Les adolescents d’aujourd’hui ont cette caractéristique importante d’être des digital natives, des « enfants du numérique ». Ils ont leur premier téléphone portable en France en moyenne à treize ans. On les qualifie volontiers de « multitâches » – ils écoutent de la musique tout en téléphonant et en chattant sur messagerie instantanée. Mais on dénonce aussi chez eux un style consumériste, leur zapping frénétique – la lecture sur internet produirait un type de lecture « sautillante » et superficielle, de page en page, interdisant la lecture des chefs d’œuvre.
On craint leur attrait pour les causes folles des extrémismes de tout poil et leur corrélat de profonde suspicion envers les discours établis – je pense aux théories du complot qui fourmillent sur internet et auxquelles beaucoup d’ados sont très sensibles. Cette suspicion portée sur les savoirs établis tient à ce que l’idée que le savoir est du semblant, que toute vérité est menteuse, a fait son chemin dans nos sociétés hypermodernes, comme le notait Jacques-Alain Miller dès 2005 dans sa conférence à Comandatuba[1]. Plus récemment, pour introduire le prochain congrès de l’AMP sur le corps parlant, il en disait ceci : « La mutation majeure qui a touché l’ordre symbolique au XXIème siècle, c’est qu’il est désormais très largement conçu comme une articulation de semblants. Les catégories traditionnelles organisant l’existence passent au rang de simples constructions sociales, vouées à la déconstruction. Ce n’est pas seulement que les semblants vacillent, mais ils sont reconnus comme des semblants. [Mais] tout n’est pas semblant, il y a un réel. »[2] Et c’est au titre de ce que la jouissance tient au réel que prospère parfois chez les adolescents l’intérêt pour les extrémismes.
On dénonce encore le mode addictif par lequel ils se laissent prendre par ces lathouses produites par le capitalisme conjoint aux technosciences. Ce terme de lathouse a été inventé par Lacan pour désigner les objets de consommation[3], ces objets a en toc, dont le foisonnement est fait pour causer notre désir et bluffer notre jouissance. Ce néologisme évoque la ventouse, ce qui aspire, et Lacan l’a construit à partir des mots grecs lethé, l’oubli, et ousia, la substance, l’être chez Aristote – indiquant tout à la fois l’effet de capture de ces objets qui visent à combler le manque à jouir, et leur échec concomitant, puisque celui-ci est de structure, nous vouant dès lors à la répétition de ce même mouvement.
Le thème « Sexe et ados sur internet »[4] comprend un certain nombre d’écueils importants à repérer, car deux des termes de l’intitulé restent flous, mal définis, et de ce fait peu maniables : adolescent et internet. De plus, ce sont deux phénomènes liés au malaise, voire à l’impasse de notre civilisation, ce qui accentue la difficulté à les appréhender, mais peut-être n’y sont-ils pas liés tout à fait de la même façon. Disons en première approximation qu’on a une question-symptôme, celle des adolescents, et un canal privilégié pour l’expression de leur mode de jouir, les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication).
L’adolescence problématique
D’abord, l’adolescent. Dans son texte d’orientation pour la 4ème Journée d’étude de l’Institut de l’Enfant qui aura lieu le 18 mars 2017, J.-A. Miller rappelle que l’adolescence est une construction, « un artifice signifiant »[5]. J.-A. Miller reprend la thèse d’un psychologue américain, Robert Epstein, selon lequel « nous créons l’expérience adolescente d’aujourd’hui en empêchant les adolescents […] d’être ou d’agir comme des adultes. » En effet, auparavant « dans l’histoire de l’humanité, les ados étaient bien davantage considérés comme des adultes. Ils vivaient avec des adultes et ils pouvaient les prendre comme “modèle” […]. Alors que maintenant, nous faisons vivre les ados entre eux, isolés des adultes et dans une culture qui leur est propre, où ils se prennent les uns les autres pour modèle. […] De fait, il n’est pas sûr que l’adolescence ait existé avant le XXème siècle »[6]. Dans cette perspective, on peut considérer l’adolescence comme une construction symptomatique, comme un des produits de l’impasse de notre civilisation en tant que le Nom-du-Père y défaille aujourd’hui dans sa fonction de régulation de la jouissance. Lacan en avait attrapé l’idée dès 1936 dans « Les complexes familiaux »[7] et J.-A. Miller fait de ce déclin le motif de notre « déboussolage »[8] contemporain. Mais comme le rappelait Laure Naveau, « qui, aujourd’hui, est le plus déboussolé ? Eux, les adolescents […], ou nous, les psychanalystes, parents, éducateurs ? »[9]
Un changement de paradigme
