Chaque analyste, dans les débuts de sa pratique, peut constater la justesse de la réponse de J. Lacan à J.-A. Miller, en 1973 : « Une pratique n’a pas besoin d’être éclairée pour opérer ». En 2011, avec son cours : « L’Être et l’Un », J.-A. Miller éclaire cette pratique, pour le XXIème siècle, en nous donnant accès au troisième et dernier temps de l’enseignement de Lacan.
Il remarque en effet que Lacan y relègue l’imaginaire et le symbolique au statut de semblants, en indexant le réel par le mot de Das Ding, la chose, par quoi est désignée la pulsion. A ce niveau, nous dit J.-A. Miller, le réel est ce qui revient toujours à la même place, se répète, jouissance du corps, que la dialectique, utilisant le signifiant rhétorique, ne peut attraper, d’où la nécessité de faire appel au signifiant mathématique selon l’usage qu’il a dans la logique. Logique, mot dans lequel résonnent legein et logos…
Le but de ce travail est de présenter comment une intervention, à partir de la logique, a permis une avancée pour un sujet.
Rose a vingt-six ans lors de notre première rencontre, à la fin du XXème siècle, Elle a déjà fait de nombreux séjours en établissement psychiatrique. Elle me dit que les psychiatres ont écrit dans son dossier qu’elle était une « schizophrène autiste » ! Elle a été hospitalisée pour la première fois il y a quelques années, au moment où, se regardant dans la glace, elle a vu le diable auquel, depuis, elle s’est identifiée. Le diable, pour elle, est celui qui choisit le « sadomasochisme, c’est-à-dire trouve les failles des gens pour les diviser ».
Elle cherche quelqu’un à qui elle pourrait expliquer pourquoi elle a programmé son suicide pour le printemps prochain, à Pâques. Elle ne peut en parler à son psychiatre car elle sait qu’il va la faire de nouveau hospitaliser. Ses parents feront de même si elle leur en parle. Il lui a été dit qu’un psychanalyste accepterait, lui, de l’écouter en cherchant à comprendre avec elle. Elle a, en effet, absolument besoin de savoir si l’on peut comprendre les motifs qui la conduisent au projet de mettre fin à ses jours.
Elle exprime ainsi sa construction délirante : « Je suis de descendance divine, promise à la perfection divine qui me rendrait immortelle. Avec un peu de volonté je sais que je pourrais être le messie. Je n’ai pas saisi les perches qui m’ont été tendues pour réaliser ce destin. Ma liberté me conduit à m’identifier à Satan, à faire le mal, et à me faire mal dans le sadomasochisme. C’est parce que Dieu a laissé le choix à l’homme que je choisirai le diable. C’est un choix en toute connaissance de cause car j’ai déjà connu cette identification. C’est une vie d’enfer. Cette fois je sais que je ne m’en sortirai pas, je fais donc le choix de me suicider avant, à Pâques, au moment de la mort du Christ, par lâcheté, pour échapper à cette vie horrible. En effet, comme j’ai dans mes gènes quelque chose qui me rend immortelle, le suicide est la seule mort possible pour moi ! Cela peut sembler un délire aux gens normaux, mais pour moi c’est vrai » !
Rose ne réagit à aucune allusion à son histoire. Mes questions demeurent généralement sans réponse jusqu’au jour où, l’échéance fatidique approchant, je lui demande si elle est absolument certaine de cette identification prochaine au diable. Elle répond, avec un sourire : « C’est une quasi-certitude, disons à 99,99% » !
Je lui fais alors remarquer que, dans ce cas, il y a quand même une marge d’erreur, même si elle est très petite, et qu’elle risque donc de se suicider inutilement. J’ajoute que je ne peux pas comprendre pourquoi elle n’attendrait pas que cette identification au diable ait lieu, étant donné qu’il serait alors temps de mettre son acte à exécution en totale connaissance de cause ?
A notre rencontre suivante elle me dit que ma remarque l’a plongée dans un abîme de réflexion : « Je croyais que c’était joué mais, de vous parler, je me rends compte que ce n’est pas aussi clair que je le pensais, peut-être pourrai-je encore remonter la pente et m’identifier à Dieu. En tous les cas, de vous parler, me redonne espoir. Je sens que j’ai encore un peu de temps devant moi ».
Elle découvre alors qu’il n’est pas si facile pour elle de se suicider car, si elle rate son suicide, elle risque d’être handicapée à vie. Elle cherche plutôt les moyens de « se faire euthanasier ». Elle a l’idée que ce doit être plus facile aux Etats-Unis. Finalement elle souhaite le faire dans une démarche commune avec « son âme sœur », un garçon qu’elle a rencontré voici quelques années, puis perdu de vue, et qu’elle doit donc rechercher.
Ses réflexions l’aident à franchir le cap fatidique du printemps sans mettre sa menace à exécution.
Dans les six années qui suivront, après une interruption de nos rencontres, et un moment difficile, son délire chute complètement. Elle décide de gagner de l’argent pour ne plus être à la charge de ses parents. Elle s’engage effectivement dans des actions concrètes, gardes d’enfants, cours d’anglais à de jeunes enfants, découvre son plaisir à chanter, fait partie d’une chorale avec laquelle elle donne des concerts, et entreprend des études pour enseigner le chant…
Après m’avoir invité à un concert que donnait sa chorale, Rose quitte la région parisienne pour aller habiter une région qu’elle aime particulièrement. Huit années plus tard, elle m’adresse une carte où elle écrit : « Un grand bonjour de ma ville d’élection où je trouve tout ce qui fait mon bonheur ». Il s’agit essentiellement de l’enseignement de la musique, sous des formes différentes, dont elle a fait sa profession. Après avoir écrit qu’elle venait de faire une très belle rencontre elle termine ainsi : « Je pense fort à vous et votre soutien qui perdure par la pensée j’en suis sûre ».
Deux années plus tard elle m’adresse un faire-part de son prochain mariage.
Seize années après notre première rencontre, il est donc possible de dire que Rose s’est servie, durablement, d’une intervention de son analyste à partir de la logique, là où les interventions à partir de son histoire, soit du symbolique, demeuraient sans effet, pour remettre en question le système mortifère dans lequel elle se trouvait enfermée, et en sortir en choisissant la vie.