Quelque chose me touche chez les élèves qui disent non à l’entrée dans le savoir. L’envie de venir débusquer ce qui les bloque, le désir de savoir y faire me procurent une énergie qui ne s’épuise pas. Enseigner et apprendre est d’abord une affaire de désir et de gourmandise.
C’est pourquoi je commence l’année scolaire par une proposition de travail autour de la cuisine. Ces textes permettent d’abord aux élèves de porter un regard nouveau sur la règle, eux qui ont tant de mal à l’accepter. Ils prennent appui, également, sur du faire. Essentiel pour beaucoup d’enfants dont le corps agité dit tout le rejet qu’ils ont de l’école. On parle de manque de concentration. Certes. Mais que leur proposer ? Et bien nous, nous cuisinons ! Lors de ces ateliers, l’attention des élèves y est toute concentrée, l’exigence soutenue et l’envie d’apprendre vive. On rature, brouillonne, cherche pour écrire la recette et trouver les astuces mathématiques des proportions ou conversions de mesure. On entre dans le savoir par un détour qui prend du temps mais fait sens pour l’élève.
Pour donner le goût de mots justes, la littérature n’a pas son pareil. Les rencontres entre les élèves et un auteur sont parmi les plus belles trouvailles. L’entrain et l’engagement des élèves dans ce type de projet sont très surprenants. Ils veulent lire et se posent des questions ! Pourquoi et comment on écrit ? Comment l’auteur a-t-il fait pour que je comprenne, ressente cela. Le jour de la rencontre est toujours un moment de classe exceptionnel, extrêmement vivant. Le désir d’apprendre s’est articulé au désir d’un autre, à une rencontre. Apprendre, c’est aussi une histoire entre deux désirs qui créent souvent la surprise et l’inédit.
Il y a plusieurs années, j’accueille Rayanne, en très grande difficulté scolaire. Je m’étonne en l’observant jouer au foot pendant la récréation. Quel talent ! Le foot, c’est sa passion et il y excelle. En début d’année, je reçois l’élève et la maman. Sa mère me dit « si ça continue, il va arrêter le foot. Le papa n’est pas d’accord mais l’école, c’est trop important. Est-ce que vous croyez qu’il doit faire moins d’entraînements ? ». Je me tourne vers l’enfant et m’adresse à lui : « j’ai bien remarqué ton regard quand le ballon frôle tes pieds : ces étoiles, j’aimerais tellement les voir quand tu es en classe ». Quelque chose d’inédit se produit. Il se redresse et fixe bien droit son regard dans le mien, me sourit et me répond : « Moi aussi ». J’y vois un moment inaugural, une alliance entre nous deux qui ne lâchera pas. Il ne cessera ensuite de me surprendre. Je me rappelle le voir griffonner sur son ardoise des nombres et des calculs jusqu’à trouver la solution. Que s’est il passé au juste ? Je serais bien incapable de le dire. Mais j’ai une conviction : cet enfant a attrapé quelque chose de mon désir, comme moi du sien.
Pourquoi, dès lors, ne pas commencer par partir de l’intérêt de l’élève, de sa vie et progressivement amener vers les ruptures nécessaires pour accéder à certains savoirs ? Faire la classe, c’est prendre au rebond la parole d’un élève, s’y arrêter et prendre au mot ce qu’il dit. Les conseils de classe, réunions hebdomadaires pendant lesquelles nous parlons, débattons, choisissons sont toujours très investis par les enfants. Quelque chose leur permet de s’y constituer comme auteur et les engage à peser et poser leur responsabilité. Quand l’un d’eux nous parle de sa grand-mère qui ne reconnaît plus les rues autour de l’école, nous l’invitons en classe, apprenons l’histoire locale et améliorons la carte géographique du quartier. Apprendre, pas seulement avec un cerveau, mais aussi avec son histoire et la fierté de ses racines. Quand l’un d’eux nomme le buldozer qui détruit la tour qu’il habitait « le tractozore », nous inventons d’autres mots et instituons une brigade d’intervention poétique pour animer ce quartier d’un peu de sens et de symboles. Apprendre, avec ses peurs et ses inventions. Apprendre comme si nous jouions à la vraie vie.