Citizen Kane est le premier film d’Orson Welles, réalisé en 1940 alors qu’il était âgé de 25 ans. Ce film, sorti en 1941, est considéré comme un des chefs d’œuvre du cinéma.
Freud et Lacan ont eu un goût et un intérêt pour les artistes et leurs œuvres. Je cite Freud : « …en matière d’art je ne suis pas un connaisseur mais un profane […]. Les œuvres d’art n’en exercent pas moins sur moi un effet puissant […] J’ai été amené à m’attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière, c’est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet » [1]. Donc à son goût pour l’art s’ajoute sa position : analyser de ce par quoi une œuvre fait effet.
L’enseignement de Lacan est ponctué de références à des œuvres d’art. Chacune d’entre elles vient soutenir un point de son enseignement : La dolce vita de Fellini pour désigner la Chose ; La règle du jeu de Renoir pour cerner l’objet a ; l’œuvre de J. Joyce pour élaborer le sinthome … Sa position à l’égard de l’art est claire. Nous la connaissons, il l’a écrite dans son hommage à Marguerite Duras. Je le cite: « […] le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […], c’est de se rappeler avec Freud qu’en la matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » [2]. Donc le parti pris de Lacan est sans ambages : celui de s’enseigner de l’artiste.
Lacan disait de l’écran de cinéma qu’il pouvait être « le révélateur le plus sensible » et qu’il pouvait « illuminer la psychanalyse » [3]. S’agissant du symptôme, qu’est-ce que Citizen Kane peut nous révéler, en quoi peut-il nous éclairer ?
Christiane Alberti, en ouverture de cette session d’enseignement [4] et prenant appui sur Le Séminaire V, nous a invités à considérer la tension existante entre le symptôme d’un côté et le caractère de l’autre. Entre le symptôme comme formation isolable, comme signe déchiffrable, comme parasite vécu comme étranger, ne faisant pas partie de notre personnalité et le symptôme qui est intégré à la personnalité du sujet, qui s’étend à sa vie entière. Là, dans cette deuxième acception, le symptôme s’étend à la manière d’être. Dans les pages 474-475 de ce Séminaire, Lacan développe cette autre acception du symptôme. Il va considérer le névrosé dans l’ensemble de ce qu’il donne à voir et à entendre et le comparer à une geste, au sens de la chanson de geste, c’est-à-dire à la somme de son histoire. Il précise : « La somme du comportement du névrosé se présente comme une parole […] mais entièrement cryptographique, inconnue du sujet quant au sens, encore qu’il l’a prononcée par tout son être, par tout ce qu’il manifeste, par tout ce qu’il évoque et a réalisé inéluctablement dans une certaine voie d’achèvement et d’inachèvement, si rien n’y intervient qui soit de […] l’analyse. » C’est-à-dire tant que le sujet ne fait pas d’analyse. Il poursuit : « C’est une parole prononcée par le sujet barré, barré à lui-même, que nous appelons l’inconscient. » Lacan compare là l’ensemble de la personnalité du névrosé à un texte, c’est-à-dire à quelque chose qui veut dire, qui a un sens, mais dont le contenu est inconscient. De sorte que l’on peut distinguer le symptôme pris isolément du caractère symptomatique.
Citizen Kane. Au début du film, Charles Foster Kane meurt, seul, dans son immense château de Xanadu, en prononçant dans un dernier souffle un mot : rosebud. Riche héritier, devenu magnat de la presse, homme influent, capable de tous les excès, marié à la nièce du président des États-Unis, il a côtoyé tous les grands de ce monde mais il finit seul, dans un château à sa démesure. Rosebud ? À quoi se réfère ce mot, cet ultime mot prononcé par Kane ? Est-ce un lieu caché, le surnom d’une femme, quoi d’autre ?… Un journaliste chargé de percer le mystère va enquêter et rencontrer certains de ceux qui ont connu Kane. Chacun va livrer sa version de l’homme et du personnage public qu’il a été. Mais à la fin, alors que tous les événements notables de la vie de Kane ont été racontés, alors que tout a été dit, l’énigme du mot rosebud demeure. L’enquête est terminée. La caméra surplombe alors une salle aux proportions gigantesques dans laquelle sont entreposés les milliers d’objets amassés par Kane au cours de sa vie dont ceux qui meublaient la maison de son enfance. La caméra les survole, se rapproche. La main d’un ouvrier chargé de faire le tri saisit une luge, la jette au feu et là, dans l’âtre, parmi les flammes qui la lèchent apparait peint sur la luge le mot rosebud. Fin du film.
