À l’heure de l’évaluation généralisée et de la gouvernance technocratique des lieux de soins avec l’impact que celles-ci entraînent sur le désir des professionnels, quelle est, selon vous, l’importance pour les équipes psychiatriques de la pratique des présentations de malades ? Y a-t-il eu dans votre longue expérience des moments marquants dans ce sens ?
Avant de m’y engager moi-même, j’ai suivi les présentations de Lacan, puis j’en ai fait à Sainte-Anne et à l’hôpital Bégin, parfois au Val-de-Grâce avec Jacques-Alain Miller. Lorsque la possibilité des présentations s’est réouverte après le confinement, à la demande d’un service, nous avons eu la chance, avec Jean-Daniel Matet, de mettre en place une présentation là où auparavant elle n’existait pas. Du fait de cette pratique, nouvelle pour ce service, le transfert préalable qu’ils avaient à la psychanalyse s’est retrouvé renouvelé.
Il y a été alors question de tenir particulièrement compte des effets de retour de la présentation. Pour cela, il s’agit d’associer le maximum de personnes du service, de les inciter à poser des questions, de les inciter à réagir, de façon à avoir une idée de cet effet retour.
L’effet fondamental du retour d’une présentation, c’est dans les analyses qu’on peut l’entendre : faire une présentation et avoir de la part d’un analysant le témoignage de l’effet qu’elle a produit sur lui. Ceci arrive plutôt au niveau des participants de la Section clinique – ce qui est aussi très intéressant.
Pour en revenir aux équipes, dans la tradition de ce que faisait Lacan, je demande aux médecins – internes, praticiens hospitaliers – qui s’occupent de ces sujets de m’en parler avant. Comment les présentent-ils ? Pourquoi ont-ils pensé proposer à tel ou tel sujet d’utiliser ce dispositif clinique ? À la façon dont ils en parlent, s’entend ce qu’ils en attendent et, à la fois, ce qu’ils pensent de la présentation et de l’effet possible qu’elle peut produire.
On y mesure les attentes, les souhaits, les désirs, les appréhensions aussi, dont il nous faut tenir compte, aussi bien dans la façon avec laquelle on mène l’entretien avec le sujet psychotique que dans la discussion qui y fait suite. Car tout ce qui est dit aura un effet, qu’il s’agit d’anticiper. Il y a là un partenaire-auditoire qui est différencié : les équipes et les participants pris dans le transfert à la Section clinique ; ceux qui assistent depuis longtemps et ceux qui sont nouveaux. Tout cela fait partie de l’adresse de la présentation.
Pensez-vous qu’il y ait quelque chose dans le dispositif même qui produit un effet vivifiant ? Est-ce le savoir qui se dégage de « ne pas comprendre », le gai sçavoir, qui serait en cause ?
Il y a, dans votre question, une autre dimension : celle de l’intérêt de s’adresser à un sujet. Dans le cadre des présentations, ce sont des sujets hospitalisés pour des raisons très sérieuses, où le péril vital est souvent engagé. En général, lors de la présentation, le moment le plus aigu est à distance. Mais, pour un sujet mélancolique pour qui le risque suicidaire est présent, pour un sujet paranoïaque pour lequel le passage à l’acte est peut-être présent, pour un sujet érotomane, schizophrène, schizo-paranoïde… j’utilise des catégories cliniques, car le sujet est souvent d’abord appréhendé par ceux qui s’en occupent à partir d’une catégorie clinique – le savoir qu’on attend de lui est, si je puis dire, relatif à la catégorie clinique qu’il représente. Or, nous devons tenir compte de l’enseignement de Lacan, qui rappelle qu’un sujet d’une catégorie clinique n’est d’aucun enseignement pour un autre1.
S’il est utile à un certain niveau de savoir quelque chose de la mélancolie en général, des paraphrénies en général, des érotomanies en général – puisque les types cliniques, cela existe – , ce qui importe est la distance prise par rapport au type clinique : comment chaque sujet fait objection à rentrer dans une catégorie ; c’est l’objection du cas. C’est une question soulignée par J.-A. Miller dans son texte « Enseignements de la présentation de malades2 » et dans des textes plus récents. Cette orientation est présente chez Lacan dès ses premiers textes psychiatriques. Nous avons la chance d’avoir la réédition récente des Premiers écrits3 de Lacan – qui correspondent à son passage de la psychiatrie à la psychanalyse. On voit que ce qui intéresse le jeune Lacan, c’est ce qui, d’un cas, fait obstacle, c’est-à-dire la particularité du cas, ce qui fait qu’il ne rentre pas tout à fait dans la catégorie. Certes, on peut dire qu’il fait partie d’une catégorie, mais en l’interrogeant bien, en cherchant, on voit qu’il y a quelque chose qui, justement, ne rentre pas dans la catégorie. C’est cette particularité qui fait l’enseignement de ce cas. En quelque sorte, il y a le type clinique et il y a le sujet qui fait obstacle à être réduit au type clinique, formaté au type clinique.
