« Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné : l’art a les siens », écrivait Mallarmé en 1862 [1].
Comment se rapporter à « l’art » aujourd’hui, à ce signifiant-maître encore en 2023 ? Après tout, Verlaine [2], en 1885, ne quittait-il pas la grand-route en tentant d’effriter, de sa préférence en l’Impair, un ordre symbolique pesant ?
Avançons que l’invention du mot « S.K.Beau » nous allège du poids de la révérence forcée à l’objet élevé à la dignité de la Chose [3].
Hervé Castanet, dans sa chronique minutieuse [4], a éclairé ce paradoxe : si Jacques Lacan fut « accapar[é] » par Joyce en 1976, il « témoigne à propos de sa lecture de James Joyce, […] de son “embarras quant à l’art” ».
Rappelons : le 6 juin 1975, Jacques Aubert, l’un des premiers universitaires français attelé à Joyce, et futur traducteur d’Ulysse [5], invite Lacan à faire l’ouverture à la Sorbonne du Symposium International James Joyce. Pas d’embarras alors chez Lacan : « L’enjeu devait se révéler quelques temps plus tard lorsque, en vue d’une publication, je lui demandais ce texte. Ce qu’il me fournit dans l’instant (il était, tapé, corrigé de sa main) n’avait rien à voir : il était écrit en joycien, comme on peut le constater » [6]. « Joyce le Symptôme » [7] , puis Le Sinthome [8] étaient en train d’éclore.
Zoom arrière, encore : dix ans avant ce bon heur, Lacan avertissait les psychanalystes dans son hommage à Marguerite Duras. Il sera bien ce un psychanalyste, saisi par un roman, Le Ravissement de Lol V. Stein, et bientôt tourmenté par Joyce : « le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » [9].
Comment mieux donner corps à la voie frayée par « l’art-dire » [10] qu’avec la rencontre de Joyce, renouvelée [11] par J. Aubert ? L’écrivain ici saisit le psychanalyste, « las » de « l’épuisante tentative » [12] de figurer les nœuds : « Comment un art peut-il viser de façon divinatoire à substantialiser le sinthome dans sa consistance, mais aussi bien dans son ex-sistence et dans son trou ? […] Ce quatrième terme […] essentiel au nœud borroméen, comment quelqu’un a-t-il pu viser par son art à le rendre comme tel, au point de l’approcher d’aussi près qu’il est possible ? » [13]
Joyce a trouvé un savoir-faire. Pas de tour de passe-passe pour autant.
Lacan a été formel : « Nous, ce n’est pas ça notre intention ; ce n’est pas du tout de conduire quelqu’un à se faire un nom ni à faire une œuvre d’art. C’est quelque chose qui consiste à l’inciter à passer dans le bon trou de ce qui lui est offert, à lui, comme singulier. » [14]
Reste à consentir en la séparation radicale du traitement artistique avec celui du sujet en analyse.
Stella Harrison
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[1] Mallarmé S., « Hérésies artistiques, l’art pour tous », Écrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1998, p. 71.
[2] Verlaine P., « Art poétique », Jadis et naguère, Paris, Le livre de poche classique, 1964, p. 25.
[3] Cf. Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 133-134.
[4] Castanet H. « Chronique du malaise : S.K.Beau », L’Hebdo-Blog, n° 309, 3 septembre 2023, consultable à https://www.hebdo-blog.fr/s-k-beau-une-actualite-en-trois-temps-premiere-partie-le-reve-du-neurobiologiste/
[5] Joyce J., Ulysse, nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert, Paris, Gallimard, 2004.
[6] Aubert J., « Avant-propos – c’est pas tout ça ! », in Harrison S. (s/dir), Virginia Woolf, l’écriture refuge contre la folie, Paris, éd. Michèle, 2011, p. 13.
[7] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565-570.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005.
[9] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol. V. Stein », Autres écrits, op. cit., p. 192-193.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 118.
[11] Lacan avait déjà évoqué Joyce dans « La méprise du sujet supposé savoir » en 1967, dans Autres écrits, op. cit., p. 337.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 39.
[13] Ibid., p. 38.
[14] Lacan J., « Intervention à la suite de l’exposé d’André Albert. Sur le plaisir et la règle fondamentale », Lettres de l’École freudienne, n° 24, 1978, p. 24.