Je travaille au Centre Thérapeutique de Recherche de Nonette, une institution qui accueille le sujet, dans sa singularité, une institution s’orientant de la psychanalyse. Et pourtant, c’est à Nonette que j’expérimente la question de la norme…
L’Agence Régionale de Santé finance une formation aux professionnels de l’Institut Médico Educatif : il semblerait que « nous ne fassions pas comme il faut », car nous ne savons pas faire, nous sommes un peu déficients, concernant les recommandation de bonnes pratiques professionnelles (RBPP). Ainsi, depuis deux ans, je participe avec mes collègues, à une formation « d’accompagnement au changement ». Un des axes de travail est le projet personnalisé. Durant cette formation, nous apprenons qu’avant d’écrire un projet, il faut évaluer les compétences des résidants. Ainsi, nous devons travailler à l’élaboration d’un « outil d’évaluation des compétences sociales ». Il s’agit de décliner des compétences, concernant le rapport au corps et à la santé, la vie sociale, intellectuelle, affective, scolaire, selon des critères normés, valant des points de 1 à 5, le 5 étant pour les personnes très autonomes, très « normales ». Chaque résidant est donc évalué et obtient différents scores, lesquels permettent l’établissement d’un tableau, succession de 1,2,3,4 ou 5. Le score final, addition de tous les points, est un indicatif : cela permet de savoir, en un coup d’œil, si la personne a progressé depuis la dernière évaluation de ses compétences sociales.
Je regarde les feuilles d’exemple, et je pense aux enfants avec lesquels je travaille. Ces jeunes, extraordinaires et inventifs, risquent fort d’obtenir un score pitoyable à cette évaluation. Cependant, nous sommes sauvés : nous profitons du nec plus ultra de la formation, c’est à nous de construire notre propre outil. Ainsi va le maître moderne : il revient à chacun de construire la cage dorée dans laquelle il sera enfermé. Il faut du lisible, de l’uniforme, du même pour tous. Nous tentons de faire nôtre cette commande sociale : les questions de la parole et du langage, du lien aux autres sont abordées en termes de compétences. Avec des déclinaisons et des modulations presque infinies, comme nous l’enseignent les jeunes avec lesquels nous travaillons au quotidien. Nous tombons sur des points d’impasse : il faut que les degrés soient évolutifs, il s’agit de hiérarchiser. Peut-on hiérarchiser des trouvailles singulières? Nous trouvons une solution : sous chaque critère, il y aura une case vide, lieu possible d’inscription de l’invention de chacun, non évaluable et non mesurable…. Les jeunes avec lesquels je travaille me rappellent que même lorsque l’on tente de les mettre dans la norme, il y a un « ça ne va pas, un quelque chose qui cloche ». En effet, même ceux qui auront un bon score à nos critères d’évaluation sont un peu à côté. Je pense à Cyprien, à l’item « s’habiller », il aura 5 car il sait s’habiller seul, le mois dernier, quand il allait plutôt mal, il avait mis 17 tee-shirts, pour être bien serré… Et la voix de Mickael vient résonner à mes oreilles. « Non, mais ça va pas, c’est pas ça j’te dis… » Mickael, à « accepter les soins médicaux », obtiendra aussi 5 : en effet, il accepte d’être soigné par les intervenants, même si quand je lui applique de la crème « là sur les oreilles », je ne sais pas du tout, pour ma part, ce que je soigne….
Lors d’une réunion, le directeur de l’institution nous demande de parler de cette formation. Une collègue s’exclame : « c’est simple, on fait des sudokus, des tableaux de chiffres. » Voilà, c’est absurde, c’est du sudoku, ça ne veut rien dire, ça ne vient rien dire ou si peu, du sujet, de la rencontre, du travail que nous faisons au quotidien. Nous sommes maintenant à la dernière mode des projets personnalisés. C’est une demande, la même pour tous, nous nous contentons d’y répondre, sans mettre en cause notre orientation. Nos financeurs ont reconnu notre spécificité et la laisse avoir lieu. Je sors de réunion allégée et je peux retourner au travail.