Et, s’il y a une démonstration à laquelle Lacan s’est attachée, indépendamment de tout structuralisme, c’est celle-ci : que le Un est transis par l’Autre, qu’il en est l’émanation, que l’Autre précède l’Un.
Ce thème récurrent, permanent, de ce que Lacan a enseigné, ce thème de la précession de l’Autre, a d’autant plus d’éclat qu’il défait, qu’il conteste, qu’il dénonce les affinités paranoïaques du sujet de l’énonciation.
(…)
Au fond il y a chez Lacan et c’est ce qui a retenu auprès de lui ceux qui l’ont suivi, c’est sa façon de repousser ce qui a été pensé avant pour reprendre à zéro ce qui veut dire à partir, en psychanalyse, à partir du témoignage du sujet.
Ce témoignage passe par le langage et Lacan, le langage, il le situait dans cette période « De nos antécédents » comme une fonction de relations sociales, mais comme un facteur inéliminable. Et pour lui, ce qui est ainsi communicable de la singularité subjective est par là nécessairement investi dans le culturel.
Une fois effectué le nettoyage des préjugés raisonnants, il reste le langage. Avant tout structuralisme, Lacan avait isolé dans ses antécédents, dans les années 30, il avait isolé le langage comme le résidu inéliminable dans la relation à la singularité de l’Autre.
On le voit dans le premier texte théorique de Lacan sur la psychanalyse qui figure dans cette partie « De nos antécédents » et qui s’intitule « Au-delà du principe de réalité », texte qui se présente comme la première partie d’un ensemble dont la seconde n’a jamais été écrite.
C’est dans cette affirmation d’une reprise à zéro, dans cet écart pris par rapport au discours de l’Autre que Lacan propose dans ce texte ce qu’il appelle une description phénoménologique de l’expérience analytique qui, à la relire, me conduit à confirmer ce que j’avais jadis déjà à son propos articulé : que c’est la matrice de tout ce que Lacan écrira par la suite de l’expérience analytique.
Cette phénoménologie qui comporte une croix mise sur l’Autre, sur le discours de l’Autre, permet d’isoler comme données de l’expérience le langage en tant qu’il signifie pour un Autre, c’est-à-dire en tant que le langage par lui-même défait ce que j’appelai l’illusion d’être seul c’est-à -dire le langage, enfin l’éclat de ce mot, l’éclat auquel Lacan a porté ce mot, tient sans doute, peut être réinscrit dans le structuralisme ou dans ce qu’on a appelé le linguistic turn de la pensée philosophique du XXe siècle, mais l’éclat propre que Lacan a donné à ce mot tient à ce qu’il condense en lui- même, si je puis dire, la sortie de la paranoïa.
C’est ce que Lacan plus tard formulera d’un terme emprunté au discours philosophique, comme l’intersubjectivité. L’intersubjectivité, c’est ce qui répond à la description moqueuse de Valéry des professions délirantes, ces professions qui sont peuplées d’Uniques. L’intersubjectivité, c’est l’objection « tu ne peux être toi que dans la mesure où il y a un Autre ».
En 1936, Lacan ne dispose pas encore de ce terme, d’intersubjectivité, et il le formule aussi près que possible en disant que la « nature » de l’homme – « nature » entre guillemets – est sa relation à l’homme ce qui introduit aussi un certain relativisme de l’individu à l’endroit de la société. L’individu lacanien en 1936 est constitué au sein de relations interhumaines et issu d’une interaction sociale et j’y vois autant de prodromes du discours de l’Autre ; et donc le comportement individuel, dit-il, porte la marque d’un certain nombre de relations typiques où s’expriment une certaine structure sociale.
Ne disposant à cette date que du couple individu-société, on peut néanmoins y lire comme l’annonce de ce que Lacan construira comme le rapport du sujet et de l’Autre – du grand Autre.
Autrement dit l’élan primordial, il me semble que j’en retrouve les traces en lisant le texte « De nos antécédents », l’élan primordial de la pensée de Lacan est donné, est indexé sur le rapport à l’Autre.
Et puisque j’ai rendu populaire l’expression du « tout dernier enseignement de Lacan », pourquoi ne pas parler de son tout premier enseignement et que ce tout premier enseignement porte sur le rapport à l’Autre. Mais ce rapport à l’Autre, ça n’est pas le rapport apaisé de l’intersubjectivité, c’est un rapport conflictuel. C’est un rapport, ce rapport initial, c’est un rapport qui n’est pas harmonique. Et, au fond, on dirait qu’il n’y a que ça qui occupe Lacan, allons-y : il n’y a que ça qui occupe Lacan, ce rapport à l’Autre marqué par le refus de l’Autre, par l’hostilité, par la destruction, un rapport à l’Autre qui oscille d’identifications en agressions.
