Partons du Séminaire XX, Encore, où Lacan énonce ceci, « Ce qui de plus fameux dans l’histoire est resté des femmes, c’est à proprement parler ce qu’on peut en dire d’infamant »[1] comme si les dire femmes était déjà suspecter leur réputation, était déjà les diffamer. Qu’est-ce qui explique, pour suivre Lacan, que les traces que l’on a gardées des femmes dans l’histoire soient de l’ordre de l’infamie ? Selon Le Robert, l’infamie[2], mot emprunté au latin infamia, signifie mauvaise renommée, déshonneur, honte.
Quelle est la racine de cette misogynie[3] ? Notons que le terme, emprunté lui, au grec misogunès « qui hait les femmes » est très rare avant le XIXe siècle, moment où il devient usuel. Est-elle l’effet de l’effroi de la castration féminine ? De leur jouissance qui horrifie ? Des menstrues qui les rendent impures ? De leur volonté qu’il faudrait briser ? D’un droit de possession revendiqué des mâles ? Quels arguments sont convoqués pour justifier les conduites haineuses pendant que 27% des Français, d’après une récente étude, considèrent par exemple que l’auteur d’un viol est moins responsable si la victime portait une tenue sexy ?
La misogynie résulte-t-elle d’une brutalité naturelle du mâle ?
Sous la plume de Françoise Héritier, l’anthropologie corrobore autrement ce que la psychanalyse formule. Pour Françoise Héritier la culture, l’intelligence, la conscience constituent le socle sur lequel se fondent les idées dominatrices exercées contre les femmes.
Le titre d’un article que donne Françoise Héritier, en réponse à la question « Qu’est-ce que l’homme ? », posée en 2012 par le magazine Sciences et avenir à 100 personnalités scientifiques[4] est celui-ci : « L’homme, la seule espèce dont les mâles tuent les femelles ». Elle soutient que : « le comportement d’agression des hommes à l’égard des femmes n’est pas un effet de la nature animale et féroce de l’homme, mais de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle conscience, intelligence ou culture. C’est parce que l’homme pense, érige des systèmes de pensée intelligibles et transmissibles, qu’il a construit le système validant la violence jusqu’au meurtre à l’égard des femelles de son espèce […]. Les femelles ne sont pas tuées par leurs congénères dans les autres espèces… » On voit poindre ici, sur ce sujet de la violence meurtrière des hommes, la question rebattue de la nature et de la culture… Françoise Héritier poursuit « Ce n’est pas une « nature » animale de l’Homme qui fonde la violence des représentants d’un sexe sur l’autre, et on ne peut en déduire l’existence d’une « nature » masculine et violente, jalouse et possessive, ni d’une « nature » féminine douce, acceptante et soumise. »[5] Françoise Héritier situe la valeur des femmes du fait de leur rôle de génitrices pour des hommes obligés d’en passer par elles pour se reproduire. Elle souligne ainsi la dépendance des hommes vis à vis des femmes pour faire des enfants, ce qui les rendait nécessaires. Pour l’anthropologie, pas plus que pour la psychanalyse comme on le verra, mais à partir de causes référées autrement, la nature ne peut être appelée à la rescousse pour expliquer la misogynie.
Quel réel est en jeu dans ce traitement et cette réputation faite aux femmes ? Quels outils fourbis par la psychanalyse, nous permettent-ils de trouver quelques lumières pour éclairer notre lanterne ?
L’honneur de Cornélie
Cornélie est la première référence citée par Lacan dans la suite immédiate de son propos sur la dite-femme, : « Il est vrai qu’il lui reste l’honneur de Cornélie, mère des Gracques. Pas besoin de parler de Cornélie aux analystes, qui n’y songent guère, mais parlez-leur d’une Cornélie quelconque, et ils vous diront que ça ne réussira pas très bien à ses enfants, les Gracques – ils feront des craques jusqu’à la fin de leur existence. »[6] fin de citation. En somme Cornélie n’est pas un exemple à suivre. Que vient faire ici l’honneur de Cornélie ? Posons que Lacan s’y réfère ici en contrepoint de l’infâmie.
