Mme J. n’a plus goût à la vie. « Je m’intéresse à rien » forme l’antienne qu’elle répète de sa voix fluette tout au long de cette présentation de malade[1] et dont elle donne toutes les déclinaisons : elle reste chez elle à ne rien faire, elle ne regarde pas la télévision, elle manque de concentration pour se plonger dans un livre, elle ne peut plus s’occuper de son fils, etc. Elle ne parvient pas non plus à trouver un travail, faute d’avoir pu « trouver sa voie ». Elle n’a en effet jamais vraiment su ce qui aurait pu l’intéresser afin de s’investir durablement dans une formation. Sa scolarité a été marquée par deux redoublements (l’un en classe de CM2 et l’autre en 4ème) : elle ne « comprenait plus rien » en cours, ce qui indique l’opacité que peut parfois prendre le symbolique pour elle. Puis ce parcours s’achève par un décrochage : orientée par défaut en BEP secrétariat, elle ne termine pas sa deuxième année. Elle ne va plus en cours et part « traîner » dans les rues. « Je savais pas quoi faire », dit-elle. Et, bien qu’elle ait bénéficié d’un accompagnement sur le plan professionnel (reprise de sa formation, stages, etc.), elle ne sait toujours pas. L’inhibition paraît dominer la vie de Mme J. ; inhibition dont Freud indique qu’elle résulte soit d’une érotisation en excès, soit d’un défaut d’investissement libidinal[2].
Si rien n’intéresse Mme J., si elle manque d’une orientation, c’est parce qu’aucun semblant ne semble propre à aimanter son désir, à célébrer les retrouvailles avec l’objet perdu. Celui-ci est toujours de son côté, et elle se trouve confrontée, de manière corrélative, à l’inexistence de l’Autre. « De ce jeu de l’Autre que sont à la fois le langage et toute la structure de l’expérience humaine en tant qu’elle est façonnée et tressée de réalités qui n’ont d’existence que de langage, les études, un métier, le mariage, l’argent, les emprunts, les contrats, les assurances, les loisirs, les journaux, les musées, les sports, la mode, de tout ce jeu, de tout ce qui constitue cette dimension Autre, le sujet en expérimente, si on peut dire, la fondamentale inexistence, l’absence d’enjeu ou de raison. Le transfert de jouissance vers la dimension des semblants, transfert qui fait qu’on y croit un peu, n’a pas lieu. La réalité et la vie se présente au sujet, qui pourtant peut y être inscrit ou y faire les mêmes choses que tout le monde, sans leurres et sans illusions, certes, mais aussi sans but et sans intérêt. »[3]
Par conséquent, Mme J. ne peut s’orienter à partir du lieu de l’Autre. Celui-ci ne lui a jamais permis de se ménager une place. Il n’a pas fait « stabitat »[4] pour elle, selon le néologisme de Lacan. Comment habiter ce lieu, dont les règles sont brouillées, lorsqu’il se trouve plein de la rage éthylique du père ou de son agonie ? Mme J. explique en effet que, lorsqu’elle était enfant, elle devait fuir sa maison quand son père buvait et devenait violent : « Il buvait, il frappait ma mère, il était assez violent… je me rappelle que, pour se calmer, pour le laisser se calmer, ma mère elle nous emmenait se promener le soir. On prenait tous nos manteaux et puis on allait dans la nuit se balader le temps qu’il se calme. Et je m’en rappelle, comme j’avais peur du noir, elle fumait ma mère donc je regardais tout le temps sa cigarette allumée dans le noir ». Jetée hors du domicile par ce père explosif qu’elle ne « comprenait pas », elle s’accroche à l’extrémité incandescente de la cigarette de sa mère. Si ce lampion de fortune ne constitue qu’une mince accroche, c’est néanmoins une trouvaille importante pour ce sujet perdu, qui ne peut compter sur le phare du Nom-du-Père pour se guider dans les ténèbres et éviter de s’échouer. À l’adolescence, son père, atteint d’un cancer, lui demande de quitter le domicile : « Il voulait pas que je le vois mourir en fait. […] C’était mieux que je m’en aille, je le voyais dépérir, ça me faisait du mal ». Alors « il m’a dit qu’il ne voulait plus que je sois chez moi ».
C’est au moment où son fils fait sa rentrée en troisième que le problème de l’orientation se pose, à nouveau, pour Mme J. : « Mon fils qui va aller au lycée l’année prochaine, je sais pas où le mettre […] Je sais pas où il va aller. Ça m’inquiète ». À la dépression s’ajoutent alors des angoisses et les phénomènes de corps (maux de ventre) qui la précipitent à l’hôpital. L’inexistence de l’Autre expose particulièrement le corps au retour de la jouissance : « Au vide libidinal sur le versant du semblant, répond, sur le versant du réel hors discours, un retour de la jouissance qui envahit le corps »[5].
« Je me sens dans un trou », résume Mme J. Il ne s’agit pas uniquement de sa localisation géographique – « isolée », loin de la ville et de ses proches – mais aussi de sa situation subjective. Ce trou se manifeste à la fois dans son lien social et dans sa pensée : « Je pense plus à rien, dit-elle. J’ai rien dans la tête en fait ». Elle semble incarner ce trou, cette coupure dont parle Lacan dans le Séminaire VI : « La coupure est ce par quoi le courant d’une tension originelle, quelle qu’elle soit, est pris dans une série d’alternatives qui introduisent ce que l’on peut appeler la machine fondamentale. Cette machine est proprement ce que nous retrouvons comme détaché, dégagé, au principe de la schizophrénie. Là, le sujet s’identifie à la discordance comme telle de cette machine par rapport au courant vital. »[6] Débranchée de cette machine que constitue l’Autre et dont le symbolique régule les pulsions, Mme J. ne peut « profiter de la vie » ; et, dès lors, est soumise au règne de la pulsion de mort.
[1] Patiente reçue par Pierre Stréliski dans le cadre d’une des présentations de malades de l’Antenne Clinique d’Angers.
[2] Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993, p. 6-7.
[3] Zenoni A., L’autre pratique clinique, Toulouse, Érès, 2009, p. 163.
[4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.
[5] Zenoni A., L’autre pratique clinique, op. cit., p. 170.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013, p. 539-540.