Occupés qu’ils étaient à saisir ces vertiges d’amour et de haine qui secouent nos vies et s’avouent sous transfert dans l’expérience psychanalytique, Lacan s’inquiétait que les analystes en négligent [1] un troisième, pas moins pugnace et toujours accouplé par ses soins aux deux autres passions de l’être : l’ignorance. On aime, on hait et on ignore passionnément.
L’ignorance est redevable des incises que la langue opère sur nos corps, car elle est profondément enracinée dans la constitution même du parlêtre. Elle atteste de sa capacité sidérante à ne pas prendre acte du manque qui le fonde et à préférer s’aviser de la jouissance d’autrui plutôt que de celle qui, en lui, grouille. Lacan n’en fait pas pour autant un manque de savoir, mais une passion. Cela veut dire que l’on y tient, que l’on s’y applique : bien plus à l’entretenir qu’à l’entamer. Comme si au fond, tel un étrange défaut de fabrication, les êtres parlants étaient livrés sans la pièce du désir de savoir. L’ignorance comporte un ne pas vouloir. C’est une position active, un goût pour la débilité, une préférence pour les volets fermés, eyes wide shut : « l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […] – l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, […] ne veuille rien en savoir de plus […] – ne veuille rien en savoir du tout » [2].
Située par Lacan comme « cassure », « à la jonction du réel et du symbolique » [3], l’ignorance n’est pas que cécité. Le parlêtre reste sourd à sa propre énonciation. Il peut déambuler, une vie durant, à l’étage de l’énoncé sans lever la tête afin de s’enseigner de ce qui se passe juste à l’étage du dessus, pourtant riche en surprises renversantes. Il a fallu l’invention de la psychanalyse pour que les hommes puissent enfin entendre leur propre message revenir à leurs oreilles « sous […] forme inversé » [4], « le sujet se trouvant dès lors branché sur le savoir supposé dont il ignorait être lui-même le siège » [5]. Inutile de chercher ailleurs la nouveauté inouïe de la découverte freudienne. Rencontrer un psychanalyste est, depuis, l’occasion inédite que ce qu’on dise, ne reste pas oublié « derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » [6].
Lacan évoque maintes fois la position d’ignorance de son propre inconscient qui caractérise l’analysant au début de la cure ainsi que son corrélat : la supposition, avec laquelle il recouvre l’analyste comme étant celui qui peut savoir à sa place. Mais il n’y aura pas de demande, et encore moins d’entrée en analyse, sans qu’un élément perturbateur ne vienne en amont écorner la passion d’ignorer : une contingence qui nous arrache au sommeil, un détail qui déborde du cadre du fantasme, l’incube de l’angoisse qui s’empare du corps. Bref, un réel que l’on ne peut plus tromper.
S’il arrive que Lacan épingle l’ignorance de « féroce » [7], c’est que le ne rien vouloir savoir chez les parlants lui apparaît comme radical : « J’ai dit que c’était de l’amour qui s’adressait au savoir ; je n’ai pas dit du désir, parce que pour ce qui est du Wisstrieb, quoi que ce soit Freud qui en ait commis l’impair, on peut repasser. Pour ce qui est de ceci, il n’y a pas le moindre désir du savoir » [8]. Exit le désir. Paradoxalement, c’est l’amour de transfert qui se dessine comme seule voie où le bunker de l’ignorance pourrait venir à être percé.
Rien n’est gagné pour autant, le transfert est à fois moteur et obstacle au déroulement de la cure, son maniement est une entreprise délicate. De même que l’amour et la haine, la passion de l’ignorance se déplie sur la scène brulante du transfert. Alors que l’inconscient pulse entre coriace fermeture et fugitive ouverture, chaque passion de l’être joue partie double : elles montrent autant qu’elles cachent la réalité sexuelle. Mais, fondamentalement, les trois font irruption dans la cure comme fermeture de l’inconscient. Ce peut être sous le signe positif du « vouloir être aimé » [9], ou bien sous la valence négative de celui qui a l’analyste « à l’œil » [10]. Aussi comme engouement pour la belle âme barrant la route à la rectification subjective.
L’analysant gardera son ignorance comme son bien le plus cher si l’analyste ne la dérange pas par son acte. L’évènement interprétatif a lieu lorsque, d’un geste agile, il saisit le poisson glissant qui pointe à l’orifice de la « nasse » [11], fugacement entrouverte. Occasion privilégiée de saisir ce qui se montre avant de se refermer : l’objet a « obturateur » [12] de l’orifice et agent de la fermeture de l’inconscient.
Par l’opération de l’analyste, celui qui se berce dans le flot de sa parlotte découvre qu’il recèle un bien autrement plus précieux que l’abri chaud de l’ignorance : « le bavardage se révèle contenir un trésor, celui d’un sens autre qui vaut comme réponse, c’est-à-dire comme savoir dit inconscient » [13].
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 297-298.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 298.
[4] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 298.
[5] Miller J.-A., « Vers Pipol 4 », Mental, n°20, février 2008, p. 185-192.
[6] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 159.
[8] Lacan J., « Intervention de Jacques Lacan », Lettres de l’École freudienne de Paris, n°15, juin 1975, p. 79.
[9] Lacan J, Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 228.
[10] Ibid., p. 114.
[11] Ibid., p. 131.
[12] Ibid., p. 132.
[13] Miller J.-A., « Vers Pipol 4 », op. cit., p. 185-192.