L’honneur de Cornélie proposé comme reste dans l’énoncé de Lacan, c’est de s’être montrée à la hauteur du signifiant « mère des Gracques » qui la représentait et la représente encore pour la postérité. Cornélie était toute mère, tout entière consacrée à sa jouissance de mère, à la jouissance de ses objets, ses « bijoux » qu’étaient ses enfants. Lacan souligne dans la même page la disjonction entre femme et mère, entre qui a bonne réputation ou pas, entre qui est honorable ou pas. À la mère l’honneur, à la femme l’infamie. Disjonction déjà posée par Freud, comme on sait, entre la femme aimée, trouvée à partir de traits maternels, et la femme désirée, entre la maman et la putain.[7]
En opérant la disjonction femme/mère, Lacan complexifie et clarifie à la fois la question de Freud « Que veut une femme ? ». Cornélie en refusant de se remarier renonce à son désir de femme dans son lien à un partenaire sexuel, tout en sauvant l’honneur par sa fidélité à la mémoire de son mari. Elle ne reste plus, dès lors, que « la mère des Gracques ». Toute occupée de sa fonction maternelle, Cornélie nous présente la figure d’une mère complète qu’aucun au-delà ne tempère et d’une femme dont la position est le refus de la castration. Elle supprime la moindre possibilité de suspecter sa réputation. Lacan remarque dans la même phrase que ce dévouement sans limites de la mère ne réussit pas aux enfants. Ils « font des craques » et finissent mal. Rien ne leur permet de s’extraire de l’exigence maternelle, de s’en distancier, sauf en mettant leur vie en jeu par leur propre disparition, soit en se faisant eux-mêmes opérateurs de la castration maternelle.
On peut donc y lire une note sur l’éducation : qu’une femme se réduise à n’être qu’une mère, qu’elle se consacre au devenir de ses enfants n’est supportable pour eux que si et seulement s’ils ne l’occupent pas tout entière, que la femme qui est leur mère se détourne pour un au-delà d’eux, vers un ou une partenaire, ou vers Dieu, ou vers une cause quelle qu’elle soit, dès lors que son désir est orienté ailleurs. Que les soins dispensés à son enfant ne la détournent pas de désirer en tant que femme et de se conduire comme telle.
Un petit tour chez Freud et Lacan
Freud dans sa « Psychologie de la vie amoureuse »[8] a répertorié ce qu’il a recueilli chez des névrosés masculins : les conditions qui leur rendent possibles les relations amoureuses avec une femme. Ces conditions sont instructives concernant la misogynie. Avec la condition dite du tiers-lésé, un homme ne peut tomber amoureux d’une femme que si et seulement si elle n’est pas libre. L’attrait est causé par la triangulation avec autre homme auquel est raptée une femme marquée par le trait de l’infidélité. Avec la deuxième condition, qui met en jeu la jalousie, seule est attrayante une femme qui a quelque chose d’une putain, indigne de confiance. La femme chaste et insoupçonnable, comme Cornelia, ne devient jamais objet de désir.[9] Troisièmement, des hommes ne peuvent aimer que des femmes qui portent quelque chose de la putain mais les traitent comme des objets hautement estimables. De ce type de relations qui font série, Freud remarque le caractère compulsif et la tendance manifeste à vouloir sauver la femme aimée qui aurait besoin d’un homme pour ne pas tomber dans le ruisseau.
Freud situe l’origine psychique de ces comportements masculins dans la fixation de la tendresse de l’enfant à sa mère. Le choix de femmes non respectables représente une issue à cette fixation. Pour Freud un interdit pèse sur l’objet originaire et d’autres objets lui sont substitués. La dépréciation de l’objet maternel survient avec la découverte que la mère est une femme. Le garçon dégrade la mère au rang de putain ce qui alimente ses fantasmes sexuels. Il observe cette dissociation des deux courants, le tendre et le sensuel qui ne peuvent se conjoindre sur le même objet. Il écrit « Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent ils ne peuvent aimer ».[10] C’est à la fois le principal moyen de protection contre les désirs incestueux qui sont en même temps condition du désir pour un objet substitué. Cette formulation freudienne du rabaissement n’éclaire-t-elle pas la voie de la misogynie ?
On découvre, me semble-t-il, la condition d’amour freudienne reprise sous une autre forme dans Encore, en tout cas je propose de lire ainsi le « signe de la jouissance ». Pour Lacan, ce qu’il propose dans Encore, clairement, est que « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. »[11] Il ajoute un peu plus loin dans le séminaire « Un sujet comme tel, n’a pas grand-chose à faire avec la jouissance. Mais, par contre, son signe est susceptible de provoquer le désir. C’est là le ressort de l’amour. » [12] La mauvaise réputation, l’infamie d’une femme peut-être entendue comme signe de sa jouissance et susciter le désir en provoquant l’amour. Mais il s’agit chez Freud, comme chez Lacan, d’une disposition inconsciente et non d’une règle de conduite. La misogynie manifestée, ne révèle donc rien d’autre que des hommes marionnettes de leur inconscient.