Sur l’insuffisance du père, il y aurait beaucoup à dire. Est-elle historique, ou structurale ? Pour reprendre des termes linguistiques, est-elle diachronique ou synchronique ? Il y a une citation exemplaire de Platon (IVème siècle avant J. C.) pour illustrer la pertinence de cette question : « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. »[10] Récemment, J.-A. Miller opposait à la tradition judéo-chrétienne du père celle de l’islam qui reste « intouché par les mutations de l’ordre symbolique en Occident », non « intimidé par le discours de la science ». Il le réfère au fait qu’Allah n’est pas une figure du père, mais le « Un absolu, sans dialectique et sans compromis »[11]. Or, l’islam n’apparaît pas du tout déboussolé : « l’islam dit ce qu’il faut faire pour être une femme, pour être un homme, pour être un père, pour être une mère digne de ce nom, là où les curés, les rabbins, ne parlons pas des professeurs laïques, vacillent […]. L’islam est spécialement adéquat à donner une forme sociale au non-rapport sexuel. Il prescrit une stricte séparation des sexes […]. Il fait du non-rapport un impératif qui proscrit les relations sexuelles hors mariage et d’une façon beaucoup plus absolue que dans les familles qui sont élevées en référence à d’autres discours où tout est laxiste aujourd’hui »[12].
La façon de répondre à cette question du déclin du père comme logique ou chronologique, c’est donc de repérer le Nom-du-Père comme un semblant, parmi d’autres possibles pour organiser la structure. Mais ce qui fonde cette structure et qui est notre boussole à nous, c’est l’impossibilité de faire rapport entre les sexes. Dès lors, le Nom-du-Père peut apparaître comme historiquement déterminé, on peut éventuellement en repérer des apparitions cycliques dans l’histoire, avec des fluctuations dans sa forme et dans son opérativité.
Alors, est-ce que l’introduction d’Internet dans notre vie ne pourrait pas avoir eu cet effet-là ? Ce qui m’y a fait penser est encore de Platon, dans Phèdre, au cours d’un dialogue sur l’apparition de l’écriture dans l’histoire humaine. L’écriture y est critiquée comme facteur d’affaiblissement de la mémoire, qui était le mode précédent d’organisation du savoir : « cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration. […] ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science ; […] ils se croiront compétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants »[13].
Internet : médium du corps parlant
Pour autant, ces filtrages sont tout d’abord internes au sujet. Certes, la structure même d’internet témoigne de l’illimité : on va de site en site, potentiellement à l’infini, là où le livre, par exemple, contient a priori un savoir fini. Mais ce n’est qu’en apparence, car pour saisir ce savoir, il faudra souvent faire appel à d’autres livres, et potentiellement à l’ensemble du savoir humain si son objet est particulièrement ardu, et touche au réel. C’est l’effet que fait par exemple la pensée de Lacan : c’est une entreprise sans fin que de l’appréhender, et c’est une expérience en tant que telle si on la prend au sérieux, où pour extraire un savoir, il faudra en mobiliser beaucoup d’autres, qui seront toujours choisis en fonction du point d’impossible du lecteur, de son point de réel à lui, c’est-à-dire de ce qui n’a pas de réponse a priori pour lui et mobilise autour de lui tout le savoir.
Ce qui va s’attraper d’un savoir et faire du même coup limite, car on aura compris telle chose et pas telle autre, on se le sera approprié, c’est un point nodal entre le désir et la jouissance qui fait ainsi limite : il y faut le désir sous la forme minimale de l’énigme, d’une question, qui mobilise donc la structure signifiante et il y faut la jouissance sous la forme de la répétition, c’est-à-dire de la trace primordiale du signifiant, de la frappe du signifiant sur le corps. Lacan fait référence à l’invention de l’imprimerie, pour spécifier le signifiant comme pouvant être inscrit et traitant de la différence entre une mémoire qui serait organique, et celle qui intéresse la psychanalyse : « L’inscription nous ramenant à la mémoire est une objection à réfuter. La mémoire qui nous intéresse, nous analystes, est à distinguer d’une mémoire organique, […] car l’organisme ne reconnaît pas le même qui se renouvelle en tant que différent. La mémoire organique « même-orise ». Notre mémoire est autre chose : elle intervient en fonction du trait unaire, marquant la fois unique, et a pour support l’inscription. Entre le stimulus et la réponse, l’inscription, le printing, doit être rappelée en termes d’imprimerie gutenbergienne »[14]. Certes, un certain courant de pensée[15] impute précisément aux adolescents un rapport au savoir superficiel, calqué sur leur mode de lecture sur internet de page en page. Mais si l’on reprend Lacan, il s’agit moins de lecture que d’écriture quand le désir y est mêlé. Or les ados vont sur internet, s’en servent, précisément parce quelque chose de leur désir y est intéressé – nonobstant la part de jouissance (et laquelle ?) également en jeu.
