Nous étions plus de 600 participants au Forum de Bruxelles le 1er décembre dernier. Les intervenants ont chacun tenté d’apporter des éléments de réponses à ces questions : comment combattre les discours qui tuent ? Et tout d’abord ces discours, quels sont-ils ?
L’exploitation et la privatisation des ressources naturelles et des matières premières, les guerres, les effets du réchauffement climatique, ont jeté des millions de gens sur les routes à travers le monde, ce sont ces flux migratoires immenses dont témoigne le film Human Flow [1].
Cependant, si l’internationalisation des flux commerciaux et financiers et la globalisation de l’économie permet une circulation toujours plus rapide des biens et soumise à toujours moins de contrôle grâce aux accords économiques et commerciaux liant les États et les continents, on observe partout la fermeture des frontières aux personnes avec la construction toujours plus étendue de murs, ainsi que la construction de camps, comme autant de dispositifs de rétention et de contrôle des flux humains. « Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation » [2], annonçait Lacan en 1967.
L’une des faces de ces discours qui tuent naît ainsi de l’alliance du discours de la science au discours capitaliste, il s’agit d’un discours qui comptabilise, qui chiffre, qui anonymise, qui n’a de cesse au nom de la neutralité scientifique d’instaurer de nouvelles normes, au détriment de la singularité des sujets dont il se fait le gestionnaire. C’est le discours sanitaire évoqué lors du premier forum européen qui s’est tenu à Bruxelles en juillet 2017, lors de PIPOL 8. Ainsi « l’universalisation introduite par la science dans le remaniement des groupements sociaux » [3] selon l’expression de Lacan, produit par effet retour « l’insurrection des jouissances »[4] nous dit Éric Laurent.
Face à cette universalisation opérée par le discours de la science et produisant un marché dit commun mais dont beaucoup sont exceptés, laissés pour compte, prolifèrent en effet des discours de haine, les discours identitaires des partis nationalistes et xénophobes, axés sur la haine de l’autre, eux aussi construits sur le fantasme d’un bien commun mais à l’échelle de la nation érigée en rempart et prônant la fermeture à l’autre, l’entre-soi.
Les discours populistes portés par les mouvances d’extrême droite ont à ce point gangréné l’Europe que la mise en question de la construction européenne est devenue le principal enjeu des élections européennes à venir. Souvenons-nous que le Brexit paraissait il y a peu impossible, de même la victoire de Trump aux États Unis, ou encore celle de Bolsonaro au Brésil.
Il s’agit là d’un populisme opiniologique. En effet de nos jours les opinions se forgent sur les réseaux sociaux – lesquels sont immergés par les trolls et les fake-news – et sont renforcées par leur fonctionnement algorithmique, celui-ci favorisant, au contraire de la place publique, la solitude et l’entre-soi. Par ailleurs ces plateformes sont sujettes de façon récurrente à des opérations d’ingérences, notamment en période électorale. Désormais les faits objectifs ont ainsi moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles. À l’ère de la post-vérité, soit de la montée en puissance d’une indifférence à la vérité, cette dernière n’a plus d’effet sur le réel.[5]
S’ouvre donc une guerre de discours où les psychanalystes ont à prendre leur part en défendant l’éthique transmise par Lacan. Celui-ci les exhortait en effet dans ses Écrits : « Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité́ de son époque. Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraine dans l’œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages. » [6]
Le discours universitaire, malgré son attachement à la vérité, ne nous sera pas ici d’un grand recours. En effet s’il s’attache à apparaitre nettoyé de toute passion haineuse, il ne fait pas pour autant lien, au contraire même il isole, note Éric Laurent. Le discours analytique, en prise direct sur le réel, apparaît à cet égard d’un plus grand soutien, non seulement il nous éclaire, mais il ne recule pas devant la question de la jouissance, ce faisant il produit un mode de lien qui tient compte de la position singulière de chacun.
Or Éric Laurent nous invite à suivre la voie d’un discours qui poursuit cette même visée, un discours en cela « civilisateur ». Il s’agit du discours porté par les grands mouvements féministes qui se font aujourd’hui voir et entendre à travers le monde. Il avance que cette émergence de la parole des femmes est la chance d’un discours dé-ségrégatif, un discours où peuvent venir se loger ceux qui objectent aux discours universalisants de même que les oubliés du grand marché commun.
Ces discours, portés essentiellement par la parole des femmes, en défendant les droits des minorités, les droits des minorités sexuelles mais aussi les droits des migrants, ceux qui ont laissé derrière eux leurs droits de citoyens, en s’appuyant finalement sur le droit de chaque-un, renouvelle la question essentielle des droits de l’homme, de ses droits fondamentaux et inaliénables. C’est également un nouvel abord de la question de l’identité puisqu’il prend en considération la jouissance singulière, réfractaire, et son caractère problématique.
Parallèlement à cette mobilisation des femmes à travers le monde, pour leurs droits et pour les droits de quelques autres, à la présence également massive des femmes dans les grands mouvements sociaux qui agitent l’époque, des mouvements Occupy aux Indignés, des printemps arabes aux marches des femmes en Argentine, au Chili, au Brésil, en Europe, un désir de démocratie se fait entendre. Et une aspiration à plus de solidarité, à plus d’équité, qui n’est pas compatible avec la fermeture à l’autre prônée aujourd’hui par nombre de discours populistes en Europe et dans le monde. Ces mouvements hétérogènes qui proposent, plutôt qu’une pente universalisante, le cas particulier pour paradigme, qui proposent plutôt que le fantasme d’un même bien commun pour tous la prise en compte des modes de jouissance singuliers, ouvrent à la logique du pas-tout, et par là nous invitent à repenser notre modèle politique Européen.
Cette question sera celle du prochain forum, à Milan, le 16 février prochain : à l’heure où les discours qui tuent menacent de façon inquiétante ce qui fonde nos démocraties, quel projet sera viable pour l’Europe ?
[1] Human Flow, Documentaire d’Ai Wei Wei, Festival internationnal du film de Berlin, Allemagne, 2017.
[2] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 257.
[3] Ibid.
[4] Laurent Éric, « Discours et jouissances mauvaises », Hebdo Blog n° 155, décembre 2017, https://www.hebdo-blog.fr/discours-jouissances-mauvaises/
[5] http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/12/07/31003-20181207ARTFIG00280-myriam-revault-d-allonnes-la-verite-n-a-plus-d-effet-sur-le-reel.php
[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », (1953), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.