Melle A, dix-neuf ans, vient au CPCT-parent car « elle ne comprend pas son fils » de deux ans ; précisément, elle ne comprend pas pourquoi il tape. Si ce comportement la laisse démunie, Melle A se révèle une mère attentive, observatrice et à la recherche d’un certain savoir-faire, non sans un accompagnement de proximité : elle est en effet accueillie en centre maternel1. Melle A témoigne d’emblée du réel auquel elle a à faire : « des choses de chez elle lui reviennent dans la tête », elle pleure et n’arrive pas à s’occuper de son fils, Faïel. Effet du dépôt, dès le 2ème entretien, elle dit que son fils a changé, il ne tape plus. Alors, elle s’historise.
Jusqu’à ses huit ans, Melle A vivait en France avec sa mère, puis, elles partent vivre à Mayotte où Melle A rencontre père et fratrie, qu’elle n’aime pas car ils veulent l’exploiter : « Certains ne me saluent même pas dans la rue, mais me demandent des services ou de l’argent. Je refuse. »
La maternité comme accident
Elle est revenue en France il y a trois ans. Melle A distingue ces deux mondes : Mayotte représente un univers dangereux En France, elle est « beaucoup plus tranquille », elle déplie : faire les courses avec des amies, bavarder sur le pas de la porte, préparer le repas avec d’autres mères du CM. Cependant, très vite les choses se retournent : le CM « c’est n’importe quoi », le veilleur vient l’écouter la nuit, la surveille, les autres filles la persécutent, on la force à faire des choses.
« Faïel est un accident » : elle « a su » à la 25ème semaine qu’elle attendait un enfant, même si elle s’en doutait avant : elle savait qu’on allait l’obliger à « l’enlever ». Or il « était là, avait poussé dans son corps », elle souhaitait le garder. Sa grossesse a été dure : sa sœur lui faisait faire du ménage et lui extorquait son argent. Melle A est cependant soutenue par son frère qui prend soin d’elle et la nourrit. C’est lui qui la confie au CM en l’extirpant des griffes de sa sœur.
Au dixième entretien, elle livre d’autres coordonnées de sa venue en France : « Faïel n’est pas le premier. J’ai déjà été enceinte à Mayotte ». Cette grossesse, cachée à sa mère, a été brutalement interrompue : Melle A s’interpose dans une bagarre et reçoit un coup. Elle perd l’enfant, est envahie par ce qu’elle nomme « la flemme » : « Ma mère voulait que je sorte, comme avant, mais je ne sortais plus, je restais dans mon lit. Je parlais très mal, j’étais agressive. Elle ne me supportait plus, elle m’a envoyée en France ». Le réel ayant fait effraction, nous pouvons supposer là un vacillement du sujet, voire un moment de débranchement. L’accident est un nom du réel pour elle.
D’un Autre qui l’oblige à s’obliger pour l’autre
Melle A se dit « perdue », on lui demande trop, il y a « trop de règles ». Alors parfois, elle explose, finit par partir, ce qui la calme. D’autres fois, elle reste chez elle, coupe son téléphone. Se lever le matin la fatigue, elle a mal au dos, froid aux mains, le travail est rude, personne ne prend soin d’elle Mais « au lycée, ils savent comment [l]’atteindre », il suffit de lui parler de sa responsabilité à l’égard de Faïel et elle « se calme instantanément », reprend le travail. Elle distingue les deux obligations qui s’imposent à elle : les demandes de l’école ou du CM, qui « l’obligent », et son fils auprès de qui elle a des obligations à tenir, ce qui l’anime. Je m’intéresse donc très précisément à son fils dans les entretiens, car Faïel est le point d’où elle tient et trouve consistance.
