« C’est à vous d’être lacaniens, si vous voulez. »
Jacques Lacan, « La conférence de Caracas », Aux confins du Séminaire
Quelle rentrée époustouflante, après le nouveau grand chantier de fouilles lacaniennes ouvert par Jacques-Alain Miller en avril 2021, voilà, à peine quelques mois plus tard, que paraît aux éditions Navarin Aux confins du Séminaire [*]. Les confins ce sont les limites extrêmes d’un territoire. Dans son empan sémantique, ce mot évoque aussi bien le fin fond des profondeurs, que le bord. C’est à défaut de fond – nul cul-de-sac dans la topologie lacanienne du sujet – que les confins, littoraux et autres lisières prennent pour nous une si grande valeur. Confins a en partie seulement le sens de bornes historiques, se pliant aux nécessités épistémologiques de la polarisation : depuis la préhistoire de son Séminaire en 1952 jusqu’à celle de la Cause freudienne [1] lors de « La conférence de Caracas ». Ce trajet ne dessine pas une voie pleine, mais un parcours entre deux points d’ouverture, deux moments où Lacan fait un pari en s’avançant vers des élèves en devenir. Ainsi, Aux confins… est le trajet d’un bond entre deux orées.
Premières et dernières prises de parole du Docteur Lacan donc, en public, c’est-à-dire avec ses élèves qu’il avait l’habitude, comme il le dit en 1980, « de les élever [lui]-même » [2]. À la borne extrême du temps où il se trouvait en 1980, dans un geste politique d’ouverture (spatiale et temporelle), Lacan semblait lui-même réaliser qu’il aurait à présent des élèves-lecteurs – d’autant plus lecteurs qu’il ne les a jamais vus l’entendre [3]. C’est dire combien l’enseignement vivant, par la parole en acte indissociable du corps, était son souci, sa tenaille. À Caracas donc, il vient voir ses lecteurs l’entendre avant que de les laisser lire, pariant peut-être que les lectures à venir seront marquées de la voix, du corps, du regard.
Pour plusieurs générations d’élèves-lecteurs, dont la mienne qui n’a pas eu la joie de le rencontrer in effigie, la langue du Docteur Lacan fait étrangement passer la chose vivante qu’elle détaille. Prenons ce seul fragment des Confins… dans le Séminaire Sur l’Homme aux loups où Lacan analyse le célèbre cas freudien : « L’enfant est l’étranger échappant à l’ordre où l’on se reconnaît. » [4]
Cette phrase m’a frappée. En effet, elle ne nous dit pas tout, le pas du lecteur y est nécessaire, elle ne dit pas tout, mais elle nomme de si près le cas qu’elle le fait apparaître, comme seuls les artistes parviennent à rendre présent quelqu’un qui n’est pas là, plus là, ou qui n’existe pas. Cette phrase a une portée générale sur l’enfance comme temps logique (ce qu’on nomme l’infantile), elle situe un point d’exil du sujet (le réel), elle esquisse le mouvement dans le procès de subjectivation (dynamique)… Cette phrase, véritable vers clinique, n’est en rien ornementale, dans sa beauté même réside sa justesse, soit son efficacité d’orientation. Il ne s’agit donc pas tant d’une justesse qui dirait ce qui a été – « ce qui advient et se trémousse sur la scène n’est pas ce qui se passe » [5] –, mais d’un procès où didactique et poétique ne sont pas séparés. S’il faut savoir isoler le S1 du S2 pour les besoins de la Cause, ce n’est certainement pas pour renier les pouvoirs évocateurs du dire, ni pour faire consister les S1 à la place de la Vérité.
Revenons aux confins de cet enfant étranger échappant à l’ordre, celui dont Lacan nous dit, quelques pages plus loin, que le « drame [de son] développement » réside dans une « sexualité fendue en éclats ». Ainsi se disait, en 1952, la préhistoire du traumatisme.
C’est le poème de Lacan, soit son enseignement, que nous trouvons à chaque instant dans le flux de ces lignes, un poème qui puise la rigueur du concept dans les canaux de la jouissance, de lalangue, cet habitat de l’être parlant. Même dans cette œuvre serrée et propédeutique dans laquelle le texte freudien est suivi pas à pas, le plus percutant du style de Lacan nous traverse au point où sa langue touche au corps du lecteur, qu’il enseigne de surcroit.
S’il pouvait dire de lui-même qu’il n’était « pas pouâte-assez » [6], Lacan répudiait pourtant « ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet » [7]. C’est un poème qu’il fut et dont il nous laisse le texte, avec la responsabilité de le lire, de « tirer profit de ce qui figure là l’approche de [son] nœud » [8] et d’en faire usage pour trouver, pour son propre cas, « “la note sensible” au sens musical » [9].
[*] L’ouvrage de Jacques Lacan, Aux confins du Séminaire, texte établi par Jacques-Alain Miller, paru aux éditions Navarin dans la collection La Divina en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.
[1] « Je viens ici avant de lancer ma Cause freudienne », dit Lacan à Caracas (Lacan J., « La conférence de Caracas », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 82).
[2] Ibid., p. 81.
[3] Cf. ibid., p. 82.
[4] Lacan J., Le Séminaire, Sur l’Homme aux loups, in Aux confins du Séminaire, op. cit., p. 25.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 2002, inédit.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 22.
[7] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autre écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572.
[8] Lacan J., « La conférence de Caracas », op. cit., p. 83.
[9] Lacan J., Le Séminaire, Sur l’Homme aux loups, op. cit., p. 29.