Ainsi tous ceux qui ont côtoyé Kane et partagé son intimité ont raconté l’homme qu’il avait été. C’est le discours de l’Autre. Qu’apprend-on du discours de l’Autre ? Qu’il a été un enfant. À l’âge de onze ans, sa mère modeste hôtelière se retrouvant propriétaire d’une mine d’or décide d’en confier la gestion à un banquier et de confier à ce banquier l’éducation de Charles. La tractation se passe dans la maison familiale pendant que Charles joue dehors dans la neige avec sa luge. Père, mère et banquier sortent le retrouver. Il apprend qu’il doit partir. Le père précise « tu seras riche, l’homme le plus riche d’Amérique ! » Charles se regimbe, en vain. La scène est terminée. La caméra filme alors la luge, restée seule dans le paysage. Elle est maintenant recouverte de neige. Qu’apprend-on encore du discours de l’Autre ? Qu’adulte, comme prévu dans le contrat passé entre sa mère et le banquier, il est devenu propriétaire de la fortune qu’a rapportée la mine d’or. Il l’investit alors à avoir un journal à lui, à devenir patron de presse avec un credo : y faire valoir la vérité et y revendiquer le droit et le respect pour les citoyens. Il se marie avec la nièce du président des États-Unis. Ambitieux, passionné et fort de son idéal d’intégrité, il convoite un poste de gouverneur. Il veut faire son affaire de la protection des déshérités. Menacé par son concurrent qui, pour le faire battre, veut révéler sa liaison extra conjugale, il s’obstine et perd les élections. C’est la fin de sa carrière politique. Il épouse alors sa maîtresse Susan, modeste cantatrice et décide d’en faire une diva contre son gré. « Nous allons devenir une grande chanteuse d’opéra », dit-il. Il lui paie des cours de chant, il lui fait bâtir un opéra mais rien n’y fait. La voix, le talent ne sont pas là. Les critiques sont accablantes. Pourtant Kane somme Susan de persévérer. Elle fait alors une tentative de suicide. C’est la fin pour lui de cette carrière rêvée. Kane et Susan se retirent alors à Xanadu château gigantesque aux proportions démesurées qu’il a fait bâtir. Désœuvrée, en manque d’amour, Susan le quitte. Kane se retrouve seul. C’est là, à Xanadu, isolé de tous, qu’il meurt en prononçant le mot rosebud.