De nos jours, la désorientation étant manifeste, d’avoir à suppléer au rapport sexuel qu’il n’y a pas, permet d’autant moins de faire appel aux conventions et traditions pour contraindre à un formatage standard d’un destin féminin. Pas plus que la nature, la tradition, c’est-à-dire l’ordre ancien, et encore moins aujourd’hui qu’hier, ne permettent d’admettre la haine, l’hostilité, le mépris des femmes. La réversion de l’amour en haine étant toujours possible du fait de leur proximité, peut-on considérer la manifestation de la haine des femmes comme une suppléance à la difficulté pour les hommes de se classer eux-mêmes du côté masculin ? La haine assure-t-elle un homme d’appartenir à l’ensemble des hommes, à se protéger et se prémunir de l’altérité, d’une autre jouissance inquiétante ?
Lacan présente deux façons de s’en débrouiller, de cette impossibilité d’écrire homme/rapport/femme parce que chaque terme ne renvoie à aucune existence, on ne sait ce qu’ils sont, ni l’un ni l’autre. Il indique deux façons de le rater. « Il ne s’agit pas d’analyser comment ça réussit, dit Lacan, il s’agit de répéter jusqu’à plus soif pourquoi ça rate ».[13] Le ratage c’est d’abord l’objet. « L’essence de l’objet c’est le ratage ».[14]C’est la thèse de Freud, l’objet est perdu, on ne peut que le retrouver. La première façon, de rater il la qualifie de mâle, et l’autre façon qu’il élabore dans ce séminaire Encore, il l’appelle pas-tout. La façon mâle et le pas-tout se répartissent entre gauche et droite. C’est un tableau. La gauche pour le mâle, pour le tout, et la droite pour le pas-tout. Cette partition, comme on l’a dit, est indépendante de l’anatomie, on peut être femme et choisir de se positionner à gauche et inversement, on peut être homme et à droite. C’est le rapport à la castration par le langage qui permet à Lacan d’opérer cette distinction.
Et pour illustrer, concrétiser cette partition, je vous invite à nouveau à vous rendre au cinéma et même à y courir, pour y voir un documentaire qui vient de sortir : « No land’s song ». C’est un film émouvant, drôle et puissant à la fois d’Ayat Najafi qui relate le combat des femmes en Iran pour faire entendre leurs chants. Il est très enseignant sur le registre de la jouissance, du désir et de la volonté côté pas-tout. Il montre comment des chanteuses, accompagnées par des musiciens et avec l’aide d’artistes français, parviennent à obtenir du Ministère de la Culture et de la Guidance islamiste l’autorisation d’organiser un concert devant un public mixte. En Iran, il est interdit aux femmes de chanter en solo devant des hommes, à cause du trouble jeté sur eux par leurs chants.
Ce mot : trouble, tente de dire l’effet réel, l’attrait, d’une jouissance non localisée, illimitée, énigmatique. Un mollah explique à la réalisatrice que « la voix chantée de la femme se transforme pour donner du plaisir et aucun homme décent ne devrait ressentir d’excitation sexuelle ». La volonté sans faille de ces artistes, de ces femmes leur permet de réaliser leur projet. JA. Miller a fait du vouloir, de l’acte de volonté, une jouissance, spécialement détachée dans la féminité, qu’il s’agisse du propre vouloir du sujet ou du vouloir de l’Autre. « C’est du côté femme que la volonté se détache avec un caractère absolu, infini, inconditionné ». À la fameuse question de Freud « Que veut la femme ? », JAM répond ainsi « elle veut vouloir ».[15]Ce qui n’est pas sans évoquer le résultat d’une psychanalyse quand il s’agit de vouloir ce que l’on désire. Alors n’est-ce pas cette autre satisfaction dont une femme ne peut rien dire, ainsi que cette volonté remarquable que la misogynie aimerait détruire ?
Ce texte est constitué d’extraits d’une conférence de l’ACF-CAPA prononcée à Amiens le 23 mars 2016.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 79.
[2] Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, p. 1021
[3] Ibidem
[4] Cf. Héritier F., Science et avenir, hors-série, janvier février 2012. Françoise Héritier est professeure émérite au Collège de France. Elle travaille notamment sur la parenté, les systèmes d’alliances et la question du genre. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages.
[5] Héritier F., Ibid.
[6] Lacan J., Encore, op. cit., p. 79.
[7] Freud S., « Psychologie de la vie amoureuse », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1977, p. 55.
[8] Ibid, p. 48.
[9] Freud S., « Psychologie de la vie amoureuse », La vie sexuelle, PUF, p. 48.
[10] Freud S. « Psychologie de la vie amoureuse », La vie sexuelle, PUF, p. 59.
[11] Lacan J., Encore, op. cit., p. 44.
[12] Ibid., p. 48.
[13] Ibid., p. 55
[14] Ibid., p. 55.
[15] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçons des 12 et 16 janvier 2000.