À son arrivée en institution, quelque chose de la présence du corps des personnes autistes ne peut manquer de marquer le jeune clinicien : certains sont dévêtus, d’autres courent, d’autres encore semblent gésir à terre… Si ces patients ont la réputation de ne pas beaucoup utiliser le langage, ils témoignent toutefois de comment les mots marquent leur corps.
Les autistes ont affaire au réel d’un corps qui les dé-borde et qui revêt les caractéristiques d’une jouissance auto-érotique impérieuse – c’est alors la bouche qui se mord elle-même, les doigts qui se touchent entre eux, l’oreille qui s’entend… Ici, le corps se jouit et se présente comme un il y a.
L’autiste nous enseigne ainsi de façon paradigmatique ce que c’est qu’avoir un corps. Jacques-Alain Miller fait de l’autisme le « statut natif du sujet » [1] , à rapprocher du parlêtre. En effet, après « Yadl’Un » et « Il n’y a pas de rapport sexuel », il ajoute « une troisième formule – il y a le corps. [Il faut] que le Séminaire Encore s’entende en-corps. À ce niveau restent à penser les deux […] qui ne sont pas les deux sexes, mais le Un et le corps. Le corps apparaît là comme l’Autre du signifiant, [soit] l’Autre du corps et de sa jouissance. Une fois le discours nettoyé du rapport sexuel, ce qui se dénude dans le réel, c’est la conjonction du Un et du corps. » [2]
Quelle serait la spécificité de l’autisme vis-à-vis de cette conjonction ? Le S1, dans l’autisme, ne parviendrait pas à laisser de marque, de sillon, de godet, de lettre dans le corps, qui écrive la jouissance. Éric Laurent parle ainsi de « forclusion du trou » [3]. J.-A. Miller la ramène à une « forclusion du S1 » [4] donnant lieu à « sa métamorphose multiplicative en un essaim. Risquons ce mathème (S1)0 –> S1 S1 S1 S1… » [5]. La conséquence de cette forclusion est une pure itération [6] : le signifiant se répète indéfiniment sans trouver de marque où se loger et se comporte tel un écho sur une paroi sans relief comme l’enseignent les cas présentés dans le dernier Quarto sur « Clinique et politique de l’autisme » [7].
Les autistes nous enseignent alors la grande variété de leurs savoir-faire en usant d’un « intérêt spécifique » [8], toujours original. Finalement, le travail du clinicien consiste essentiellement à suivre chacun d’entre eux dans cette invention qui fait fonction de lettre non dialectisable, hors sens, pour faire bord à la jouissance auto-érotique. Elle nomme les affects indicibles de perplexité et d’angoisse, et vise ainsi lalangue du corps vivant – au-delà, mais pas sans le signifiant.
Élise Etchamendy
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[1] Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 8.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-Tout-Seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 18 mai 2011, inédit.
[3] Laurent É., La Bataille de l’autisme, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2012, p. 66.
[4] Miller J.-A., « Préface », in Maleval J.- C., La Différence autistique, Paris, PUV, 2021, p. 13.
[5] Ibid.
[6] Cf. ibid. : « L’itération du signifiant unaire s’accomplit sans effet de signification : jamais il ne rencontre un signifiant binaire avec lequel faire couple, et son avancée inexorable proscrit toute rétroaction. Est-ce une chaîne ? Non. C’est une succession, et elle est pure car non métonymique ».
[7] Cf. « Clinique et politique de l’autisme », Quarto, n°132, décembre 2022.
[8] Cf. Laurent É., « L’affinité élective de l’autistic mind », in Perrin-Chérel M. (s/dir.), Affinity Therapy, Rennes, PUR, 2015, p. 117-127.