La clinique change, c’est un fait. Les symptômes névrotiques classiques et les manifestations des formations de l’inconscient se font plus rares. Les signifiants à tout faire du discours du maître contemporain – « dépression », « burn out », quand ils ne sont pas réduits à des acronymes tels « TDAH » ou « TSA » – s’imposent. Malgré leurs promesses de bonheur et de complétude, les thérapies comportementales et neuro – dont la modernité consiste à renouveler les impasses de l’ego psychology – échouent à cerner le malaise dans la civilisation contemporaine.
Lacan enjoignait le psychanalyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque[1] ». Misant sur le désir, ne cédant pas un pouce à ce contexte, Jean-Pierre Deffieux répond à la « détresse de la clinique psychiatrique[2] » par la vivacité des concepts. C’est peu dire que son dernier ouvrage amène un vent frais inattendu pour aborder la clinique aujourd’hui. Le succès de sa récente présentation, par l’auteur, lors d’une matinée clinique à Marseille, en témoigne.
Homo contemporaneus ?
Parmi les grandes tendances actuelles que repère la psychanalyse, la chute de l’Autre enseigne quant à la précarité symbolique dans laquelle est laissé le sujet contemporain. La « montée au zénith social de l’objet a[3] », qui en est corrélative, le livre à un « isolement dans [sa] jouissance[4] ». Sous les apparences d’une liberté toujours plus grande, se multiplient les formes nouvelles du couple, de la famille, de l’identité, de la sexualité. L’itération addictive répond au vide de désir.
Alors, les repères cliniques référés au phallus doivent être mis en tension avec l’abord continuiste lacanien. Les repères structuraux demeurent une solide boussole, à l’heure où une orientation clinique décidée se fait plus qu’indispensable. Néanmoins, les traits cliniques d’une structure ne suffisent plus à conclure. Ainsi, ne rencontre-t-on pas des traits pervers dans le fantasme du névrosé ? À partir du cas clinique d’un patient reçu en institution, entre symptômes obsessionnels et mélancoliques, J.-P. Deffieux démontre la nécessité impérieuse d’une clinique du détail, seule utile au clinicien confronté à l’indécision. De cette difficulté, J.-P. Deffieux construit un opérateur, un outil : le concept de « néo-névroses[5] ».
Cette rigueur clinique apparaît d’autant plus utile dans le repérage des formes contemporaines de la paranoïa, qui ne prennent plus les formes extraordinaires d’autrefois. L’ouvrage réactualise le trésor clinique de la psychiatrie classique, à partir des descriptions cliniques de Sérieux et Capgras, malheureusement aujourd’hui oubliées. Car, comme nous prévient J.-P. Deffieux, « la paranoïa, […] de plus en plus présente, mais ignorée, refusée, évitée, déniée[6] » n’est pas étrangère aux bouleversements du monde contemporain.
Ce ne sont ici que quelques éléments témoignant des apports cruciaux de cet ouvrage à la clinique contemporaine, dont il renouvelle la sémiologie. Mais son originalité ne pourrait se résumer à cette dimension, cet ouvrage nous offrant rien moins qu’une lecture lacanienne de la culture de notre monde. Il invite à découvrir poètes et artistes contemporains par autant de pépites qui percutent le lecteur. Ainsi, le pari plus que réussi de ce livre mise sur une dimension fondamentale de la psychanalyse : sa subversion.
Quentin Meynaud
[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[2] Deffieux J.-P., La Clinique du présent avec Jacques Lacan, Paris, Le Champ Freudien, Coll. Le Paon, 2024, p. 13.
[3] Miller J.-A., avec Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses Comités d’éthique » (1996 – 1997), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 27 novembre 1996, inédit.
[4] Ibid.
[5] Deffieux J.-P., La Clinique du présent…, op. cit., p. 143.
[6] Ibid., p. 11.