« Nous attendions un fils, deux filles sont arrivées, il n’y avait pas de place pour deux. » La marque traumatique de l’énoncé maternel, au moment de notre naissance, ma sœur jumelle et moi, est entrée dans le jeu de la répétition après-coup, éclairant le point de fixation de la jouissance. Le regard, prévalent dans le fantasme, avait été convoqué.
Un fils était donc attendu, un fils en remplacement du petit frère décédé du père. Il n’y avait pas d’échographie à l’époque mais tous les oracles consultés avaient été formels, au vu des rondeurs de ma mère : « ça sera un garçon, un gros garçon », prédiction qui avait ravi mes parents, deux sœurs aînées nous avaient précédées. Née la première et bien dodue, je n’étais pas passée inaperçue, mais tous les regards s’étaient vite tournés sur le deuxième bébé, aussi inattendu que frêle, qui avait suivi : une deuxième fille, mais sa ressemblance physique avec le petit frère était si frappante qu’on lui en avait immédiatement donné le prénom, au féminin. Il n’y avait eu d’yeux que pour elle. En grandissant, elle en avait naturellement épousé les traits de caractère. Pétillante et malicieuse, comme il l’était, c’est à elle qu’était revenue la tâche de l’incarner, de le faire revivre.
L’ombre de l’objet perdu du père avait été déterminante dans la constitution du fantasme. Une première tranche d’analyse avait permis d’en formuler l’axiome et d’isoler l’objet regard qui l’organisait. J’en étais sortie légère, libérée du poids mortifère de mon identification à la dépouille, qui me vouait à une position toujours dans l’ombre, planquée dans mon cercueil, à l’abri des regards. Un deuxième tour avait toutefois été nécessaire pour m’arracher à mon sarcophage en cristal, pour que s’opère une réduction de l’objet scopique. Il m’avait encore fallu consentir au trou que l’extraction de la dépouille avait laissé, que les différents bouchons se dissipent, ouvrant sur le lieu de l’inexistence et de l’impossible. C’est lorsque j’avais lâché le fantasme de l’existence de l’Autre, lorsque l’Autre avait perdu de sa consistance, que le regard, auquel je me soustrayais, s’était vidé de sa substance. L’œil alors ramené à sa fonction, j’avais pu consentir à « être vue », je m’étais engagée dans la passe.
La mise en jeu de la fonction scopique au moment de la nomination a eu pour effet de mettre en lumière ce que l’entrée dans la procédure avait laissé dans l’obscurité, et qui tenait à un reste réel.
Dans l’outrepasse, j’ai pu localiser le point de jouissance en embuscade dans cet énoncé maternel qui m’avait percutée : « il n’y avait pas de place pour deux », énoncé pourtant maintes fois entendu, mais dont j’avais jusque là ignoré la portée traumatique. Il a surgi, résonnant de tout son poids, au décours d’une rencontre difficile, celle du regard hébété de ma sœur, réchappée d’une terrible tragédie qui aurait pu lui être fatale ; un regard perdu, venu immédiatement en raviver un autre, celui du père auquel j’avais été suspendue enfant. Car si me tapir dans l’ombre avait été ma solution, loin des regards, ce n’était pas sans voir. Fixée au regard vide du père que j’espérais guérir de son deuil impossible, à l’affût du moindre indice qui aurait pu en porter la marque, je tirais là aussi ma satisfaction. Au point aveugle du regard de l’Autre, j’avais creusé mon trou d’où je regardais sans être vue. L’objet regard, le S1 dépouille le dire maternel : en un éclair, le nœud qu’ils constituaient s’était défait. Dans cette parole maternelle indélébile s’était dévoilé le point de fixation originel qui avait déterminé ma position de jouissance. Munie d’une nouvelle lorgnette, j’avais alors pu en affiner la lecture : des deux jumelles, j’avais été l’ombre de l’ombre de l’objet du père, elle, l’ombre vivante.
« Il n’y avait pas de place pour deux », ces mots qui avaient retenti ont aussi fait « résonner la cloche de la jouissance »[1]. Ils désignaient ce qui ne cessait d’itérer, ce qui de la lettre de jouissance, la dépouille, continue de s’écrire. Mais de ce « reste », inéliminable, le symptôme réduit à sa racine réelle ne se traverse pas, je peux désormais faire usage.
Je suis devenue visible et peux m’impliquer autrement dans l’École en y prenant une place. La perte de jouissance dans un regard « tombé » m’a inscrite dans un désir nouveau. Elle me permet d’être là, aujourd’hui, devant vous.
[1] Miller J-A, « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, cours du 13 mai 2009, inédit.