En 2015, la guerre en Syrie a eu des conséquences humaines tragiques, conduisant ses habitants à fuir et à chercher refuge en Europe. Ce déplacement massif d’un peuple a provoqué des bouleversements politiques très forts dans le monde. Les discours se sont modifiés et un signifiant nouveau a émergé : migrant. Dans son dictionnaire, Alain Rey souligne que le terme « migrant » est issu de la traduction de l’anglais migrant dans les années 1880. Son emploi devient plus fréquent en Europe vers 1950 et très courant à partir de 2015 avec « la crise des migrants », syntagme issu du conflit en Syrie mais qui, depuis, l’a dépassé. Le migrant est devenu une des figures majeures de l’étranger dans notre société.
Ce signifiant s’est donc imposé dans la langue. Précédemment c’était celui d’immigré, emprunté au latin immigrare, qui prévalait. Son préfixe im, qui témoigne d’un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, s’associe à migrare, « changer de résidence ». L’immigrant est donc celui qui prend la route pour élire domicile dans un nouveau pays où il deviendra un immigré.
Jacques-Alain Miller rapproche de façon saisissante l’immigré et le sujet (de l’inconscient) comme relevant d’une même topologie : « le sujet comme tel est un immigré » [1] car le sujet se définit de sa place, non dans le même, mais dans l’Autre. « Il n’y a pas d’autre chez soi que chez l’Autre. Pour le sujet, ce pays étranger est son pays natal. » [2] Le sujet est donc un exilé du lieu de l’Autre. Mais cet exil prend aujourd’hui un nouveau nom : le migrant, signifiant-maître de notre époque.
Cette substitution de l’immigré par le migrant signe un changement de paradigme qu’il nous faut saisir. Pour cela, relevons différents éléments. Tout d’abord, la perte du préfixe im réduit la migration à un mouvement sans direction. L’Autre ne sert plus de boussole au désir et le migrant devient celui qui traverse les espaces sans orientation. Deuxièmement, l’utilisation du participe présent implique un mouvement perpétuel. Sans point d’arrivée défini, le migrant est son propre référentiel. Il est un corps en mouvance dont il n’est pas prévu qu’il devienne un migré. Les Nations Unies définissent d’ailleurs le migrant ainsi : « Toute personne qui a résidé dans un pays étranger pendant plus d’une année ». La trajectoire d’un individu allant d’un pays à un autre et impliquant a minima le choix d’un sujet dans ces directions prises n’est pas au goût du jour. Dans les discours actuels, les migrants sont plutôt dénombrés, comptabilisés et enfin déplacés selon des quotas d’accueil. Leur histoire s’efface en même temps que la dimension subjective. Ce sont des corps en déplacement. Lacan notait : « Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. » [3] À ce propos, Éric Laurent commente et précise : « Lacan substitue à l’ex-sistence du sujet de l’inconscient l’exil des corps dans l’histoire. » [4] Le migrant devient alors objet : « objet sans-papiers » [5] ou encore « objet-déchet » [6] dont les coordonnées subjectives et singulières s’évaporent au même titre que le père [7].
Cette constatation n’est pas sans conséquences éthique et clinique : à notre époque, les sujets que nous recevons relèvent parfois moins de la logique de l’Autre, de l’immigré dans ses liens à l’inconscient, que de celle de l’Un-tout-seul, le migrant, nom contemporain de l’égarement de nos jouissances [8], toujours étrangères, qu’il nous faut savoir accueillir.
Isabelle Orrado
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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 27 novembre 1985, inédit.
[2] Ibid.
[3] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.
[4] Laurent É., « L’étranger extime », Mental, n°38, novembre 2018, p. 81.
[5] Cf. Bassols M., « L’objet sans-papiers », La Cause freudienne, n°72, novembre 2009, p. 39-42.
[6] Borderías A., Mental, n°38, op. cit., p. 43.
[7] Cf. Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.
[8] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 509-545.