Le discours de l’Autre nous a édifiés sur le personnage qu’il a été. Nous savons maintenant que rosebud était le nom de sa luge d’enfant. Mais au fond, qu’est-ce que cet objet privilégié, qui se détache de tous les autres au point d’être seul à être invoqué à l’heure de sa mort était pour Kane ? Un signifiant. Sa valeur d’exception nous l’indique. En matière de signifiant –dans la névrose –, la règle d’or [5] de Lacan s’impose : un signifiant n’a pas de signification univoque. Alors à quoi cette luge renvoie-t-elle ? À l’enfance brutalement interrompue ? À la séparation d’avec la mère ? À la séparation d’avec le père ? À l’arrachement d’avec sa maison ? En tout état de cause, quelque chose a été perdu que cette luge représente et à laquelle le sujet Kane est resté attaché. Cet attachement lui-même, la fixité de cet attachement à sa luge d’enfance nous conduit à envisager cet objet sur un autre versant. Dans sa Conférence 23, Freud travaillant sur les modes de formation des symptômes remarquait que « des évènements purement accidentels survenus dans l’enfance sont capables de laisser des points d’appui pour la fixation de la libido ». Pour le formuler autrement, avec Lacan cette fois, disons qu’à cette luge est attachée une charge libidinale, pulsionnelle, une charge de jouissance liée à l’enfance, à la mère, au père, et aussi bien au corps propre, eu égard au fait que les objets qui nous sont proches, ceux qui nous touchent, sont toujours des bouts de nous‑mêmes mis à l’extérieur, dans le champ de l’Autre [6]. Rosebud, luge d’enfant, objet appartenant au monde des objets communs n’est pas un objet comme les autres. Il n’est pas l’objet perdu puisque l’objet perdu est précisément perdu et de fait à jamais inaccessible, il est ce qui en tient lieu, ce qui occupe cette place vide. Rosebud est une guise de l’objet perdu. Un détail du film confirme ce statut d’objet perdu : ce détail se situe à la Noël qui suivit son départ de chez lui pour être élevé et éduqué par le banquier. Que reçut-il en cadeau ? Une luge, absolument identique à celle qu’il avait possédée. Et pourtant son œil noir en dit long sur le fait que non, cette luge n’est pas la sienne, ça n’est pas celle qu’il a laissée, ça n’est pas celle qu’il a perdue, c’est raté, ça n’est pas ça ! Rosebud, luge d’enfant, objet commun s’est mis à fonctionner comme un objet petit a, objet très spécial qui noue castration et cause du désir.
Dès lors, comment ne pas s’apercevoir que toute la vie de Kane a été orientée par la répétition de ce ratage. Avoir maintenu sa candidature au poste de gouverneur malgré l’échec annoncé ; s’être obstiné à faire de sa femme une diva en dépit de son impuissance à le devenir ; avoir acquis des objets de valeur par centaines, vainement… Ici, c’est la répétition qui donne son statut de symptôme au ratage lequel prend la valeur d’acte manqué. Dans « Lire un symptôme » [7], Jacques-Alain Miller fait de l’acte manqué, lorsqu’il se répète, quelque chose de symptomatique. Il précise que lorsque cette répétition envahit tout le comportement du sujet, alors on peut lui donner le statut de symptôme.
O. Welles n’avait pas d’amitié pour la psychanalyse. Il avait le symbolisme en horreur. Peut‑être aurait-il aimé le réel de Lacan. La forme du film avec lequel il transporte les spectateurs que nous sommes, la forme de Citizen Kane tourné en 1940 est tout entière construite selon la logique temporelle inconsciente élaborée par Lacan cinq ans plus tard. Le temps n’y est pas traité en terme de durée mais en terme de logique. Une logique structurée par l’instant de voir, ici c’est le court instant où, dès les premières minutes du film nous entendons le mot rosebud, sans savoir de quoi il retourne. Vient ensuite le temps pour comprendre, ici grâce à plusieurs flashbacks, c’est la découverte d’une masse d’éléments biographiques. Puis vient le moment de conclure, bref lui aussi, celui où apparaissant dans l’âtre, la luge permet rétroactivement de donner un sens à tout ce qui précède. Mais le tour de force de Welles, lacanien avant Lacan est de nous avoir faire croire que l’énigme que constitue le mot rosebud est résolue. La satisfaction obtenue par le spectateur lorsqu’en un instant final tout devient clair, ça y est, nous y sommes, rosebud était la luge de son enfance brutalement interrompue, cette satisfaction pour être réelle n’en est pas moins trompeuse. Le sens ne délivre pas le fin mot. Quelque chose nous échappe encore qui dans le même temps appartient au sujet Kane et lui est étranger, à quoi il est lié symptomatiquement.
[1] Freud S., « Le Moïse de Michel-Ange », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, p. 87.
[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 23.
[4] Alberti C., Intervention au Collège Clinique 2017-2018 La boussole du symptôme, Toulouse.
[5] Lacan J., Le Séminaire, le livre IV, La relation d’objet, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 288.
[6] Brousse M.-H., conférence à Toulouse, « Le champ de l’objet ou comment un objet peut en cacher un autre », 2007.
[7] Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, p. 54-55.