Les demandes que je reçois sont essentiellement liées à des plaintes en rapport avec un dysfonctionnement sexuel, troubles de l’érection, absence d’orgasme, perte du désir, manque de sexualité, désir d’enfant… De fait, installée en tant que médecin/sexologue, les patient.e.s ne savent pas toujours que je propose un traitement par la parole plutôt qu’une rééducation ou un traitement médical. Subvertie depuis longtemps par la psychanalyse, j’accueille ces sujets au « un par un », m’orientant d’une rencontre qui pourrait se faire « bon-heurt » plutôt que de la promesse d’une harmonie sexuelle retrouvée.
La possibilité d’amener un sujet à questionner, à partir de sa plainte, ce qui est en jeu dans ce quelque chose qui cloche, est mon travail préliminaire. Il s’agit de rester attentive à ce qu’il en est de l’écart entre demande et désir [1]. Dans le premier entretien, souligner les exigences d’une sexualité de performance à laquelle il se réfère, soulage le sujet de sa recherche d’une norme. Par ailleurs, pointer la temporalité de ce dont il se plaint, lui permet parfois de repérer des répétitions dans sa vie amoureuse et peut ouvrir la voie de ses coordonnées signifiantes. S’il consent à en dire un peu sur la façon dont il se débrouille de sa rencontre avec le partenaire, le sujet pourra entrevoir comment il se soutient de ce lien.
Écouter le patient au-delà de la plainte explicite, l’inviter à commencer à parler de lui, permet de se décentrer de la plainte et d’un abord « technique » du problème. Proposer par exemple de parler d’un rêve, en indiquant d’éventuelles découvertes à y faire, suscite souvent curiosité et intérêt.
« Se garder de comprendre [2] », ne pas occuper la position du maître (ou du médecin) en prescrivant un traitement ou quelque recette ou conseil, est le premier pas pour qu’un sujet s’intéresse à son histoire et s’engage sur le chemin de la parole. S’appuyer sur ce qui fait énigme pour lui permet de soutenir son désir d’en savoir plus [3].
Ainsi, Mme S. la cinquantaine, divorcée depuis peu, vient pour une absence d’orgasme, de survenue récente. Un nouveau compagnon, rencontré il y a quelques mois, vient de s’installer chez elle. Ils vivent « une relation idyllique ». Pourtant, et bien que cet homme soit « l’âme sœur », le plaisir s’en est allé… Il n’est plus que « tout petit, étouffé ». Elle voudrait comprendre.
La proposition de prendre le temps d’en dire un peu plus, sur elle, sur ce qu’est pour elle « l’âme sœur » a été saisie d’emblée.
Dans un premier temps, elle va parler de ce qui la fait souffrir, soit les difficultés de son fils cadet. Elle ne sait plus comment l’aider. « Je suis mère à 200%, fondamentalement ! », « comme sa mère » qui s’est toujours occupée de ses enfants, même si elle était peu présente… Son enfance a été « idéale ! » On note la place centrale de sa grand-mère maternelle. Elle garde un souvenir heureux de ses jeux avec ses poupées, dans la cabane du jardin des grands-parents… Cependant, elle se décrit comme « une petite fille réservée, qui avait peur de tout… de rester seule surtout… une pétocharde ! ».
La maison familiale reste « le cocon rassurant » qu’elle n’a pas tout à fait quitté, sa propre maison étant construite sur le terrain de celle des parents. « J’ai besoin d’être attachée, je suis dépendante ».
Son père est peu présent dans son discours, mais un souvenir émerge d’une gifle, reçue très petite pour avoir découpé une plante verte. Tombée, blessée, elle affirme « il ne voulait pas ça ! »
Si la question de l’absence de jouissance sexuelle était là d’emblée, la jouissance va se dire, peu à peu, autrement. Elle va mettre en lien ses peurs avec son besoin « d’avoir un cadre, que tout entre dans des cases », dans ce qu’elle appelle « ma bulle », « mon petit monde à moi ». Dans ses rêves, « on lui fait du mal » ou bien c’est « elle qui veut du mal ». Elle commence à questionner la place qu’elle donne aux hommes, « au fond, s’ils n’entrent pas dans mon monde, ça ne va pas… »
Le souvenir d’une attirance pour un jeune musicien va orienter son dire sur un recours à des films qu’elle imagine, des histoires qu’elle élabore. Elle entrevoit alors que son idée de l’amour s’appuie sur ces rêveries.
Un autre souvenir-écran apparaît : « J’avais cinq ou six ans, je revenais de l’école avec un garçon… il m’a dit : ‘‘viens par-là’’ et il a demandé que j’enlève ma culotte. J’ai eu peur, j’ai couru, suis rentrée à la maison, mon père était là, je me suis enfermée dans les toilettes, après… c’est le noir ! » Elle n’en a parlé à personne. Les parents ne l’ont pas questionnée. « J’ai eu honte et très peur ! ». Elle fait alors le lien avec un rêve rapporté peu avant, où elle s’étonnait de repousser son ami qui tentait de la rassurer. Elle avait l’idée qu’il lui voulait du mal. Le souvenir de l’épisode sur le chemin de l’école l’éclaire sur ce rêve : « J’ai construit un mur entre les hommes et moi, et ma bulle me protège. »
À partir de ses signifiants – pétocharde, dépendante, ma bulle – elle s’avance sur sa question d’« être femme ». « Ce qui m’est arrivé dans mon enfance, ça peut avoir des conséquences ? » Elle met au travail cette question que je soutiens, avec le pari d’une écoute sans recours à quelque protocole neuro-comportementaliste, dont on peut penser qu’il pourrait être ravageant pour ce sujet.
[1] Lacan J., « Conférence et débat du Collège de médecine à La Salpêtrière » Cahiers du collège de Médecine, n° 12, 1966, p. 761-774.]
[2] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne », 10 novembre 1967, inédite.
[3] Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 14-27.