Il y a un appétit de l’œil qui confine à la voracité. Notre époque lui fournit son objet avec sa surproduction d’images, donnant lieu ainsi à une véritable passion imaginaire. Une image en chasse une autre et leur défilé infini n’en laisse pas moins sur sa faim celui qui regarde. Les images finissent par s’équivaloir, car l’œil ne fait pas de distinction ; que ces images paraissent belles ou monstrueuses, cela revient au même. Les images ne montrent donc rien, elles sont vides, si le regard ne s’y dépose pas.
Où est donc passé le regard, avec ces images qui font entrer dans la maison – Heim – via la télévision et les divers réseaux de communication, le bruit et la fureur du monde qui s’en trouvent dès lors amoindris voire étouffés ?
Certes, l’information sur ce qui arrive dans le monde nous est précieuse et nécessaire, mais elle s’avère aussi trompeuse, dévoyée.
Cependant, le sujet, qui est à distinguer de l’individu, ne se laisse pas prendre entièrement dans le leurre, comme il en va de l’animal, car le désir de l’Autre, sa fonction, a cours dans le champ social. C’est ce qui fait que, dans le meilleur des cas, le sujet peut s’interroger sur ce qu’il voit et sur ce qu’il entend. Ainsi, peut-il faire entrer en jeu dans ce qu’il perçoit la fonction imaginaire de l’écran ou du masque, comme nous l’a enseigné Lacan, car au-delà c’est le regard qui surgit.
Or, parmi tous les objets liés au registre du désir et dont le sujet se reconnaît comme dépendant, le regard est celui qui est le plus insaisissable. Ce regard ne se voit pas, il est imaginé au champ de l’Autre, c’est-à-dire recouvert par l’image, par la préférence donnée à l’image et à son immédiateté.
C’est toute la distinction qu’il y a à faire entre l’imaginaire et le réel, entre la vision des images et le regard. Lacan rappelle à ce propos la phrase de l’Évangile [1] – déjà présente dans la Bible [2] – « Ils ont des yeux pour ne pas voir », afin de préciser que c’est pour ne pas voir « justement que les choses les regardent » [3].
S’il y a l’œil comme saturé par l’image, il y a aussi « l’œil comme désespéré par le regard » [4], pour reprendre la très juste expression de Lacan. C’est ce qui est essentiel pour que le sujet fasse la distinction entre là où il se voit, où il imagine se voir, et là d’où il se regarde, ce qui est comme tel insaisissable.
Avec les images que nous recevons sur nos écrans, et ce, jusqu’aux plus terribles qui finissent par être banalisées, et par tomber dans l’oubli, on sature l’œil et le regard disparaît. Celui qui voit ignore en effet le regard et partant qu’il est regardé.
Cela ne peut se produire que si un malaise voire une inquiétante étrangeté, Unheimlich, signalent quelque chose ailleurs, une présence, celle de l’objet a, celle d’un regard. Le sujet peut dès lors avoir chance de sortir de sa torpeur et se voir regardé de ce point au-delà des images qui s’offrent à son œil.
Cela n’est pas sans nous évoquer le point lumineux de la boîte de sardines, dans un souvenir de jeunesse de Lacan, où Petit-Jean lui lançait, en trouvant ça drôle « – Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! » [5]
Lacan, lui, ne trouva pas ça drôle, car il se vit alors, dans cette scène, dans ce tableau, en compagnie de pêcheurs dans l’accomplissement de leur rude quotidien, comme faisant tache. C’est cette tache renvoyant à l’écran évoqué plus avant, qui, de par son interposition, fit que le regard se déposa. Si la boîte de sardines ne le voyait pas, elle le regardait néanmoins.
Lacan avança qu’il y avait une préexistence du regard par rapport à l’œil, ce que traduit cet aphorisme : « je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout » [6].
C’est bien ce qu’il nous revient de cerner, avec la psychanalyse, et ce, pour un peu mieux approcher ce qui est réellement en jeu dans le fracas du monde actuel.
Lilia Mahjoub
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[1] Cf. Saint Matthieu 13 : 13-15.
[2] Cf. Jérémie 5, 21.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 100.
[4] Ibid., p. 106.
[5] Ibid., p. 89.
[6] Ibid., p. 69.