Lacan observe : « Vous mettez un masque, vous l’ôtez, l’enfant s’épanouit – mais si, sous le masque, un autre masque apparaît, là il ne rit plus, et se montre même particulièrement anxieux. » [1] À partir de cette expérience du masqué/démasqué et de la réaction de l’enfant, Lacan va noter comment, dans les tout premiers mois de la vie, avant même l’accès à la parole, la « vraie communication » de l’enfant est le rire.
Ça rit.
Quand les masques sont arrivés, couvrant le bas de nos visages, j’ai pensé – et le sourire ? et le rire ? La bouche même ouverte était à présent recouverte d’un bout de papier ou de tissu accroché aux oreilles laissant flotter un demi-visage au-dessus. Quelque chose disparaissait dont les effets s’éprouvent.
La photo de Nan Goldin, sur une ancienne affiche du festival d’automne accrochée à mon mur, montre une femme en mouvement tournant son visage vers nous, masqué d’un loup. Ce loup, accessoire de la fête rehaussant son mystère, lui laisse la bouche libre. Elle sourit. La promesse des créations de cet automne-là vibre de ce sourire – irruption du vivant.
Sommes-nous aujourd’hui, comme l’enfant, gagné par cette attente anxieuse quant à ce qui se cache sous les masques-d’aucune-fête que nous portons depuis des mois – promesse d’un sourire vivant ou d’un « visage de bois » [2] ?
Dans le Séminaire V, c’est suivant une dialectique de présence-absence de l’objet-symbole que « la dimension du masque apparaît » [3]. Ce que le nourrisson reconnaît en tout premier lieu apporte un éclairage saisissant sur l’accès dont il dispose précocement à « l’au-delà de ce que vous êtes devant lui comme présence symbolisée » [4]. C’est ce que signe cette « première vraie communication » [5] qu’est son rire. Car « Avant toute parole, l’enfant rit » [6].
Lacan cerne l’importance de l’apparition de ce rire en ces termes : « l’enfant en tant qu’il vous rit, vous rit présent et éveillé dans une certaine relation non seulement avec la satisfaction du désir, mais après et au-delà, avec cet au-delà de la présence en tant qu’elle est capable de le satisfaire et qu’elle contient l’accord possible à son désir » [7] . Le vous à qui l’enfant adresse son rire, convie en vous l’au-delà de vous, l’au-delà de la satisfaction.
L’enfant rit la rencontre à l’autre, exhale ce rire au moyen duquel il dilate la « parenthèse symbolique de la présence, […] plus précieuse qu’aucun bien » [8], pour y ouvrir un creux où être « accueilli dans l’autre » [9] au-delà de l’immédiat, au-delà de toute demande.
L’amplitude qu’il y gagne – présent et éveillé – élargit son monde à « l’excentricité du désir par rapport à toute satisfaction » [10].
Pour Lacan, l’irrésistible ternaire freudien, au pas chassé de ça en ça, du « ça rêve, ça rate, ça rit » [11], désigne cette irruption du vivant, là où « le sujet est déjà chez soi ». Là « où on le tient, où c’est à lui qu’on a affaire […] à ce niveau qui s’appelle l’inconscient », et « d’une façon parfaitement articulée » [12] – l’articulé disposant d’une grammaire assez ample pour qu’y gîte ce qui du désir peut aussi bien n’être pas « articulable » [13].
Dès avant la parole, s’aperçoit comment le ça rit du petit sujet s’articule à la respiration de l’inconscient, à ce qui de la rencontre se rit.
Évènement de corps subtil, ce rire signe le fait que « la demande vient à bon port, à savoir au-delà du masque, rencontrer ici, non pas la satisfaction, mais le message de la présence » [14] dans le Lust [15] d’une reconnaissance.
Ne peut-on entendre dans ce rire, bientôt ourlé des jeux de modulation qui dessinent « les pleins et déliés du langage qui se supporteront de lalangue » [16], l’allégresse du Witz freudien, « son pas en avant du sens » [17] et la note foisonnante « des signifiants nouveaux » dont le Séminaire V annonce la « bonne nouvelle » [18] ?
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formation de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil 1998, p. 331.
[2] Cf. ibid., p. 332.
[3] Ibid., p. 331.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 330.
[9] Miller J.-A., … du nouveau !, Paris, ECF, coll. Rue Huysmans, 2000, p. 37.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formation de l’inconscient, op. cit., p. 338.
[11] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil 2005, p. 100.
[12] Ibid., p. 103.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formation de l’inconscient, op. cit., p. 329.
[14] Ibid., p. 332.
[15] Cf. Miller J.-A., … du nouveau !, op. cit., p. 35.
[16] Thèves P., « Sur le Witz, un changement de préfixe », Quarto, n°61, janvier 1997, p. 23.
[17] Miller J.-A., … du nouveau !, op. cit., p. 18.
[18] Ibid., p. 13.