Le réseau est certes un signifiant-maître de notre temps, c’est-à-dire de l’âge de la science *. Son emploi s’est en effet imposé dès le début de l’ère industrielle, et il a été théorisé tout spécialement par Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon, petit cousin éloigné du Duc de Saint Simon, le célèbre mémorialiste de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence. Sur les ruines de l’Ancien Régime férocement dépeint par celui-ci, Saint-Simon voit poindre un monde nouveau, le monde industriel (néologisme dû à sa plume) dont il va beaucoup contribuer à dessiner les avenues, qu’il formule en termes de réseaux.
L’argent, le transport, le savoir – réseaux financier (crédit), réseaux de communication (routes, chemins de fer, voies navigables, gaz, électricité), réseaux d’enseignement –, tels sont les trois axes essentiels théorisés par Saint-Simon, à partir d’une même métaphore matricielle : celle de l’organisme. Les flux financiers, la circulation des marchandises, et la diffusion des savoirs et des techniques sont pensés à l’image de la circulation sanguine qui irrigue les diverses parties de l’organisme et du système nerveux qui le parcourt et l’informe. L’usage du mot réseau s’est d’ailleurs introduit d’abord dans le domaine de la physiologie, pour désigner les réseaux sanguin ou nerveux.
Le nouveau monde que Saint-Simon voit advenir – et la société qu’il institue – est donc pensé comme un corps, un tout organique et organisé par ce maillage réticulaire, dont la clé de voûte est la circulation. La circulation figure l’harmonie invisible du tout comme le cercle symbolise la perfection et le recommencement. Le réseau et l’infinie variété de ses connexions donne sens à cette harmonie et sa rationalité latente. Et la qualité d’une organisation sociale est proportionnelle à sa capacité à offrir des réseaux pour la circulation généralisée des flux qui la constituent et lui donnent vie.
L’influence de Saint-Simon et celle de ses disciples ne saurait être mésestimée. Multiforme, elle a irrigué, implicitement ou explicitement, tous les grands courants de conception du corps social depuis deux siècles, du socialisme de Proudhon ou Marx, d’Auguste Comte (qui fut son secrétaire) à Durkheim, fondateur de la sociologie, de l’historien Augustin Thierry (avec qui il rêve d’un Parlement européen) jusqu’à Isaiah Berlin, Hayek, théoricien du néolibéralisme économique contemporain ou Pierre Rosanvallon. En France, l’École Polytechnique a été et est encore un temple du saint simonisme1.
Les effets de cette philosophie du réseau, pour reprendre le terme avancé par Pierre Musso, qui a consacré plusieurs ouvrages à Saint-Simon et sa postérité, sont toujours vivaces. Et c’est sans doute dans le domaine de la santé qu’on peut aujourd’hui le mieux en prendre la mesure. Il y a un siècle, les politiques de santé publique visaient essentiellement à contenir les épidémies : tuberculose ou maladies vénériennes ! Et pour ceux qu’on nommait les « aliénés », c’était l’asile. Aujourd’hui, en matière de santé mentale, les réformes se sont succédées qui toutes convergent vers le même idéal d’un circuit et d’un réseau de soins à travers lequel la prévention, le traitement, ambulatoire ou résidentiel, la réhabilitation et la réinsertion socio-professionnelle assureraient la couverture efficace des situations les plus diverses. Avec quel succès ? En vérité, la question de savoir quels sont les effets sur les sujets de ces dispositifs – circuit thérapeutique, réseau de soins – est secondaire. L’objectif d’un circuit, c’est d’abord que ça tourne, que le réseau soit opérationnel, que ça circule sans embouteillages. C’est, au plus simple, la structure du discours du maître.
Reste que les nobles ambitions affichées se heurtent bien entendu à plus d’un obstacle, je ne l’apprends pas à cette assemblée. La réaction thérapeutique négative a encore de l’avenir dans un monde auquel s’adapter n’a déjà souvent que trop coûté à bien des sujets, un monde où le rêve saint simonien de progrès, voire de salut par la science s’est surtout soldé par cette formidable galère sociale dans laquelle se lézarde l’être de l’homme « affranchi » de la société moderne, comme Lacan le formulait dès mai19482.
Quand, vingt ans plus tard, dans son Séminaire L’envers de la psychanalyse, Lacan formalise le discours analytique, il tente d’apporter sa réponse à ce malaise croissant dans la civilisation. L’envers de la psychanalyse, c’est le discours du maître, que la révolte étudiante de Mai 68 a ébranlé. Le discours psychanalytique, dit-il, en s’adressant le 3 décembre 1969 aux étudiants du Centre universitaire de Vincennes, « complète le cercle qui pourrait peut-être vous permettre de situer ce contre quoi exactement vous vous révoltez »3.
