Tel un origami inversé, ce texte déplie méthodiquement l’oxymore du poète Henri Michaux, « Entre centre et absence », convoqué à deux reprises par Lacan pour faire apparaître dans la langue l’hétérogénéité entre la dimension du savoir et celle de la jouissance. Éric Laurent nous fait entrevoir qu’il est possible à tout instant de s’éloigner du sens pour s’orienter vers cet espace littoral, même si ce n’est jamais que l’« esp d’un laps » [1].
Benoît Delarue
Pour situer la topologie de la jouissance qu’introduit la phrase poétique « Entre centre et absence », commençons par souligner combien elle met en exergue le signifiant entre. Il suffit d’écrire « Centre et absence » tous seuls pour que l’absence de entre se fasse entendre dans sa résonance. L’allitération de entre et c’entre fait aussi percevoir le sence final dans toute sa dimension de séparation, de ab-.
Le littoral de la jouissance
Lacan utilise deux fois cette référence de Michaux. Une fois en 1971 dans son texte « Lituraterre », et une autre fois, de façon plus développée, l’année suivante dans son Séminaire …ou pire. Dans le premier, cette citation poétique vient soutenir la différence entre frontière et littoral. La frontière sépare deux domaines d’un espace homogène, le littoral, terme forgé par Lacan, sépare deux domaines hétérogènes dans l’espace. On ne passe pas de l’un à l’autre sans entrer dans un n’espace de l’ordre de la bande de Moebius où l’envers et l’endroit communiquent. Dans « Lituraterre », Lacan énonce : « Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral » [2]. Dans un commentaire précis, Miquel Bassols note que Lacan s’appuie sur la formule poétique pour faire surgir dans la langue une dissymétrie : « Entre centre et absence s’ouvre ainsi un espace qui ne peut plus fonctionner selon la logique de la présence et de l’absence, du un et du zéro » [3]. Par contre, entre le zéro et le Un, s’ouvre l’espace des nombres réels.
De la jouissance à la jouissance féminine
Dans le Séminaire …ou pire, Lacan déplace la formulation de « Lituraterre », qui situait la jouissance, pour l’appliquer à la jouissance féminine comme telle : « la femme […] n’est pas contenue dans la fonction phallique sans pour autant être sa négation. Son mode de présence est entre centre et absence. Centre – c’est la fonction phallique dont elle participe singulièrement […]. Absence – c’est ce qui lui permet de laisser ce par quoi elle n’en participe pas, dans l’absence qui n’en est pas moins jouissance, d’être jouissabsence » [4]. Comme le note Yves Depelsenaire dans un commentaire, « la femme participe de la fonction phallique[,] mais une part de sa jouissance reste enveloppée dans sa propre contiguïté, comme Lacan le formulait déjà dans ses Propos sur la sexualité féminine, évoquant dans ce texte un sujet pris “entre une pure absence et une pure sensibilité” » [5]. Ce que Lacan précise dans …ou pire, c’est que l’absence porte sur la possibilité de représentation de cette jouissance qui ne s’éprouve pas moins.
Le trait de l’écriture et l’ab-sens
Depuis « L’instance de la lettre », Lacan s’éloigne de tout usage du trait comme notation d’une chose. C’est un Un toujours plus pur. C’est au long de son Séminaire sur « L’identification » que Lacan fait du trait de l’Un, un signe isolé. Il fait un détour par la préhistoire et les encoches portées sur les os travaillés par les chasseurs magdaléniens. Il oppose le trait et les choses du monde qu’il vient marquer : « Le rapport du signe à la chose doit être effacé. Cet Un de l’os magdalénien, bien malin qui pourrait vous dire de quoi ils étaient le signe […]. Cet Un comme tel, en tant qu’il marque la différence pure, c’est à lui que nous allons nous référer pour mettre à l’épreuve les rapports du sujet au signifiant. […]. Les diverses effaçons dont vient au jour le signifiant » [6].
Le littoral et le virage
Nous pouvons revenir à « Lituraterre », où Lacan ajoute une opération logique. Au littoral entre la lettre et la jouissance : « entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage, vous puissiez le prendre le même à tout instant » [7].
Le mot de rivage, lié au littoral, appelle le virage. Cette opération se distingue du virement qui écrit pour Lacan le mécanisme de Verschiebung freudien, le virement métonymique d’un investissement libidinal dans un registre ou un autre, imaginaire ou symbolique par exemple. Dans « Radiophonie », il fera du virement « le mécanisme inconscient même où c’est pourtant l’encaisse-jouissance sur quoi l’on tire » [8]. Avec le virage, il s’agit d’une opération nouvelle, qui met en jeu directement les liens de la lettre et de la jouissance. Lacan le met en valeur en soulignant qu’il ne s’agit plus d’un virement au lieu de l’Autre, mais du même : « que ce virage, vous puissiez le prendre le même à tout instant » [9].
Au début de son cours sur « L’Un-tout-seul », Jacques-Alain Miller souligne que l’« Un-tout-seul n’a pas d’Autre » [10]. Mais dans ce littoral, entre sens et absence, dans la jouissabsence, il faut souligner qu’il s’agit d’une jouissance « opaque au sens » [11] comme réel. Comme un réel, et ce réel n’a « [r]ien à voir avec l’objet a, évoquant au contraire la jouissance transparente au sens, qui a du sens, qui est sens, et même joui-sens » [12].
[1] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571. Cf. également Miller J.-A., « L’esp d’un lapsus », Quarto, n°90, juin 2007, p. 14-18.
[2] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.16.
[3] Bassols M., Lo Femenino, entre centro y ausencia, Buenos Aires, Grama, 2017, p. 21, notre traduction.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 121.
[5] Depelsenaire Y., « “Entre centre et absence” : une double référence de Jacques Lacan à Henri Michaux », Ligeia n°173–176, juillet–décembre 2019, p. 103, disponible sur le site de Cairn.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, « L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit.
[7] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.
[8] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 419.
[9] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.
[10] Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir, n°107, mars 2021, p. 20, disponible sur le site de Cairn.
[11] Ibid., p. 24.
[12] Ibid.