La figure de Moïse poursuivit Freud « toute sa longue vie. »[1] Cet intérêt avait déjà trouvé à s’exprimer dans son essai sur la célèbre statue de Michel-Ange publié anonymement en 1914. Au début des années 1930, face aux nouvelles persécutions, cet intérêt pour Moïse revint avec force.
Rodolphe Gerber rappelait que L’homme Moïse n’aurait probablement pas vu le jour s’il n’y avait pas eu le Moïse d’Ernst Sellin, éminent exégète protestant. Ce fut dans les recherches bibliques de ce dernier que Freud trouva l’appui scientifique nécessaire pour soutenir qu’« au cœur de la religion d’Israël, il y a le meurtre du père fondateur de cette religion.»[2]
Ce meurtre refoulé du Grand Homme, décelé par Sellin chez le prophète Osée, apporta à Freud la clef qui lui permit de résoudre l’énigme de l’origine du monothéisme juif. Certes, Sellin n’affirmait pas que Moise fut égyptien. Ceci, c’était une construction de Freud. À cet égard, Lacan fit la remarque fondamentale qu’en procédant de la sorte, Freud extirpa toute racine raciale du monothéisme juif[3]. En outre, si Freud n’ignorait pas que les développements de Sellin relatifs au meurtre de Moïse étaient hasardeux, ils avaient néanmoins « tous les trais de la vraisemblance. »[4] La vraisemblance n’est pas nécessairement le vrai et la vérité n’est pas toujours vraisemblable[5]. Freud cherchait à se démarquer de la façon dont les scolastiques et les talmudistes abordaient les textes bibliques en faisant valoir que la vérité intéressant la psychanalyse appartient à un autre registre que celui de l’événement factuel.
Jacques-Alain Miller relevait que Freud eut besoin de Moïse pour rendre raison de la souveraineté du signifiant Un et qu’à travers le prisme lacanien, on aperçoit qu’aucun « Dieu est mort » ne saurait délivrer les êtres parlants du pouvoir qu’ont sur eux le signifiant Un[6]. Il n’est guère étonnant que Lacan ait repris l’interrogation sur le Moïse de Freud au moment où il introduisit les quatre discours dans L’envers de la psychanalyse. Lacan chercha à lire et commenter le livre de Sellin. Le 15 avril 1970, il invita André Caquot, éminent spécialiste de l’histoire et des civilisations sémitiques, pour présenter l’ouvrage auquel Freud s’était référé. Caquot ne décela aucune trace du meurtre de Moïse dans le livre d’Osée.
Rodolphe Gerber estime que le terme d’Entstellung, qui signifie changer l’aspect de quelque chose et aussi changer de place, est la notion-clé. Freud écrivait : « Dans bien des cas d’Entstellung de texte, nous pouvons nous attendre à trouver caché, ici ou là, l’élément réprimé et dénié même s’il est modifié et arraché de son contexte. Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces. »[7] La vérité de l’Enstelleung, c’est donc l’impossible effacement.
Freud a conçu, écrit et publié son Moise comme un défi. « J’ai passé toute ma longue vie à défendre ce que je considérais comme la vérité scientifique, même quand la chose était gênante et désagréable pour mon prochain. Il me faut donc prendre des risques. »[8] Nulle autre attitude ne sied à celui, qui sa vie durant, affronta la majorité compacte.
Ce texte est issu d’une soirée de la bibliothèque de l’ECF consacré une à la présentation du livre Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive d’Ernst Sellin, traduit et commenté par R. Gerber, Paris, Éditions du Félin, 2015. Soirée à écouter sur www.radiolacan.com/fr/topic/806/3.
[1] Lou Andreas Salomé : Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du Journal d’une année (1912-1913), Paris, Gallimard, 1970, p.254.
[2] Ernst Sellin, Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive, op.cit., p.70.
[3] Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion, op.cit., p. 38.
[4] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p.120.
[5] Ibid. p.80.
[6] J.-A. Miller « Psychanalyse, Religion », La Cause freudienne, n° 55, oct. 2003, Des Gays En Analyse ?, p.5.
[7] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, op.cit., p.115.
[8] Freud à Charles Singer, lettre du 31 octobre 1938, in Sigmund Freud, Correspondance 1873-1938, Paris, Gallimard, 1966, pp. 494-495.