C’est que le discours universitaire, qui est un avatar du discours du maître, met en place une nouvelle tyrannie, celle du savoir, un savoir disjoint de toute vérité, un savoir qui ne se veut en aucune façon troué, un Tout savoir que Lacan repère à l’œuvre en particulier sous la forme de la bureaucratie aveugle en Union soviétique. Le discours universitaire n’est pas à l’œuvre seulement dans les établissements universitaires. Plus généralement, Lacan considère comme la forme immanente la plus générale du politique, cette idée que le savoir puisse faire totalité. « L’idée imaginaire du tout telle qu’elle est donnée par le corps, comme s’appuyant sur la bonne forme de la satisfaction, sur ce qui, à la limite, fait sphère, a toujours été utilisée dans la politique, par le parti de la prêcherie politique. [nous retrouvons ici la métaphore saint simonienne de l’organisme] Quoi de plus beau, mais aussi quoi de moins ouvert ? Quoi qui ressemble plus à la clôture de la satisfaction ? »
Et Lacan d’enchaîner : « La collusion de cette image avec l’idée de la satisfaction, c’est ce contre quoi nous avons à lutter chaque fois que nous rencontrons quelque chose qui fait nœud dans le travail dont il s’agit, celui de la mise à jour par les voies de l’inconscient. »4
C’est par ces voies du travail analytique que pourrait être éclairé ce contre quoi se soulèvent les étudiants en France et un peu partout en Europe en cette même année 68, cette nouvelle tyrannie du savoir, opacifiant ce qu’il en est de la vérité du désir. Telle est donc une des faces de la tâche politique de la psychanalyse, et du « devoir qui lui revient en notre monde »5, selon le mot de Lacan en son « Acte de fondation » de l’EFP.
Les politiques bureaucratiques de santé mentale, telles qu’elles se mettent en place mondialement, s’inscrivent dans ce fantasme d’un savoir-totalité. Et à cet égard, l’usage du signifiant réseau retient, comme le disait É.Laurent dans un texte préparatoire au Congrès Pipol 96, texte épinglé par Th. Van de Wijngaert voici quelques jours : « Le réseau est le mot magique, le schibboleth qui permet du point de vue du discours du maître d’articuler des individus, quelles que soient leurs pratiques, publiques ou privées, en groupe, en procession dans un discours commun. (…) La tâche du discours du maître est d’installer ses réseaux. La nôtre est d’apprendre que chacun s’y sente seul. »
Que chacun s’y sente seul, autrement dit s’en excepte. L’exception s’oppose au réseau, comme à la règle, dont c’est la nature que de ne pas souffrir l’exception, comme disait joliment Jean-Luc Godard, retournant sur elle-même l’idée reçue que celle-ci confirme la règle.
Décompléter le réseau de soins dont l’offre lui est faite, c’est à quoi, avec une ironie féroce, se voue quelqu’un qui vient régulièrement me tenir au parfum de ce qu’il appelle son enquête. Pas un service de santé mentale où il n’ait sollicité un rendez-vous, pas un lieu d’accueil qu’il n’ait visité, et rares les psychiatres, psychologues ou psychothérapeutes de tous poils qu’il n’ait rencontrés. À chaque fois pour vérifier leur inutilité, leur nullité, leur surdité, et surtout leur naïveté à lui proposer d’autres rendez-vous qu’il n’honorera pas, d’autres formes de traitement qu’il conchiera (comme il me le dit avec délectation) ou d’autres propositions d’aide sociale ou psychologique qu’il tient d’avance pour parfaitement vaines. À cette enquête plutôt ruineuse, il lui arrive de renoncer quelque temps, mais j’aurais grand tort de m’en réjouir, car il ne faut pas longtemps alors pour que j’en prenne plein la figure : je suis le plus nul de tous, le plus con, le plus débile, et c’est à mon tour d’être conchié sans ménagement, jusqu’à ce qu’il réapparaisse… pour me tenir au courant des nouvelles avancées de son enquête. Je dois dire que celle-ci me vaut quelques portraits haut en couleur ! Il m’a beaucoup inquiété le jour où il m’a annoncé avoir entrepris une tournée analogue parmi les dentistes, à laquelle il a renoncé, trouvant décidément plus de satisfaction dans sa grinçante enquête dans le secteur de la santé mentale.
Il est certes régulièrement indiqué, cliniquement souhaitable et socialement utile de pouvoir compter sur une forme de réseau à travers lequel un sujet peut trouver les points d’appui qui lui sont nécessaires. Nous sommes tous partie prenante de certains réseaux, qui nous constituent. L’Autre du langage est le réseau des réseaux. Distinguons donc le réseau ready made avec son protocole de soins formaté et foncièrement anonyme et le réseau tel que l’offre peut en être faite au sujet, pour qu’il s’en empare et la modèle à sa manière, se construisant ainsi un lieu d’inscription autant qu’un lieu d’adresse. Certes il faut aussi pour cela qu’existe une offre, celle qui fait l’horizon de la « pratique à plusieurs » telle que diverses institutions du Champ freudien s’y emploient. Ne perdons cependant pas de vue à cet égard qu’au départ, cette formule a été inspirée à Jacques-Alain Miller, comme Alfredo Zenoni me l’a rappelé récemment, à partir de l’invention d’un dispositif qui n’était pas du tout institutionnel, mais le fait d’une patiente que recevaient trois analystes à qui elle avait assigné des rôles respectifs bien précis qu’ils se sont employés à tenir !
