Les Presses universitaires de Rennes publient la thèse soutenue par Stein Fossgard Grontoft en octobre 2015 au Département de psychanalyse de Paris VIII.
Le mérite de cette recherche est de mettre en évidence la permanence d’une question qui se pose tôt à Freud et continue d’être au travail chez le dernier Lacan comme chez nous-mêmes : celle d’une cause inconsciente – « cause dernière de toute activité »- et d’un registre de l’expérience humaine à laquelle Freud a donné le nom de pulsion.
Cette question insistante a sans cesse été remise en chantier par Freud comme par Lacan, au gré de l’évolution de la doctrine, dépendante de l’évolution de l’expérience clinique.
Notons la problématique adoptée par l’auteur : la modélisation du registre pulsionnel sur un schéma constamment dualiste chez Freud et tendanciellement moniste chez Lacan. Cette modélisation s’avère féconde ; elle conduit en conclusion à démontrer le rapport entre ce point de vue moniste de Lacan et son aboutissement décisif à une conception profondément renouvelée de l’expérience analytique qui associe l’inconscient réel, le parlêtre, le sinthome et – pourrait-on ajouter – l’au-delà de l’interprétation.
Un axe est ainsi défini, qui va structurer l’ensemble du travail. Il concerne la distinction entre un point de vue dualiste et un point de vue moniste de la pulsion. Le premier est justement présenté comme une constante de l’approche freudienne, une nécessité logique pour celui qui n’a cessé de repérer deux types de pulsions, non seulement distincts mais antagonistes. Le deuxième est mis au compte du traitement lacanien de la même question, Lacan finissant par subsumer les deux versants pulsionnels mais aussi les différentes modalités d’expression de ce registre sous le concept unique de jouissance.
Monisme et dualisme sont mis en perspective avec les deux faces du symptôme freudien : sa face signifiante, chiffrée et déchiffrable, ordonnant du sens, liée au refoulement, accessible à l’interprétation et que Freud définit comme la Bedeutung du symptôme ; et sa face qui relève de la répétition aveugle, qui reste fixe, hermétique et invariable, que Freud identifie comme sa Befriedigung.
Cette différence, présente dans les recherches de Freud sur le symptôme mais déjà évoquée dès l’Esquisse, permet de repérer un binaire qui parcourt toute la théorie analytique et l’expérience qu’elle éclaire et qui est le thème essentiel de la contribution de Lacan à la psychanalyse : le binaire du signifiant et du symbolique, et de la jouissance et du réel. Le travail de Stein Grontoft a pour perspective le dépassement de ce binaire par le biais de la notion de sinthome.
Lacan ne cesse pas en effet d’interroger après Freud ce couple et, pourrait-on dire surtout, l’articulation et le nouage des deux termes supposés opposés. Du traumatisme chez Freud au sinthome chez Lacan, il s’agit sans cesse de comprendre l’impact des mots sur la chair vivante et jouissante, la trace que laisse cet impact initial, les effets qu’induit cette trace, la répétition qui en résulte et la fonction de ce nœud pour l’être vivant, jouissant et parlant.
Le sinthome est un aboutissement de ce parcours, auquel cette thèse donne toute sa place en marquant sa fécondité pour la direction des cures, supposant, au-delà de l’interprétation, la possibilité et la nécessite d’agir sur les défenses.
De façon pertinente, l’auteur examine la genèse du concept de pulsion chez Freud, en cherchant ce qui est déjà présent avant les Trois essais. Il retrouve logiquement ces formes premières dès l’Esquisse, même si ce qui fait alors défaut est la structure à quatre termes : source, poussée, objet et but. Dater le concept de pulsion des Trois essais, comme on le fait généralement dans notre champ, c’est considérer le concept dans son développement, dans sa forme élaborée par Freud avec ses quatre composantes. On aurait pu noter – ce qui n’est pas dit par l’auteur – que le nom de pulsion est présent dans l’Esquisse : Trieb est en effet bien là, associé à puissance et volonté (Macht et Wille). Outre le nom, on trouve dans l’Esquisse une description de cette puissance pulsionnelle comme cause dernière de toute activité, au joint du psychique et du somatique, à partir des expériences de satisfaction (Befriedigung) de souffrance (Schmerz) et de détresse (Hilflosigkeit). Si la poussée n’est pas nommée et explicitée comme telle, elle est cependant décrite dans son exigence irréfragable et la répétition inlassable et irrésistible est mise au centre d’un processus qui est décrit avant la lettre comme un au-delà du principe de plaisir.
C’est ce qui conduit Lacan (dans Je parle aux murs) à dire que sans en produire le nom, Freud décrit et identifie très tôt la jouissance, plaisir et déplaisir, bien avant de théoriser la pulsion de mort.
L’auteur note très justement que l’inertie et la répétition sont décrites dans l’Esquisse, comme principe d’inertie neuronale et « urgence de la vie » (Lebensnot). Son point de vue est que le concept de pulsion chez Freud est nécessité, à côté de celui d’inconscient, pour rendre compte d’une causalité du symptôme qui fasse place au réel. En ce sens, il a à voir dès l’origine avec la part de jouissance du symptôme, y compris dans ces dimensions de souffrance et d’excès.
