Les 6, 7 et 8 novembre derniers, on pouvait voir sous un ciel d’un bleu éclatant, une longue file d’attente devant l’entrée de la Foire du livre de Brive.
Au stand des éditions Michèle, Philippe Bouret présentait le livre qu’il co-signe avec Élise Clément : Écrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive[1]. P. Bouret nous avait déjà offert, dans Lacan Quotidien, des entretiens avec des auteurs qu’il avait rencontrés à la Foire du livre ces dernières années. Cette nouvelle série d’entretiens, longs, s’inscrit dans le droit fil des précédents, fil qui se dégage nettement quand P. Bouret, répondant à la journaliste qui l’interroge sur ce qui l’a orienté vers ces entretiens, indique qu’il a pris appui sur l’enseignement de Jacques Lacan dans son « Hommage fait à Marguerite Duras »[2] quant au savoir de l’artiste.
Les rencontres de P. Bouret et d’É. Clément avec ceux que Philippe Lacadée nomme, dans sa préface de l’ouvrage, des « artistes de la langue » – ils ne font pas tous profession d’écrivain – sont chaque fois singulières, elles ont leur cadre, leur style, leur ton. De la richesse de ces entretiens, des fulgurances, surprises, résonnances qui les traversent, nous ne dégagerons ici que quelques points vifs.
Ainsi c’est par une question sur le rapport que Danièle Sallenave, présidente de la Foire du livre 2015, entretient avec les mystiques, que P. Bouret ouvre la voie à une réflexion sur le lien qu’elle établit entre expérience mystique et expérience de l’écriture. Pour elle, « l’expérience mystique vient forcer la langue, la tordre, et la contraindre […] à devenir flamboyante, incroyablement puissante »[3]. « J’aide la langue à se déployer. Oui, c’est ça, écrire, c’est aider le langage à se déployer. »[4] Suivre son articulation peut conduire à cette idée que le déploiement de la langue à partir d’un « noyau concentré de langage »[5], c’est le mouvement de la vie même. En ce sens, on pourrait mettre en série, écrire, parler, vivre et… lire.
Ces propos résonnent avec ceux de Marie Gaston, dans le dernier entretien du livre, quand elle énonce : « L’écrivain joue avec les mots, avec leur musique. Jouir et jouer ne sont pas très éloignés, ni pour l’oreille ni pour les sens. Les mots, s’ils restaient nus, n’auraient aucune vie. »[6] M. Gaston, enfant, s’était inventé des compagnons imaginaires, puis elle écrivit de la poésie avant de passer toute une vie comme attachée d’administration et se tourner vers le roman dans la continuité du désir de transmettre qui était celui de sa grand-mère maternelle analphabète.
Grichka Bogdanoff nous livre la rencontre que lui et son frère jumeau Igor firent d’abord avec l’enseignement de Lacan, puis avec Lacan lui-même, qui les reçut pendant plusieurs mois une fois par semaine. Sans qu’il se soit agi à proprement parler d’une analyse, il y eut effets d’interprétation et les énoncés que leur adressa Lacan les ré-orientèrent dans leur vie personnelle et dans leurs questionnements de chercheurs. Il faut lire le témoignage très vivant de ces rencontres dont P. Bouret se fait, avec talent, le passeur.
Alain Rey nous enseigne la distinction qu’il fait entre l’amour de la langue et l’amour de l’usage de la langue dont il témoigne par le souvenir de l’enfant lecteur acharné qu’il fut, dès qu’il sut lire : à l’âge de neuf ou dix ans, il lut Dante, sans en comprendre le sens. Une jouissance au-delà du sens apparaît là en jeu, qu’A. Rey définit comme celle d’une « mise en rapport des systèmes de signes les uns avec les autres, entre l’écriture dégageant une musique et dégageant aussi une représentation plastique »[7]. N’est-ce pas de cette rencontre avec la jouissance au-delà du sens des mots que provient le vif souci d’A. Rey que « le dictionnaire garde un souffle de vie »[8] ?
