La psychanalyse n’étant pas une expérience d’observation, nous sommes partie prenante des cures que nous menons. Lacan dit le psychanalyste dans le coup, et en conclut qu’il peut avoir une place dans la société.[1] Ceci vaut d’autant plus pour la chose politique que Freud, Lacan, et leurs élèves jusqu’à aujourd’hui, ont grandement contribué à ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Ce n’est pas que nous ayons parlé à l’oreille des princes, mais que notre action – soit, d’abord et surtout, chaque cure avec ses effets sur l’analysant, son entourage, nos publications, etc. – a participé à la destitution de la figure traditionnelle du père, des idéaux, des religions, bref des orthodoxies diverses qui faisaient le monde d’hier. Au zénith de celui d’aujourd’hui brille un autre astre, la poursuite de la jouissance dont J.-A. Miller dit, en paraphrasant Saint-Just, qu’elle est devenue un facteur de la politique. [2]
Que nous le voulions ou non, cela nous oblige, et nous met au défi de l’assumer. Mais comment ? Depuis le début de ce siècle, J.-A. Miller a soutenu que l’on gagnerait beaucoup à prendre langue avec une nymphe accorte, aux charmes constamment renouvelés, aux noms multiples, et qui plus est très française : ce fut l’opinion éclairée à laquelle il adressa ses Lettres, et plus récemment la République des Lettres.[3] Il ne s’agit évidemment pas de rêver à former ce qu’un Marc Fumaroli qualifie de citoyenneté idéale,[4] mais un réseau d’intellectuels, d’artistes, de psychanalystes, de cliniciens divers, qui répande la peste, annoncée déjà par Freud accostant en Amérique, celle d’un discours qui vise à répondre de la bonne façon au nouveau cours des choses. Ce n’est pas la chimère dont certains esprits chagrins se moquent volontiers. L’histoire a montré au contraire sa redoutable efficacité : elle a répandu quasiment partout le discours de la science, soit la substitution progressive du culte de la lettre à celui de Dieu. Pour le meilleur ou pour le pire, elle a fait notre lit, voire notre divan, et l’ignorer ne ferait que nous enfermer dans une solitude dangereuse.
[1] Lacan, J., Mon enseignement, Paris, Seuil, Coll. Les paradoxes de Lacan, p.64-66.
[2] Miller, J.-A., « Lacan et la politique », Entretien avec J.-P. Clero et L. Lotte, Cités, n°16, 2003, p. 120-121.
[3] Miller, J.-A., Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002 ; « Perpétuer la nymphe », La Règle du jeu, 31 mai 2017.
[4] Fumaroli, M., La République des Lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2015, p. 33-55.