« L’incident avec M. K… – la déclaration suivie d’un affront – fournissait à notre malade Dora le traumatisme psychique que Breuer et moi avions, dans le temps, affirmé être la condition préalable indispensable à la formation d’un état hystérique. » [1]
Freud fait référence à la scène dite du lac. Dora aurait été traumatisée par la déclaration que lui a faite Mr K. et par l’affront qui a suivi : personne ne l’a crue quand elle a raconté cette scène, Mr K. l’a niée et a mis cela sur le compte de l’imagination de Dora. Son père, quant à lui, a considéré qu’elle avait été victime d’une fiction qui s’était imposée à elle. Après cet événement, l’état de Dora s’est aggravé : en plus des symptômes apparus dès l’enfance, elle devient dépressive, irritable et a des idées suicidaires dont elle fait part dans une lettre découverte par ses parents. De plus, elle ne supporte plus la relation de son père et de Mme K. alors qu’elle la soutenait jusque-là. Son père décide de l’amener chez Freud.
Au cours de l’analyse du second rêve fait par Dora pendant la cure, Freud repère un autre élément. Il insiste pour avoir des détails sur cette scène et apprend que Dora a giflé Mr K. après qu’il lui ait dit : « Vous savez que ma femme n’est rien pour moi » [2]. Une note de Freud indique : « Ces paroles vont nous fournir la solution de l’énigme. » [3] Dora, en bonne hystérique, anime le désir de savoir de Freud qui l’interroge. Il apprend que Mr K. avait dit la même phrase à une jeune gouvernante à laquelle il avait fait des avances et que la jeune fille avait raconté cette scène à Dora. Là se situerait l’affront. D’après Freud, Dora n’a pas été offensée par les sollicitations de Mr K., mais s’est sentie traitée comme une domestique. Une note est ajoutée par Freud [4] : le père de Dora avait employé la même phrase en parlant de sa femme, ce qui réduit l’importance accordée à la gouvernante. C’est ainsi que ces deux hommes, non initiés « aux bonnes manières » [5], parlent de leurs femmes.
Lacan, dans son Séminaire sur La Relation d’objet, élèvera ce trauma à la dimension de l’attentat. Même s’il n’en parle pas en ces termes à propos de Dora, l’attention qu’il porte sur la fonction du voile nous incite à prendre en compte l’effraction que comporte sa levée. À cette effraction, c’est par la gifle donnée à Mr K. que Dora a répondu.
Dora, pour mettre en forme sa question « qu’est ce qu’une femme ? », a à sa disposition le quatuor constitué de son père, Mme K., Mr K. et elle-même. Qu’est ce que son père aime au-delà d’elle en Mme K ? Qu’est ce que Mr. K. aime au-delà de sa femme chez Dora ? Cet au-delà inatteignable l’intéresse et reste voilé dans l’utilisation qu’elle fait de ce quatuor : aimée par son père, elle est le voile qui recouvre l’amour de son père pour Mme K. ; et Mme K., censée être quelque chose pour Mr K., est le voile qui recouvre l’amour de Mr K. pour Dora [6]. Ce qui est voilé, c’est le vide, l’absence du signifiant de La Femme. La femme a une affinité avec le semblant qui fait croire qu’il y a quelque chose là où il n’y a pas.
La phrase de Mr K., traduite par Lacan, du côté de ma femme « il n’y a rien » [7], rabat ce rien sur le voile qu’était Mme K. Le voile déchiré fait surgir le vide et fait chuter Mr K. de son statut d’homme : sa femme n’est pas le phallus comme signifiant du désir et Dora ne peut trouver son être de signifiance qu’elle attend de la parole de cet homme.
Laure Naveau nous l’a démontré avec pertinence dans son texte sur « La pudeur et le voile » : « L’attentat sexuel ne concerne pas que les corps, il concerne aussi les mots et les phrases, soit un certain usage de la parole, qui ravale, qui blesse, qui diffame » [8].
Il n’est pas étonnant que Dora soit dépressive après cette scène dans laquelle a été dépréciée la femme qui représentait pour elle l’énigme de la féminité. Et ne peut-on pas voir dans l’appendicite survenue neuf mois après – interprétée comme un équivalent de grossesse par Dora qui y voit le lien par quoi elle reste nouée à Mr K. – le ravalement de la femme en tant que mère ?
Freud se demande s’il n’aurait pas dû, pour empêcher que Dora ne le quitte, exagérer la valeur qu’avait pour lui sa présence [9], ce semblant aurait sans doute été nécessaire.
[1] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 17.
[2] Ibid., p. 73.
[3] Ibid., note 2, p. 73.
[4] Ibid., note 1, p. 80.
[5] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 562.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 143.
[7] Ibid.
[8] Naveau L., « La pudeur et le voile », DESaCORPS, n°4, 12 juin 2020, publication en ligne (attentatsexuel.com).
[9] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », op. cit., p. 82.