La présentation a un effet, comme vous dites, « vivifiant ». J’aime bien ce terme, car il redonne vie à notre savoir. À partir de l’objection à la catégorie générale, l’examen de la particularité suppose d’avoir un dialogue précis avec le sujet que nous interrogeons, de faire apparaître quelque chose de son inconscient, même s’il est à ciel ouvert. Voilà ce qui donne, voire redonne vie à un savoir qui serait, sinon ossifié, un savoir qui serait déjà là, réduit à n’être que le savoir transmis – comme les mots, selon Mallarmé, transmis comme des jetons sur lesquels la valeur s’efface4. Là, il y a, au contraire, une valeur nouvelle qui est donnée à la fois à l’objection qu’est le sujet et à l’élargissement du type clinique. C’est une relation dialectique qui rappelle l’utilité des travaux de la clinique classique d’avant la clinique du médicament, d’avant la clinique contemporaine qui est une clinique statistique, d’avant la clinique du numérique qui est plus récente. La clinique du regard a construit la psychiatrie classique et jusqu’aux années 1930, au moment où Lacan y est passé, elle a produit des inventions cliniques comme la paranoïa sensitive, la paranoïa d’autopunition, etc.
Tout ce savoir a un intérêt, non pour être vénéré comme un savoir mort, une sorte de chose, comme l’on visite un musée (encore que, visiter un musée peut être très vivifiant quand on commente bien les tableaux, quand on en fait justement quelque chose de vivant), mais pour mieux situer la façon dont les cas, les sujets d’aujourd’hui font objection à ce savoir de façon renouvelée, par leur prise dans le discours contemporain et par le facteur culturel – car il y a toujours un facteur culturel dans le symptôme. Le facteur singulier, individuel, le facteur culturel, l’actualisation des discours permettent de redonner vie à notre savoir – un savoir qui est issu de l’interlocution avec le sujet.
Nous pouvons à la fois interroger le type clinique, la particularité qui y fait objection, la façon dont ces sujets sont situés dans le discours contemporain, la façon dont ils sont soignés, accompagnés, dont on leur permet de traverser des étapes aigües. C’est aussi d’un grand enseignement, à la fois pour les équipes et les participants de la Section clinique, lorsque nous arrivons à donner une profondeur de temps, à faire apparaître ce qu’est une vie, un destin, l’inscription d’un sujet dans sa propre histoire. Comme l’indique l’historien François Hartog, notre monde contemporain est pris dans le présentisme de la civilisation de la science5. On oublie la dimension que peut avoir ce qui était pris sur l’existence d’une vie – ce dont nos contemporains ont la nostalgie, avec le goût de biographies faisant apparaître cet effacement du courtermisme, du présentisme.
La présentation est aussi une occasion de redonner une dimension qui fait apercevoir combien il est utile d’avoir des systèmes de soin, combien le fait d’en avoir à sa disposition, de pouvoir en avoir l’appui, peut permettre à un sujet, tout au long de sa vie, selon les différents avatars que connaîtront ses souffrances, de traverser à un moment donné des états épouvantables, et d’en ressortir. Certes, transformé, mais d’en ressortir.
Faire apprécier aux participants de la présentation que lorsqu’ils auront, eux aussi, à accompagner des sujets pendant longtemps dans leur vie – en tant que psychanalystes ou psychothérapeutes (en général, ce ne sont pas des psychiatres) – il y aura des moments aigus. Eh bien, qu’ils voient que ces moments aigus se traversent et que cela fera un moment dans une vie.
Il s’agit de faire apprécier cette dimension-là, redonner du sens à une histoire, celle d’un sujet, tout en préservant la catégorie du hors-sens. Il s’agit de rétablir la dimension de trajet – puisque c’est l’acception originale du mot sens –, de redonner à cela la dignité d’un trajet.
Questions posées par Adriana Campos
[1] Cf. Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 557, « Ce qui relève de la même structure n’a pas forcément le même sens. […] Les sujets d’un type sont donc sans utilité pour les autres du même type ».
[2] Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », Ornicar ?, n°10, juillet 1977, p. 13-24.
[3] Lacan J., Premiers écrits, Paris, Seuil, 2023.
[4] Cf. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 801. « Si la séance elle-même ne s’instituait comme rupture dans un faux discours, disons dans ce que le discours réalise à se vider comme parole, à n’être plus que la monnaie à la frappe usée dont parle Mallarmé, qu’on se passe de main à main « en silence » ».
[5] Cf. Hartog F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.