Il est une autre forme historique de réseau faite pour retenir notre attention : la Résistance. Et je m’en voudrais de ne pas rappeler à cet égard un fait très significatif. Pendant la seconde guerre mondiale, les hôpitaux psychiatriques ont été abandonnés à leur sort. Les malades y mouraient de faim. Dans un de ces hôpitaux, à Saint-Alban dans le département de la Lozère, travaillait un médecin catalan, François Tosquelles. Cet hôpital, où en 1943 se réfugia notamment le poète Paul Eluard, devint un important foyer de résistance clandestine, et plus d’un malade prit une part active à celle-ci. C’est sur la base de cette expérience où Tosquelles avait pu réaliser la métamorphose de certains de ces patients dans ce contexte de la guerre, que naquit le mouvement de psychothérapie institutionnelle, qui allait ensuite se développer à partir de la clinique de La Borde avec Jean Oury, qui était un analysant de Lacan.
Pendant des années, La Borde fut comme le nom propre de la résistance à la psychiatrie traditionnelle ; c’était le lieu où la rencontre avec le fou n’était pas un vain mot, et l’ancêtre de la pratique à plusieurs. L’idée novatrice de Jean Oury était bien de faire en quelque sorte de l’institution un sujet. Il rêvait d’une institution qui serait par elle-même thérapeutique, dans la mesure où ceux qui y travaillent ne s’identifieraient pas moiïquement à leur fonction. C’était un terrain fertile pour une formation clinique orientée par la psychanalyse. Oury cependant n’entendit rien à la « Proposition d’Octobre » sur la passe. Le mot résistance s’entend de plus d’une manière. Dans son sens psychanalytique, Lacan situait celle-ci chez le psychanalyste plutôt que chez l’analysant.
C’est à cette date que certains se détournent plus ou moins résolument de lui, tels Piera Aulagnier et François Perrier, et que s’agitent les didacticiens indécrottables inquiets de la considération de Lacan pour la nouvelle audience que lui vaut son accueil à l’École Normale à l’invitation d’Althusser. Lacan persifle allègrement les réseaux et contr’réseaux qui se constituent autour de cette question de la passe : « Mais le réseau dont il s’agit est pour moi d’autre trame, de représenter l’expansion de l’acte psychanalytique », lance-t-il dans son « Discours à l’EFP » du 9 octobre 1967. « Mon discours, d’avoir retenu des sujets que n’y prépare pas l’expérience dont il s’autorise, prouve qu’il tient le coup d’induire ces sujets à se constituer de ses exigences logiques. »7
Allusion à l’intérêt éveillé par son enseignement à l’École Normale dans le cercle des Cahiers pour l’analyse, auquel il adresse son texte « La science et la vérité ».
Dans celui-ci, Lacan distingue quatre modalités de discours – magie, religion, science et psychanalyse – en regard des quatre causalités aristotéliciennes : cause efficiente, cause finale, cause formelle, cause matérielle. Dans le discours analytique, la cause est matérielle : c’est le signifiant, et le savoir est en position de vérité. De ce qui se trouve rejeté de la concaténation signifiante, l’objet a, l’analyste occupe la place.
Deux ans plus tard, Lacan remanie cette répartition, et la formalise en vertu des mêmes exigences logiques qui le rendent odieux à certains. Le logicien est odieux au monde : Lacan rappelle volontiers ce dit d’Abélard. Ces exigences logiques se croisent à présent avec la référence appuyée à Marx. L’objet a est objet plus-de-jouir, formule décalquée sur le terme marxiste de plus-value. L’exigence logique se conjugue à une exigence politique, sollicitée par la sympathie de Lacan pour la révolte étudiante.
À l’heure où sur la scène du monde, la post-vérité se pavane avec obscénité, le discours analytique tient du puits où la vérité se réfugiait selon Démocrite. Mais tous ces repères sont d’une formidable actualité.
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* Texte issu de la journée organisée par l’ACF-Belgique en collaboration avec la FIPA sous le titre « Le réseau et l’exception », le samedi 19 janvier 2019.
1 L’oeuvre de Saint-Simon n’a guère fait l’objet de rééditions récentes. Un certain nombre de ses ouvrages sont cependant consultables par e-book. On peut se faire une idée assez précise de l’influence de Saint-Simon à travers les livres de Pierre Musso. Voir en particulier : Saint-Simon et le saint-simonisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1999 ou La religion du monde industriel, La Tour d’Aigues, éd.de l’Aube, 2006.
2 Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 240.
4 Ibid., p. 33.
5 Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.
6 Pipol 9, 5e Congrès Européen de Psychanalyse, « L’inconscient et le cerveau : rien en commun », 13 et 14 juillet 2019, Bruxelles.
7 Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 268-267.