Une rupture est en route dans « la subjectivité de [l’] époque »[1] pour reprendre cette belle et juste formulation de Lacan. Le virtuel est en train de prendre la relève du présentiel.
Les deux confinements en ont accéléré le processus, mais celui-ci avait déjà commencé bien avant. J’avais en effet appris, longtemps avant le premier confinement, que certains collègues de l’AMP menaient des cures par le médium du virtuel (téléphone ou Visio). Ils s’affranchissaient ainsi de la dimension de l’espace, l’une des deux dimensions transcendantales de la sensibilité selon Kant, l’autre étant le temps. La dimension du temps est d’ailleurs aussi concernée par le virtuel, puisque ce dernier permet de gagner du temps et, comme le dit le discours du maître capitaliste, « le temps, c’est de l’argent ». Le virtuel modifie donc le mode opératoire des objets a sans annuler en rien leur puissance en tant qu’organisateurs d’une modalité de jouissance. On peut même penser qu’il la renforce.
Récemment, on peut voir sur une chaîne de télévision une série intitulée Clickbait. En français, ce terme signifie « appât à clics » ou encore « piège à clics », et la définition en est : « sur internet, un contenu dont le but principal est d’attirer l’attention et d’encourager les visiteurs du site à cliquer un lien particulier sur une page web »[2]. Dans cette fiction télévisée, il est question d’un procès fait à un homme. On le voit ensanglanté sur une image et portant deux pancartes. Sur l’une est écrit qu’il sera puni pour avoir abusé d’une femme et sur l’autre qu’il sera mis à mort, car il en a assassiné une autre. La condition pour qu’il soit châtié est que soit franchie la barre de cinq millions de clics. Immédiatement cette vidéo, diffusée sur le web, y fait le buzz et chaque clic est enregistré en direct. Tout clic rapproche en temps réel cet homme de sa mort. On peut donc dire qu’il s’agit d’un lynchage, vieille solution américaine, mise au goût du jour du virtuel.
En ce qui concerne le lien sexuel et amoureux, le virtuel s’est imposé aussi. Les dires analysants recueillis dans la pratique clinique nous enseignent que se développent des pratiques sexuelles avec des partenaires ne se rencontrant jamais en chair et en os. Les deux se mettent d’accord pour s’envoyer des films ou des photos d’eux-mêmes à caractère érotique voire pornographique, puis se branchent et par masturbation conjointe atteignent l’orgasme. Se répand aujourd’hui un « faire l’amour » virtuel.
Mais le virtuel permet encore d’aller plus loin ! Il est possible de créer des profils divers de personnes inventées (noms propres, photos, curriculum), n’existant que dans ce champ virtuel. Autrement dit, le virtuel a rendu possible les « personnalités multiples », autrefois trouble psychiatrique recensé par le DSM. Dans l’empire du virtuel, les personnalités sont multiples.
Et la psychanalyse ? Est-elle dépassée à l’heure du virtuel ?
Non, elle est sur les réseaux sociaux, sur Tweeter, sur Facebook, sur Instagram. N’y sont diffusées que des informations. Toutefois, si certaines séances peuvent adopter la modalité du virtuel, jamais de premiers entretiens, dits préliminaires, ne peuvent avoir lieu ainsi. Jamais non plus ne peut s’envisager une cure sans un rythme de présence physique. Il est vrai que le sujet, en tant que représenté par un signifiant pour un autre signifiant, n’objecte pas au virtuel. On peut même dire que le sujet lui-même n’est que virtuel.
Le corps parlant par contre jamais n’y sera réductible. Dans la rencontre de ce Un unissant paradoxalement le corps et le langage, rien de virtuel. Le corps n’est pas seulement réductible à l’image, il dépasse la dimension de l’Imaginaire ; l’inconscient lui n’est pas réductible aux signifiants-maîtres, donc au Symbolique. Certes les deux ensembles constituent la réalité, laquelle est d’essence virtuelle depuis toujours et pour toujours. Mais le corps parlant, expression explosive, relève en partie du Réel. Il est l’impossible du virtuel.
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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[2] Cf. wikipedia.org