La haine est « le seul sentiment lucide1 », selon Lacan – elle implique, autrement dit, un rapport à un certain savoir. C’est un de ces savoirs cruels que la psychanalyse a révélé : il est exorbitant d’exiger d’un parlêtre qu’il aime son prochain comme lui-même2. La figure de l’autre émerge de fait sur fond de haine. Le harcèlement scolaire en donne la preuve criante – l’enfance ne fait pas l’innocence. Mais cette lucidité de la haine est circonscrite au rapport à l’autre, « à la jonction de l’imaginaire et du réel3 », hors symbolique. Les phénomènes de harcèlement prospèrent aux interstices où le Nom-du-Père n’opère pas, ou pas bien, ou pas encore.
Ce savoir dont la haine est porteuse ne relève donc pas de la dialectique signifiante, il reste en deçà de son articulation, fixe et immobile – à moins d’un passage à la limite symbolique. Son ressort est celui de la connaissance paranoïaque, aux sources primitives du moi. Il y a néanmoins un nuancier des haines qui porte à conséquence quant à leurs destins. En effet, Lacan souligne que la haine est une passion de l’être depuis le Séminaire sur les écrits techniques de Freud jusqu’au Séminaire Encore4. C’est dans ce dernier Séminaire qu’il introduit le néologisme d’hainamoration5. Il reprend l’anecdote de Saint Augustin qui observe un tout-petit pâlir de jalousie en regardant avec amertume son frère de lait au sein, afin de différencier deux types de haine : la haine « solide » qui vise l’être de l’autre et la « haine jalouse6 » qui envie l’avoir de l’autre. Or, « est-ce que l’avoir, c’est l’être ?7 », demande Lacan.
En effet, dans le cas de la jalouissance, Lacan souligne la prise possible dans une articulation signifiante du fait de l’entrée en jeu de l’objet a, déjà « semblant d’être » : « Heureusement que c’est la jouissance substitutive première, […] le désir évoqué d’une métonymie qui s’inscrit d’une demande supposée, adressée à l’Autre, de ce noyau de ce que j’ai appelé Ding.8 » Ici cette part de la jouissance intime autant qu’étrangère qui habite l’être parlant a chance de pouvoir se traiter. En revanche, pour la haine que « provoque9 » l’être même, l’exercice du signifiant ne prend pas das Ding sous cette forme de l’objet a dans les défilés de la demande, insatisfaite de structure, qui ouvre dès lors à la division. Le harcèlement témoigne d’un autre usage du signifiant, celui de la désignation d’un trait, d’une nomination de l’infâme dans l’autre qui exonère celui qui en est l’agent de tout traitement de cette jouissance mauvaise en lui-même. Elle est attribuée à l’autre sans l’interface de l’objet a qui introduit à la syntaxe du fantasme, à ses conjugaisons multiples qui peuvent donner lieu à l’assomption d’une responsabilité quant à cette jouissance.
Le harcèlement fait ainsi usage de l’insulte au point précis de la difficulté à soutenir son existence, accompagnée d’ailleurs le plus souvent d’injonctions à s’éjecter, prenant parfois l’horrible expression d’un pousse-au-suicide. Il fait appel chez sa victime à la haine de soi10. « Rien ne concentre plus de haine que ce dire où se situe l’ex-sistence11 », indique Lacan.
Un nouveau type de harcèlement est apparu avec les possibilités offertes par le numérique et les réseaux sociaux, qui concrétise de façon inquiétante cette haine de soi. C’est le terrible suicide d’une adolescente britannique en 201312 qui l’a mis au jour. Il s’est avéré qu’elle était elle-même l’auteur des messages de haine à son endroit la poussant à cet acte, par l’usage de comptes d’une plateforme qu’elle utilisait, sous d’autres identités. Ce fait divers a donné lieu à plusieurs études13 indiquant que 6 à 9 % des adolescents américains auraient pratiqué au moins une fois ou pratiqueraient régulièrement cet « auto-harcèlement », appelé également « syndrome de Münchhausen par internet ». Selon les adolescents interrogés sur les causes de cette pratique, elle s’apparente dans la plupart des cas à un appel à l’aide. C’est en effet un montage qui donne à voir la difficulté d’exister aux autres, réels, qui assistent à ce déchaînement de haine, et pourraient intervenir pour le stopper ou défendre la victime supposée. C’est alors l’appel à un dire de l’autre qui donnerait valeur à son existence – autrement dit, c’est une demande d’amour.
Ce registre de la haine « solide » qui se fonde toujours de la haine de soi au point de l’ex-sistence « ne relève pas du plan dont s’articule la prise du savoir inconscient14 », au contraire de l’amour dont Lacan propose une définition inédite dans Encore : « Tout amour se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients. » Il précise que ce savoir concerne la prise en compte chez le partenaire de la « marque […] de son exil du rapport sexuel »15. Il s’agit donc ici d’un savoir troué, témoignant d’un impossible, contrairement au savoir solide de la haine qui fait de l’altérité à soi-même un bouchon. C’est là que réside pour le parlêtre le choix éthique fondamental : il y a un « savoir en plus de l’être, et [c’est] pour lui sa petite chance d’aller à l’Autre. 16 »
Caroline Leduc
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 104.
[2] Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1981, p. 64-65.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 297-298.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller Paris, Seuil, 1975, p. 91.
[5] Ibid., p. 84.
[6] Ibid., p. 91.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Cf. ibid.
[10] Cf. « [A]u fond de l’homme, la haine de soi », Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 108.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 110.
[12] Cf. Ottavi M., « Autoflagellation numérique. Un nouveau mal adolescent. », Libération, 24 novembre 2017, disponible sur internet.
[13] Voir par exemple https://www.jahonline.org/article/S1054-139X(17)30313-0/abstract.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 132.
[15] Ibid., p. 131-132.
[16] Ibid., p. 110.