Dans son Séminaire Encore [1], Lacan fait valoir que le nécessaire est situé du côté féminin de la sexuation : l’accès possible à une jouissance féminine essentiellement liée à l’amour de l’Autre, à S(Ⱥ), voie non pulsionnelle, qui court-circuite le corps. C’est un amour plus digne qui supplée à l’absence de rapport sexuel, une quête de l’être au-delà de tout bien, qui peut habiter aussi bien un homme qu’une femme et dont les mystiques sont la référence.
Paule de Mulatier, devenue par la suite Marie de la Trinité, était une femme mystique habitée par l’amour de Dieu – sa boussole depuis l’enfance. Un désir d’absolu l’enflammait, qui se manifesta dès huit ans par le souhait d’une vocation religieuse contemplative lors de sa première communion. Elle écrira plus tard : « Je n’éprouvais même pas le besoin de dire à Dieu que je Lui donnais ma vie : c’était entendu depuis toujours entre Lui et moi. » [2]
Elle décrivit le conflit qui l’habitait à un moment terriblement difficile de sa vie, quand il lui fut rendu impossible de se consacrer sereinement à sa vocation : « J’ai eu des tentations de désespoir. […] Il y a le plan de l’acceptation volontaire de toutes choses qui brisent – et le plan de la résistance psychologique. On peut accepter au-delà de ce que la nature peut endurer. […] Ces souffrances morales, on n’en meurt pas, mais la vie qui reste après est pire que la mort » [3].
C’est alors qu’elle décida, à quarante-six ans, d’entreprendre une analyse et elle choisit le Dr Lacan, qui l’accepta. Dans un courrier qu’il lui adresse afin qu’elle lui revienne, car, en proie au doute, elle s’était éclipsée, il lui explique ce qui est nécessaire pour entreprendre une analyse : consentir à élaborer ce qui s’était enraciné dans l’enfance en allant « aux sous-jacences archaïques qui sont entrées enjeu autour et par l’exercice de votre vœu d’obéissance » [4].
Dans cette même lettre, il lui précise la position nécessaire d’un analyste avec un analysant, soit ne pas prétendre transformer ce qui fait le sel de sa vie, mais lui permettre de l’exercer sans souffrance : « mon but n’est pas de vous apprendre à vous affranchir de ce lien – mais en découvrant ce qui l’a rendu pour vous manifestement si pathogène, de vous permettre d’y satisfaire désormais en toute liberté. Car si c’est autour de l’exercice de ce devoir que se sont déclenchées les phases les plus dérangeantes de votre drame, c’est que c’est là qu’ont été mises en jeu des images de vous inconnues et dont vous n’êtes pas maîtresse : c’est cela que j’ai appelé vaguement : thèmes de dépendance. Et leur recherche ne constitue pas une initiation à la révolte, mais une perspicacité indispensable à la mise en pratique d’une vertu. Il faut donc que vous poursuiviez les séances, pendant que vous essayez de vous mettre en accord avec votre conscience » [5].
C’est de cette expérience psychanalytique décisive qu’elle obtient un savoir nouveau dont elle fera ensuite usage. En effet, après son analyse, des études de psychologie lui permettent de s’engager dans une activité de psychothérapeute auprès d’autres sœurs hospitalisées, avec un projet d’intérêt général pour la vie religieuse des femmes, leur relation étroite à la vie spirituelle dans laquelle s’élabore l’union à Dieu.
Elle en mesure surtout les effets pour son propre compte, ce dont témoigne un carnet, écrit pour Lacan dans lequel l’accent de vérité est sensible. Elle y élabore, avec rigueur et justesse, le conflit qu’elle a affronté : « les obsessions avaient exercé sur moi une telle emprise que je m’étais identifiée à elles. Bien qu’à contrecœur, je reconnaissais qu’elles m’exprimaient, elles étaient moi-même – tandis que tout ce qui pouvait s’élaborer d’autre en moi me semblait artificiel et étranger » [6].
Dès sa prime enfance, elle considérait être une honte pour sa famille « dans laquelle elle faisait tache » [7]. On lui répétait qu’elle était bête, on la moquait, elle s’emportait contre les autres par des colères dont on doutait de la sincérité. Plus tard, ses doutes sur elle-même redoublèrent lors de rencontres nocives avec certaines autorités religieuses.
Elle apprit à adopter le contrepied de son comportement, vertueux depuis ses quinze ans, en questionnant les avis reçus, mal donnés ou mal compris, en constatant leurs conséquences désastreuses.
Sa psychanalyse affina beaucoup sa perception d’elle-même et des autres, elle y acquit « un grand raffinement d’esprit, de lucidité et d’objectivité » [8]. Elle y apprit que le point central de la vie religieuse qu’est l’obéissance, quand elle est vouée à des directeurs spirituels abusifs, devient une conception erronée de l’obéissance elle-même. Ces derniers étendent, en effet, l’obéissance à un domaine qui ne leur appartient pas : l’engagement dans la vie religieuse. Elle montre ce que la femme devient quand elle se réalise dans l’amour de Dieu. Il s’agit, pour Marie de la Trinité, d’un appel intérieur de Dieu à l’âme pour qu’elle se livre à lui. C’est ainsi qu’elle découvrit et assuma sa féminité.
Ce qui était nécessaire à cette femme exceptionnelle était de vivre cette singulière féminité qui n’obéissait jamais comme il le fallait pour se livrer sans limite à l’appel intérieur d’autre chose, ce qu’elle nommait amour infini de Dieu et qui lui faisait éprouver « une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça, elle le sait » [9].
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.
[2] Sanson C., Marie de la Trinité. De l’angoisse à la paix, Paris, Le Cerf, 2003, p. 152.
[3] Ibid.
[4] Lacan J. « Lettre inédite à Marie. 19 septembre 1950 », Le Nouvel Âne, n°9, septembre 2008, p. 14.
[5] Ibid.
[6] Marie de la Trinité, De l’angoisse à la paix. Relation écrite pour Jacques Lacan, Orbey, Arfyen, 2003, p. 41.
[7] Sanson C., Marie de la Trinité, op. cit., p. 52.
[8] Ibid., p. 175.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 69.