L’ensemble du tout premier enseignement de Lacan est, de façon permanente, consacré au refus de l’Autre.
Après tout la première invention de Lacan en psychiatrie, dit-il, c’est la connaissance paranoïaque, après que sa thèse elle-même ait porté sur la paranoïa. Et c’est évidemment la même inspiration qui préside à sa première invention en psychanalyse, à savoir le stade du miroir.
Il y a une cohérence parfaite entre ici la façon dont il fait son entrée en psychiatrie et en psychanalyse. Le stade du miroir tel qu’il le présente c’est évidemment le drame du rapport à l’Autre, d’un rapport foncièrement instable qui oscille entre l’Autre c’est moi et qui bascule entre ceci et l’Autre me dépossède de mon être, ce qui engagera Lacan dans la recherche de ce qui peut pacifier le rapport à l’Autre, de ce qui peut défaire l’évidente affinité paranoïaque de la structure du stade du miroir.
Dans cette veine, il m’apparaît que dans son tout premier enseignement, Lacan n’a parlé que de ça, ou au moins que ceci a été le pivot de sa réflexion : comment surmonter l’affinité paranoïaque de l’homme ?
J’ai évoqué déjà comment on pouvait inscrire dans cette veine son texte « Au-delà du principe de réalité », de 1936 ; nous savons qu’il a donné un exposé sur le stade du miroir cette même année, nous n’en avons pas le texte, un exposé qui a été interrompu au congrès de Marienbad par Ernst Jones et nous avons, je le laisse de côté même si évidemment le stade du miroir de cette date ne pouvait qu’être conforme à ce que j’évoque, mais si je prend 1938, le texte de Lacan sur les Complexes familiaux, je dis qu’il pivote sur la reprise du stade du miroir en termes de complexe d’intrusion – je l’ai évoqué la dernière fois.
Au fond, ce qui apparaît comme le drame essentiel de l’existence infantile, c’est le fait de se connaître des frères, c’est l’intrusion du semblable, c’est l’émergence du semblable et saisie sur le mode de l’intrusion, non pas sur le mode de l’accord mais de la jalousie.
Lacan fait de la jalousie l’expérience qui joue un rôle fondamental dans ce qu’il appelle la genèse de la sociabilité et de la connaissance humaine : l’entrée de l’Autre se fait sous les espèces de la rivalité ce qui introduit à une dialectique de l’identification et de l’agressivité, et cette dialectique comporte – notons-le – comporte déjà la notion que c’est toi-même que tu frappes en l’Autre, quand tu frappes l’Autre c’est toi-même que tu atteins.
On ne peut pas s’empêcher de voir là la cohérence qui conduit Lacan à accrocher dans sa thèse la paranoïa à l’autopunition. Bien sûr, il est allé chercher l’autopunition dans la psychiatrie allemande, il en donne les références, la psychanalyse, le portemanteau de l’autopunition qu’il a recueilli de la bouche d’Alexander, de Staub. Mais l’autopunition qui fait la clé du cas Aimée est évidemment ce qui est repris et ce qui est conçu dans l’exposé sur le stade du miroir comme complexe de l’intrusion.
Alors, il faudrait ici faire sa part à l’articulation du complexe de l’intrusion avec le complexe qui précède, dans la présentation de Lacan, le complexe du sevrage et on voit en effet déjà l’effort chez Lacan pour articuler le statut de l’Autre avec celui de l’objet perdu, de l’objet nourricier perdu.
Donc c’est plus complexe puisque vous avez non seulement l’intrusion, vous avez le sevrage. Le sevrage, au fond, indique la place essentielle de la perte de l’objet nourricier pour l’enfant ; c’est dans la faille de cette perte que s’inscrit l’intrusion de l’Autre.
Et donc il y a déjà une articulation qui se cherche, que Lacan expose entre sevrage et intrusion, entre ce moins (l’objet perdu) et ce plus (du petit autre) et ce sont ces deux éléments qui viendront se conjuguer, si je puis dire, dans ce qu’il appellera bien plus tard l’objet petit a. Mais je n’entre pas là. Pour dire que cette matrice, cette matrice du stade du miroir, cette matrice de la jalousie, de la concurrence rivalitaire conditionne et donne leurs formes – aux yeux de Lacan – donne leurs formes aux pulsions, essentiellement les pulsions sadomasochistes et scotophiliques qui sont destructrices – dans les termes qu’il emploie – destructrices de l’autrui.
[1] Miller J.-A., Vie de Lacan, « L’orientation lacanienne », cours n° 8 du 07/04/2010, p. 59-61, inédit.