Un autre dispositif de limite que la pratique d’internet est susceptible de produire est celui de la honte[16]. C’est sans doute une limite davantage en phase avec l’ère du corps parlant, qui s’oppose à la culpabilité qui exerce l’interdit. L’accès à toutes sortes d’images pornographiques ou horribles rendu possible par internet peut donner lieu à une mauvaise rencontre dont les conséquences cliniques sont à évaluer au cas par cas. Cependant pour certains, le surgissement de la honte va faire limite après-coup à la jouissance scopique en jeu.
Peut-être connaissez-vous cette vidéo qui montre une toute jeune enfant, ne parlant pas encore, qui tient une revue et qui, au lieu d’en tourner les pages, fait ce geste si caractéristique de balayage du doigt sur une tablette tactile pour passer à un autre écran, très surprise que cela ne fonctionne pas[17]. On y repère quelque chose à attraper de la façon dont le medium imprime le corps, de l’incorporation du signifiant dont il est l’instrument.
Internet pourrait bien être le média adéquat au parlêtre, en tant qu’affine à ce qui s’opère dans le corps parlant. Ainsi, J.-A. Miller tend à rapporter la prolongation du temps de l’adolescence qui est caractéristique de notre époque « à l’incidence du monde virtuel qui se traduit par une singulière extension de l’univers des possibles, des mondes possibles. D’ailleurs, l’objet actuel est un objet customisé, un objet à options multiples, qui réclame donc toujours un benchmarking, c’est-à-dire un étalonnage pour savoir ce qui est mieux. […] Cette multiplication de l’élément du possible peut se traduire par un atermoiement infini […]. Il y a là en effet une remise à plus tard possible ». D’une certaine façon, poursuit-il, « l’adolescence elle-même est une procrastination ». Plus loin, J.-A. Miller repère une autre incidence du virtuel : alors qu’il fallait auparavant en passer par la médiation des adultes pour accéder au savoir qu’ils étaient supposés détenir, et donc définir « une stratégie avec le désir de l’Autre », le savoir « est désormais disponible automatiquement sur simple demande formulée à la machine. Le savoir est dans la poche, il n’est plus l’objet de l’Autre ». Cela conduit à une « autoérotique du savoir » dont il s’agirait de tirer toutes les implications.
Si on en étudie précisément la structure et le fonctionnement, ainsi que les usages pluriels qu’en font les adolescents, internet pourrait être le médium propre à définir les termes d’une « linguisterie » dont nous avons besoin pour saisir les symptômes contemporains comme les trouvailles et les inventions des adolescents.
[1] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, 2005, p. 12.
[2] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant. Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, Rue Huysmans, 2015, p. 33.
[3] Cf. Lacan J., le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 189.
[4] Ce travail exposé en conférence à Reims le 19 mars 2016 est une élaboration préliminaire à un travail plus vaste entrepris en cartel.
[5] Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Paris, Navarin éditeur, 2015, p. 192. Cf. http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2015/04/en_direction_de_ladolescence-J_A-Miller-ie.pdf.
[6] Idem.
[7] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60-61.
[8] Miller J.-A., « Une fantaisie »,op.cit., p. 10.
[9] Cf. Naveau L., « Addictifs ou inventifs ? », Accès à la psychanalyse, n°7.
[10] Platon, La République, VIII, 562b-563e.
[11] Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », op. cit.
[12] Idem.
[13] Platon, Phèdre, Paris, Flammarion, 1992, p. 178. Cité par McLuhan M., La Galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique, Montréal, éditions HMH, coll. Constantes, 1967, p. 42-43.
[14] Lacan J., Le Séminaire, « L’identification », leçon du 16 mai 1962, inédit.
[15] Voir par exemple les travaux sur la lecture de Thierry Baccino.
[16] Traité partiellement dans un article sur la honte, cf. « What the fuck !? », Le Diable probablement, n° 8, Paris, Verdier, 2010.
[17] Cf. http://www.congresamp2014.com/fr/Trozos-de-real_Textos.php?file=Broken-Book_Florencia-Fernandez-Coria-Shanahan.html.