Le sentiment de la vie est loin d’être une évidence. Certains jours, il nous traverse avec une intensité fulgurante, comme si chaque instant vibrait d’une force particulière. D’autres fois, il s’échappe presque entièrement, nous laissant dans une forme d’apathie ou de désarroi, où l’existence semble réduite à une mécanique vide de sens. Cette alternance, entre des moments où l’on se sent pleinement vivant et d’autres plus du tout, révèle une vérité essentielle : se sentir vivant n’est pas un état stable. C’est un processus fragile, une tension constante qui appelle à être interrogée.
Dans notre société contemporaine, cette instabilité est particulièrement palpable. Il existe des sujets pour qui le sentiment de la vie s’érode dans la monotonie ou l’angoisse, au point que leur quotidien devient insupportable. Dans ces cas, ce n’est pas l’excès mais l’absence de sensations, de désirs ou de sens qui domine. La vie semble alors se réduire à une survie psychique, souvent exacerbée par les pressions de la modernité : les rythmes effrénés, l’isolement, ou encore l’hyperconnexion, qui éloigne paradoxalement du monde. Ces moments de vide poussent parfois à une demande d’analyse pour redonner de la consistance à ce qui semblait perdu.
On observe à l’inverse une quête croissante de sensations extrêmes, à travers des pratiques comme les sports à haut risque ou les défis corporels intenses. Ces expériences semblent répondre à un besoin de se sentir intensément vivant, en poussant le corps et l’esprit au-delà de leurs limites habituelles. Mais cette quête, qui frôle parfois la mise en danger de soi, questionne : pourquoi faut-il s’approcher de la mort pour ressentir pleinement la vie ?
Cette difficulté à ressentir pleinement la vie s’enracine dans une vérité fondamentale : être vivant ne se limite pas à l’existence biologique. Ce sentiment dépend d’un équilibre complexe, entre le corps, le langage et le désir. Or, cet équilibre est fragile, souvent rompu ou mis à l’épreuve par les aléas de la vie. Le langage, en particulier, joue un rôle paradoxal : il permet de penser le monde, de le structurer, mais il crée aussi un manque, une inadéquation. Vivre devient alors une tension permanente entre ce que l’on cherche à saisir et ce qui nous échappe toujours.
Ce numéro interroge ces multiples facettes du sentiment de la vie : entre intensité et effacement, entre excès et absence. Il met en lumière les défis contemporains qui s’y rattachent et explore comment, dans une époque marquée à la fois par l’injonction à jouir et par un vide existentiel, il est possible de réinventer des formes de présence à soi et au monde. Éprouver le sentiment de la vie, loin d’être une évidence, est une création permanente, une quête singulière qui nous engage à explorer sans cesse nos désirs, nos failles, et notre rapport au réel.
Hervé Damase et Cécile Favreau de Rivals