Elle fait longuement et souvent le récit d’embrouilles au CM, dont la logique se répète : un garçon qui la drague alors qu’il est avec une autre, et le déchaînement des autres filles à son égard, qui la traitent de pute. Elle s’en défend en appelant à la responsabilité du garçon : il est le père de tel enfant, donc l’homme de telle femme, il fait donc n’importe quoi. Elle s’appuie sur le règlement au CM : il ne faut pas d’histoire. Elle se répète également des phrases de sa mère : « quelqu’un qui ne te regarde pas en face est quelqu’un qui a peur de toi », « un voleur aime te voler mais n’aime pas être volé » ou « quelqu’un qui te manque de respect se manque de respect à lui même ». Il me semble que ces formules communes lui permettent de traiter le hors-sens, l’énigme de l’Autre. Ce miroir grammatical des phrases maternelles semble indiquer cependant l’impossible de la séparation, notamment d’avec sa mère.
Traitement de la voix tonitruante
Avec elle, il s’est d’abord agi de parvenir à couper dans son discours, d’y introduire des scansions. Sans me regarder, triturant ses vêtements, elle parlait vite, ne m’entendait pas. J’ai pris le parti de m’infiltrer dans ses petits silences et de parler très doucement, en peu de mots, pour organiser sa pensée et son monde. Je nomme sa position ou lui attribue un savoir-faire avec l’autre qui tempère l’effet de miroir : « Mais vous avez été maligne ! » lui dis-je après qu’elle me raconte comment elle s’est protégée d’un garçon par une volte-face ; ou « Vous n’avez rien à voir avec elle », quand elle s’embrouille en comparant une autre fille à elle même.
Il me semble que Melle A n’est pas séparée de la voix féroce ou mortifère. Ainsi, elle ne peut faire autrement que de répondre si son téléphone sonne pendant nos entretiens. Je tente de l’aider à couper. Mais elle me dira qu’avec sa mère, on ne peut pas couper comme ça. Celle-ci lui donne des ordres ou lui demande de l’argent mais sa voix se réduit pour elle à des pleurs ou à une exigence Donc Melle A ne sait pas ce qui se passe, cette voix reste un pur non sens. Quand son fils crie, ça lui rappelle « les cris à Mayotte », soit la voix maternelle : c’est de cette voix envahissante qu’il s’agit de se séparer, ce qui lui permettrait d’être moins confrontée à l’Autre.
« Qu’on prenne soin d’elle »
Melle A constate qu’il n’y a qu’au CPCT qu’elle parle d’elle. En dehors, elle est réticente à l’égard de l’Autre, en même temps qu’elle s’étaie sur les « règlements » et les conseils, qui lui sont nécessaires pour se situer. Elle se sert de certains de mes signifiants, ou cherche à bien dire sa pensée : son monde s’organise.
Je cherche dans le traitement à tempérer la jouissance, notamment celle de la voix. Cependant, lorsqu’elle temporise sa relation à l’autre, quelque chose de douloureux revient sur son corps. C’est ce qui se passe lors des moments où elle doit rencontrer des inconnus. Ce corps est le signe de l’angoisse face à l’Autre : l’issue est alors qu’on prenne soin d’elle. Qu’on s’occupe de son corps, notamment par le truchement de l’objet oral. Un fil est en effet apparu au cours du traitement : celui de l’objet oral, comme tamponnant l’objet voix. Ainsi, Melle A fait appel à l’attention de l’autre à son égard : son frère, le CM a trouvé comme astuce, pour la faire sortir de chez elle, de lui offrir gâteaux et coca, le seul lieu de stage où elle s’est trouvée bien « car on lui offrait des viennoiseries », ou encore l’épicerie du lycée et le fait d’y avoir un petit passe-droit pour des cafés ; la nourriture est ce autour de quoi elle fait lien social. Qu’on prenne soin d’elle, sans lui donner d’ordre, pour qu’elle puisse s’occuper d’elle et de son fils, en faisant une place particularisée à l’objet oral, objet maternel, semble une voie qui pourrait constituer un étayage enserrant à la fois le corps et le discours, la tenant à l’abri du réel envahissant.
1 Centre maternel : CM