C’est la grande affaire de la psychanalyse depuis son origine : comment traiter par la parole ce qui s’éprouve dans le silence des pulsions ? Freud conçoit cet emprisonnement de la parole comme un refoulement des élaborations et significations, lié, pense-t-il tout d’abord, à un choc traumatique causé par le forçage d’un proche. Mais il repère ensuite, dans le dire d’un patient, une dimension fantasmatique, ce qui le met sur la piste de « l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée » [1]. La psychanalyse fait monter ce constat sur la scène du monde, il y a une part de l’expérience qui n’est pas accessible au sujet et qui fait retour, à son insu, sous forme de symptômes affectant son corps, sa pensée. La parole analysante cherche à élaborer, à saisir ce qui échappe sans cesse au langage. Le sujet veut savoir et s’efforce de « dire vrai ». Cependant, la chaine signifiante, du fait même de son articulation dans un discours, résiste à cette intention de dire. Au fil des séances, le sujet se cogne à l’indicible et, puisque parler suppose d’en passer par la langue de l’Autre, en tâchant de dire cet intime, il fait aussi l’expérience de l’intraduisible.
Comment traduire en mots ce qui existe dans une modalité subjective échappant à la représentation ? La scène inconsciente, dégagée par Freud, offre chance au sujet de déchiffrer et d’ébaucher en une langue insolite, baroque, ce qui ne peut se formuler. C’est un théâtre étrange qui distille peu à peu ses vérités. Lacan donne une nouvelle dimension à cette recherche, tout particulièrement à partir de son travail sur Joyce, écrivain « désabonné à l’inconscient » [2]. Car si l’inconscient chiffre la jouissance, il invite aussi, à partir de cette Autre scène, à produire des significations. Or Joyce, dans Finnegans Wake, se situe au delà de l’articulation signifiante, au delà du sens. Il démembre la syntaxe et produit un « entrechoquement de lettres et de sons, de voix et de noms » [3]. Lacan, s’emparant de l’appareillage de Joyce au langage, met en évidence que le noyau traumatique et indicible pour chacun d’entre nous est avant tout un rapport à la langue [4]. Cette langue que l’on parle sans le savoir comporte « toutes sortes d’affects qui restent énigmatiques » [5], comme autant de traces invisibles sur le corps. Tiphaine Samoyault, traductrice de Joyce, souligne : « on parle de pluriel des langues, puisqu’il y en a au moins deux. Mais le pluriel, ça commence à trois, […] cette troisième langue peut […] être une langue intérieure, intime, […] qu’on pourrait appeler la langue maternelle » [6].
L’expérience analytique, pour celles et ceux qui s’y prêtent, est une immersion dans cette langue singulière parlée depuis toujours. Au fil des séances, dans les tours et détours de la parole, le trou de l’indicible cesse d’être bouché par des signifiants-maîtres, mais il est cerné, nommé. Citons quelques nominations qui nous sont parvenues par les témoignages de fin d’analyse : twingo/twin-go !, ormeaux/hors mots, Cadichon/Kaddich-on [7]. Ces récits sont autant d’effort de traduction d’un événement de jouissance énigmatique qui a surgi, au plus singulier d’une existence, et soudain résonne dans la langue : « la chance de la traduction c’est son imperfection : parce qu’il y a une faille, une différence, quelque chose qui ne marche pas, l’échange peut continuer, l’élangues peuvent continuer » [8].
[1] Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 207.
[2] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 164.
[3] Fajnwaks F., « Indestructible élan », La Cause du désir, n°106, novembre 2020, p. 6, disponible sur le site de Cairn.
[4] Cf. Miller J.-A., « Lacan avec Joyce », La Cause freudienne, n°38, février 1998, p. 7-20.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 127.
[6] Samoyault T., « Le pluriel des langues », entretien avec A. Chottin & O. Meseguer, La Cause du désir, n°106, op. cit., p. 64, disponible sur le site de Cairn.
[7] Cf. respectivement : De Halleux B., « Twingo », La Cause du désir, n°83, janvier 2013, p. 59 ; Chiriaco S., « Ça sert à rien, mais ça serre », La Cause du désir, n°87, juin 2014, p. 89, disponible sur le site de Cairn ; et Blancard M.-H., « Une passion pour les lettres », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 82, disponible sur le site de Cairn.
[8] Samoyault T., « Le pluriel des langues », op. cit., p. 67.