Le dualisme freudien est mis à l’étude, depuis le couple autoconservation/sexualité, jusqu’à celui d’Eros et Thanatos. Le concept de pulsion est examiné à chaque étape avec le regard rétrospectif qui est le nôtre à présent. Sexualité infantile, perversion polymorphe de l’enfant, homosexualité et fétichisme sont les domaines analysés dès les Trois essais, pour démontrer le caractère dénaturé du rapport humain à la sexualité et distinguer de ce fait la pulsion et l’instinct. La subversion des fonctions biologiques et l’étayage témoignent de l’écart qui se creuse entre la satisfaction pulsionnelle, dont la succion est alors le paradigme, est la satisfaction des besoins vitaux. Le caractère contingent et partiel de l’objet et du but est aussitôt mis en valeur. De même, les variations de l’objet et du but et le caractère d’objet-cause du fétiche, sont bien là pour anticiper ce que sera l’objet a de Lacan.
L’auteur éclairé par Lacan peut donc relire les Trois essais en y trouvant le caractère « inutile » de la jouissance, qui sera pour Lacan « ce qui ne sert à rien », et le fait qu’« un corps, ça se jouit ». C’est ainsi que Lacan pourra dire que la jouissance est autiste et que le corps est substance jouissante.
Stein Grontoft note une phrase essentielle de Freud, extraite « Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse » : « Quelque chose dans la nature de la pulsion sexuelle elle-même n’est pas favorable à ce que se produise la pleine satisfaction ». Cette remarque est essentielle, parce qu’elle postule que si la pulsion est une exigence constante et intraitable de satisfaction, celle-ci n’est pour autant jamais totalement atteinte. Autrement dit, l’insatisfaction est de structure et tient à la «nature» de la pulsion. Elle n’est pas l’effet de la société et de la censure, du refoulement et de l’interdit, de l’Œdipe et de la Loi, de l’inhibition ou de l’angoisse. La pulsion implique en même temps son exigence constante et sa propre limitation.
Cette intuition freudienne trouve chez Lacan son expression canonique et tardive dans la formule : Il n’y a pas de rapport sexuel. Telle est « la vérité qui s’inscrit des énoncés de Freud sur la sexualité »[1].
L’auteur en déduit que le symptôme n’est pas simplement le résultat d’un conflit intrapsychique, mais la réponse à la fois à l’exigence de satisfaction pulsionnelle et au fait que cette satisfaction ne soit pas-toute possible.
Pour Stein Grontoft, le dualisme freudien est homogène à son épistémologie naturaliste et à sa conception du conflit intrapsychique, qui fait du symptôme ce qui est à déchiffrer et à réduire. Le monisme de Lacan est homogène à une conception qui fait du symptôme une solution plus qu’une question : solution substitutive au rapport sexuel qu’il n’y a pas, et à la satisfaction impossible.
On ne peut oublier, outre le lien du dualisme de Freud avec le modèle biologique, l’importance qu’a toujours eu chez lui la division subjective, qui n’était pas de la même veine que le dualisme corps-esprit de Descartes. On a pu noter au contraire que Freud a toujours opté contre celui-ci (et contre Kant à l’occasion) pour la nécessité de lier intimement corps et âme, soma et psychè, ce dont témoigne l’idée de pulsion, comme montage mythique au joint des deux. Mais la division lui était tellement essentielle que c’est sur elle qu’il a laissé tomber sa plume en écrivant sur la Spaltung incurable du moi.
Quant au monisme de Lacan, l’auteur en démontre la constance, non sans oscillations, depuis le stade du miroir où la pulsion libidinale est supposée centrée sur l’imaginaire, jusqu’à la pulsion du TDE comme part ininterprétable et incurable. Cette tendance à l’unification du concept sous le nom de jouissance ne va pas sans sa diffraction et sa pluralisation sous ses différentes modalités, de la jouissance de l’Un et de la jouissance Autre, de la jouissance féminine supplémentaire et de la jouissance phallique… On peut même rappeler qu’au terme du parcours, il n’y a de l’Un qu’au prix d’une structure ternaire, où les trois consistances sont à la fois liées mais conservent leur radicale différence, voire du quaternaire où c’est le symptôme seul qui vient faire tenir les trois consistances équivalentes.
L’aboutissement de ce travail est de nous montrer comment cette orientation vers une conception unaire est nécessaire à la théorisation du sinthome. D’où au terme, une très éclairante traversée du tout dernier enseignement de Lacan, distinguant soigneusement le symptôme et le sinthome. C’est ce pas franchi qui permet au dernier Lacan une profonde réforme de la direction de la cure (au-delà de l’interprétation, interprétation à l’envers, bouger les défenses) dont les effets sont encore à venir.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, Ou pire…, Paris, Seuil.