Lors du Forum de Rome du 24 février dernier[1], nous avons pu constater que là où les États défaillent dans le traitement des laissés-pour-compte de notre temps, c’est la société civile qui vient combler ces manquements. Une panoplie d’associations à caractère non gouvernemental en Italie, investies dans le sauvetage et aux soins des migrants qui arrivent à ses frontières, a témoigné de son action : ONG, communautés religieuses, associations professionnels, enseignants, artistes et autres initiatives citoyennes. Tel est donc l’état des lieux : l’organisation en réseaux a pris le pas sur la gestion verticale des questions humanitaires.
La FIPA fédère un réseau d’institutions qui sont nées elles aussi à partir d’une défaillance étatique qui est apparu, au début des années 2000, comme une volonté d’imposer un trop de scientisme managérial dans le champ psy. Moins qu’à combler un manque, ces institutions s’emploient à creuser un trou dans les exigences tyranniques d’une civilisation qui, toujours sous couvert de bonnes intentions, installe un idéal vorace de normalité qui affole tout le monde et qui laisse en plan ceux qui n’arrivent pas ou qui résistent à y répondre.
Si le psychanalyste accueille les débranchés, les marginaux et tous ceux qui manquent à répondre aux exigences surmoïques de la civilisation, c’est que de par sa formation, il porte lui-même la marque d’un rebut de l’humanité[2]. Avoir accès à la singularité de son mode jouissance n’est pas le triomphe de la petite différence narcissique. Cela implique plutôt une chute qui fait du psychanalyste un « sans papiers » non intégré à l’ordre social.[3]
Mais de porter cette marque de rebut, le psychanalyste ne s’y identifie pas pour autant. « Plus on est de saints, plus on rit »[4], disait Lacan. La recherche du salut dans les formations de l’inconscient, c’est à dire dans les déchets du discours, est une grande tradition psychanalytique. Elle conduit le psychanalyste sur un chemin d’une bande de Moebius qui va de l’inconscient au social et retour. Les institutions de la FIPA lui permettent de rencontrer sur ce chemin des sujets débranchés qui incarnent avec leur corps la déchétisation. Cela va de l’enfant en décrochage scolaire, en passant par le geek qui substitue un rapport à l’écran au rapport à l’humanité, le SDF qui choisit ou pas sa condition et le migrant victime de grande Histoire.
Accueillir le débranché ne dit pas qu’on compatisse avec sa souffrance ni qu’on lui veuille du bien. Compatir avec la souffrance, c’est l’alimenter. Comme le souligne Jacques-Alain Miller, saint Martin ne s’est jamais inquiété de connaître la demande du mendiant à qui il a offert la moitié de son manteau. « Peut-être, dit-il après Lacan, au-delà du besoin de se vêtir, le mendiant mendie-t-il autre chose, que saint Martin le tue ou le baise ».[5] C’est que l’agent de la charité ne veut rien savoir de la jouissance, la sienne, et celle de la personne à qui il offre le salut par l’idéal. Le psychanalyste n’a pas de doute sur la jouissance. Il finira toujours par dire « Tu souffres ? et bien c’est parce qu’il y a jouissance. À toi de voir si tu veux la situer dans l’Autre, ou si tu peux l’assumer toi-même ».
[1] « L’étranger. Inquiétude subjective et malaise social dans le phénomène de l’immigration en Europe ». http://www.forumeuropeoroma.com/
[2] Lacan J., « Note italienne », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 308.
[3] Miller J.-A., « Le salut par les déchets », Mental, n° 24, avril 2010.
[4] Lacan J., « Télévision », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 520.
[5] Miller J.-A., « L’apologue de saint Martin et son manteau », Mental, n° 7, mars 2000.