embarras évident vis-à-vis des relations avec les autres. Par conséquent, tout au long du film, Arthur essaye de construire une image de soi qui lui permette de circuler dans l’existence et apaiser ses angoisses par le biais de son rêve de devenir comédien. Cependant, comme le titre même du film laisse présager, il échouera et deviendra le Joker, criminel redouté pour sa folie et pour ses actes.
L’histoire du personnage d’Arthur/Joker nous permet d’illustrer un certain nombre de traits qui caractérisent un des aspects centraux du lien social qui opère à notre époque. On peut en effet rapprocher la façon dont Arthur a affaire aux injonctions de bonheur et de joie qui lui viennent des autres (en contradiction donc avec son extrême souffrance) aux impératifs de bien-être physique et psychique si insistants à notre époque par le biais de la promotion des images et du discours de la science. Les impératifs véhiculés par la société du « narcissisme de masse »[3] donnent en effet consistance à l’illusion de complétude véhiculée par les images, à partir des réseaux sociaux jusqu’aux promesses de bonheur des nouvelles technologies. Ce faisant, comme Clotilde Leguil le remarque, la dimension du sujet se dissout dans « un mirage : celui du rapport en miroir avec son semblable qui l’enferme dans des relations de comparaison, des demandes d’amour, de reconnaissance, des quêtes de preuves de son existence, des angoisses de sa non-existence, que l’exigence (…) de la pulsion, vient sans cesse alimenter »[4]. L’angoisse d’Arthur se situe précisément à partir de l’impression de ne pas exister, ce qu’il dira par ailleurs explicitement lui-même : « je n’ai jamais su si j’ai jamais existé ». De surcroit, son rire fait irruption dans le corps, signe d’une impossible réduction de celui-ci à son unité imaginaire : en effet, le rire sardonique d’Arthur s’émancipe des fonctions de l’organisme et se déporte hors-corps. Pur hétéros, il n’implique aucun Autre, et ne sert aucune fonction biologique. Autrement dit, ce n’est pas Arthur qui rit, mais il est ri, « ça rit » malgré lui.
Or, demandons-nous, quelle est la réponse d’Arthur à sa détresse ? On le sait dès le début, il devient le Joker. Mais qu’est-ce à dire ? Si on y prête attention, on s’aperçoit que par cette nouvelle nomination Arthur ira jusqu’à incarner dans le réel la figure de l’humoriste telle que Freud la décrit dans son article sur l’humour de 1927. Contrairement au mot d’esprit et au comique, Freud explique que « l’humour n’a pas seulement quelque chose de libérateur (…), mais également quelque chose de grandiose et exaltant »[5]. Quoi exactement ? Il le précise : « le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent pas l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. Ce dernier trait est pour l’humour tout à fait essentiel »[6]. N’est-il pas exactement le sens de l’affirmation d’Arthur prononcée juste avant de devenir le Joker ? À l’instar du fantasme schréberien, à savoir « qu’il serait beau d’etre une femme en train de subir l’accouplement », Arthur énonce : « I used to think my life was a tragedy, but now i know it’s a comedy » (« Je pensais que ma vie était une tragédie, mais maintenant je sais que c’est une comédie »). Voici Arthur en train d’accomplir une opération métaphorique en substituant la tragédie constituée par une existence qui n’a pour lui aucun sens vivable, à la comédie vécue par le biais de l’humour. Happy ending ? Pas du tout.
Comme Freud le rappelle, si le mot d’esprit est « la contribution au comique que fournit l’inconscient »[7], « l’humour serait la contribution au comique par la médiation du surmoi »[8]. Le sourire sur le visage de Joker à la fin du film face aux citoyens en révolte qui l’acclament suite à son homicide en direct à la télé, est un sourire sanglant, tracé sur ses joues avec son propre sang, ce qui est crucial : si Freud a pu parler du caractère économique du mot d’esprit et de son lien avec l’inconscient, ici il n’y a pas de parole, pas de comique, mais une incarnation du surmoi : à la place du rire comique, on contemple un sourire sanglant et silencieux. À la différence du mot d’esprit où un nouvel usage du signifiant induit un rire au service du principe de plaisir, dans la perspective de l’humour, on pourrait dire que tout est comédie, autrement dit, tout est semblant. N’assiste-t-on pas à la mise en place de cette même logique sur les réseaux sociaux et dans l’usage du signifiant dans notre réalité quotidienne ? Le semblant constitue en effet le trait spécifique au lien social contemporain (tout peut être dit, vu, montré) et soudainement cela vire au pire : tout doit être dit, vu, montré, le surmoi révélant ainsi son visage et laissant le sujet désemparé face à ces impératifs sans que ce soit jamais assez.
Est-ce que nous sommes alors condamnés au même destin d’Arthur ? Celui d’incarner la jouissance véhiculée par les mots et les impératifs de l’Autre pour éviter le risque de se perdre dans l’existence ? Comment passer de la tragédie à la comédie sans transformer notre réalité en un pur semblant ?
Si le monde d’Arthur est une réalité crue et ses actes extrêmement violents, on ne peut pas négliger le fait que malgré ses efforts pour s’approcher des autres, il ne sera jamais vraiment écouté : ni par sa mère, ni par ses collègues, ni par sa thérapeute. Ses symptômes et ses bizarreries le garderont toujours à distance de ses semblables. Misons sur ça alors, entendre la fonction qu’un symptôme a pour un sujet pourrait changer la donne : « Send in the clowns ! ».
[1] Sondheim S., Send in the clowns, Decca Records, 1973. Chantée par Frank Sinatra dans le film.
[2] Philips T., Joker, USA, 2019.
[3] Leguil C., « Je » Une traversée des identités, Paris, PUF, 2018.
[4] Ibid., p. 105.
[5] Freud S., « L’humour », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 323.
[6] Ibid.
[7] Freud S., « L’humour », L’inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit., p. 327.
[8] Ibid., p. 328.