On lira avec beaucoup d’intérêt ce que nous transmet Benoît Jacquot de son travail avec les acteurs, de la manière dont il les dirige, l’étonnement qui le surprend de saisir, des années après, d’où lui est venue l’idée de demander à une cantatrice de chanter pieds-nus dans la Traviata qu’il a mise en scène à l’Opéra Bastille en 2014. Sur ce point, presque en écho, Maria de Medeiros témoigne de cette expérience d’avoir ôté ses chaussures à la demande de Brigitte Jaques-Wajeman la dirigeant dans le film de B. Jacquot Elvire Jouvet 40, expérience dont elle dit : « il y a le contact des pieds nus sur le sol et tout à coup, le corps est là. C’est avec cette arrivée du corps que l’on peut atteindre cet état de viduité que l’on peut identifier à une part de l’inconscient. C’est ce qui permet à l’inconscient de parler »[9]. Mais avec M. de Medeiros il sera aussi question de son activité artistique multiforme, de comédienne, réalisatrice de films documentaires et chanteuse. Elle situe très précisément deux rencontres qui seront déterminantes dans son orientation artistique et son engagement antifasciste et pour les femmes : son professeur de philosophie qui lui fait découvrir le théâtre et, plus tôt, le film Rome ville ouverte que ses parents l’emmenèrent voir alors qu’elle n’avait que six ou sept ans, et dont elle dit qu’il a produit sur elle un effet « plus que traumatique »[10] comparable à celui d’un vaccin.
Avec François Regnault, c’est dans le bouillonnement intellectuel des années soixante que nous entrons. Nous assistons à la rencontre des philosophes avec la psychanalyse par le biais du séminaire que Lacan a tenu rue d’Ulm à l’invitation de Louis Althusser. Puis nous suivons le travail protéiforme de F. Regnault pour le théâtre, sa collaboration avec Patrice Chéraut, Brigitte Jacques-Wajeman, Jean-Claude Milner, travail qui prend sa source dès l’enfance dans les liens de sa famille avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud et s’articule avec son intérêt pour la psychanalyse et son analyse personnelle avec Lacan.
Ce que Marc Pautrel nomme « graphomanie », ne le nommerions-nous pas, après Freud, sublimation ? Lisons ce qu’il dit : « quand je réussis à écrire précisément ce que je ressens, parce que mon émotion et ma pensée et mon langage ne font plus qu’un, alors quel que soit le sujet dont je parle, je suis heureux, je suis heureux d’écrire parce que la transmutation a lieu, comme en alchimie : un certain type de matériau change soudain de substance »[11]. Devenir écrivain correspond au moment où ce qu’il a écrit est lu par d’autres, « où c’est reçu et compris »[12].
Sommes-nous dans un autre type d’entretien quand nous abordons celui d’É. Clément avec Clotilde Leguil ? Il me semble que nous entrons là davantage dans une conversation où C. Leguil revisite son parcours, de l’étude et la réflexion philosophique à la rencontre avec la psychanalyse. L’abord d’une question concernant son être-femme s’en est trouvé radicalement transformé et du même coup s’est dégagé un champ d’exploration plus vaste, qui s’articule à l’expérience de l’analyse et que résume ainsi C. Leguil : « Écrire cela vient d’un tourment, d’un conflit, d’un moment où j’ai l’impression que quelque chose n’est pas entendu. »[13] Un peu plus loin elle précise : « ce qui me donne envie d’écrire, à chaque fois, c’est de ne pas laisser les discours totalisants effacer la dimension du sujet »[14].
Enfin, je conclurai par l’entretien de P. Bouret avec Louise L. Lambrichs. En effet, avec elle nous abordons plus directement le champ du réel qui résiste, qui fait obstacle à la joie qu’ont évoquée D. Sallenave et G. Bogdanoff, à l’humour, à la gaieté ou à l’allégresse présents chez d’autres. L.L. Lambrichs ne nous parle pas uniquement de son travail d’élucidation, de transmission de ce qu’elle a saisi du génocide commis dans l’ex-Yougoslavie, et ce propos : « Je crains que, malgré les apparences qui nourrissent tant d’illusions, l’Europe bien pensante actuelle ne soit toujours pas sortie du nazisme. Mais comment en rendre nos contemporains conscients ? »[15] ne résonne-t-il pas comme une invitation à poursuivre l’enquête sur notre réel du XXIe siècle ?
[1] Bouret P., Clément É. (avec la complicité de), Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, Paris, éditions Michèle, coll. Entretiens, 2015. Préface de P. Lacadée.
[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2005, p. 191-197.
[3] Bouret P., Clément É., Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, op. cit. p. 26.
[4] Ibid., p. 28.
[5] Ibid., p. 29.
[6] Ibid., p. 290.
[7] Ibid., p. 92.
[8] Ibid., p. 101.
[9] Ibid., p. 233.
[10] Ibid., p. 225.
[11] Ibid., p. 207.
[12] Ibid., p. 217.
[13] Ibid., p. 165.
[14] Ibid., p. 181.
[15] Ibid., p. 279.