Psychanalyste engagé dans le Champ freudien, vous êtes également directeur de deux CSAPA1 (structures médico-sociales). Comment s’articulent, dans votre expérience, ces deux dimensions où sont impliqués à la fois le discours du maître et celui de l’analyste ?
Tous les discours y sont impliqués, bien sûr aussi celui de l’université, puisque nous faisons de la clinique, bien sûr celui de l’hystérique, sous la forme de l’antipsychiatrie jamais disparue car son sens est celui d’une « libération du psychiatre2 ». Or, celle-ci est toujours plus d’actualité et renforce le maître. Celui-ci n’en n’a pas besoin, car il est mal orienté de nos jours et sa faiblesse le révèle mangé de l’intérieur par la bureaucratie. Elle est ici sanitaire, ce qui veut dire en bien mauvaise santé, étique et ne tenant plus que par l’exosquelette des normes de l’évaluation qui prolifère aux dépens de son éthique. Les psychiatres en sont les servants dans cette lâcheté généralisée qui laisse le réel, déchaîné, libre de tout discours.
De quelle manière l’évaporation contemporaine du père affecte-t-elle selon vous les institutions ? Concernant celles-ci, en particulier ces structures vouées à la prise en charge du symptôme (alcoolisme et toxicomanie pour les CSAPA), la remarque de Lacan selon laquelle « [t]oute formation humaine a pour essence, et non pour accident de refréner la jouissance3 » vous semble-t-elle garder toute sa pertinence ?
Diriger, ce n’est pas régenter mais s’engager en première ligne sur le front de ce réel de l’époque afin de susciter le désir, le courage et la joie d’y ferrailler à plusieurs. Il n’y a pas d’autre source d’une autorité que Lacan a pu espérer « authentique4 ». Une certaine autorité de santé, avatar d’une série d’agences d’État nommées – par dénégation – « indépendantes », s’est vue qualifiée de « haute » pour maquiller son avilissement. L’abus des normes ne fait que trahir la faillite de la loi où se marquent le naufrage contemporain de la parole et « l’égarement de notre jouissance5 ». Or c’est précisément le réel qui nous assaille. Ces normes et leurs servants autoritaires ne sont que les fantômes du père qui hantent la civilisation en mal de nouveaux sujets supposés savoir.
Savoir se passer de ces fictions ne dispense pas de prospérer en les utilisant, car sans elles, c’est le règne de la jouissance débridée et de son corollaire de mort qui étend son bras sur la civilisation. C’est à quoi nous confronte en particulier le voisinage des addictions qui fleurissent dans le cimetière des discours. C’est pourquoi l’œuvre psychanalytique doit contribuer à la renaissance des institutions.
Le temps de l’invention, de la réinvention de l’institution, est donc venu ? Comment entendre cela ?
L’ère de la post-vérité est celle des fictions éventées. Elle nous expose au cynisme généralisé. La solution passe par la voie de l’artiste : celle du ready‑made où chacun peut détourner les uniformes de la jouissance, afin de restaurer la nécessaire liberté de création de son existence. Il en va de même dans les institutions, à condition qu’elles soient psychanalytiques. Elles pourraient restaurer leur raison d’être en devenant les laboratoires, le terreau et le fer de lance d’un nouveau lien social. Il sera fondé sur la nécessité de consentir à du sujet supposé savoir régulateur de la jouissance, corollaire du nécessaire respect de l’invention de chacun dans le creuset des jouissances appareillées par la technique.
Entretien réalisé par Adriana Campos et Hervé Damase
[1] Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie
[2] Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 14.
[3] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.
[4] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 586 : « l’impuissance à soutenir authentiquement une praxis, se rabat, comme il est en l’histoire des hommes commun, sur l’exercice d’un pouvoir ». Voir aussi : Bassols M., « Pouvoir de la parole, autorité du désir », Lacan Quotidien, no781, 23 juin 2018, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[5] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 534.