L’Hebdo Blog : Dans « L’étourdit », il y a cette phrase mythique « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »1. Lacan y articule le couple du dit et du dire, le dire se situant du côté du réel, tandis que le dit se situerait plutôt du côté de la vérité ? Est-ce qu’il n’y a pas là, dans cette trouvaille de Lacan, quelque chose d’essentiel pour la conduite des cures qui, dès lors, peuvent être orientées vers le réel ?
Philippe La Sagna : Lacan, dans son Séminaire XX, se détache de la linguistique. Dans la même page de ce Séminaire, il dit que c’est « une porte ouverte sur cette phrase que j’ai l’année dernière, à plusieurs reprises, écrite au tableau sans jamais lui donner de développements – Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »2.
On constate donc que c’est l’usage du subjonctif qui fait de la proposition une proposition modale. Ce n’est donc pas du tout la même chose qu’une proposition modale classique, qui s’annonce par, « il est possible », « il est nécessaire », ou « il est contingent que… »
Le « Qu’on dise » dans la première phrase montre que l’énonciation ex-siste à la vérité logique que contient la phrase et mine l’universel par le contingent. Elle est donc extérieure à la proposition, extime aussi. À partir du moment où vous réintroduisez le fait de le dire, vous introduisez quelque chose qui ex-siste à la définition vrai/faux. Quelque chose qui est de l’ordre de l’existence et non pas du vrai.
Dans ces années-là, la question fondamentale de l’existence réside dans le fameux : « Y’a de l’Un », modèle de l’il y a. Cette existence constitue une donnée préalable à toute définition de quelque chose qui soit de l’être. L’Un préexiste à l’être, selon le Parménide de Platon ; mieux : il lui ex-siste. Toute existence est produite à partir d’une inexistence.
Qu’est-ce qui est l’inexistence cruciale dans la psychanalyse ? Lacan part de l’idée qu’il y a donc une inexistence de la jouissance et qu’à partir de là, se fonde un Un particulier. On verra comment cela va se poursuivre au-delà dans l’inexistence du rapport sexuel. C’est une façon de relire Lacan, que J.-A. Miller a déployé il y a plusieurs années, parce qu’on était resté sur le Lacan de « moi la Vérité, je parle », thèse qui contenait un lien très étroit entre le dire et la vérité. La vérité se situait dans le dire, alors que là, la vérité se situe dans la thèse, comme valeur de vérité, donc dans l’énoncé, le dit, pas dans l’énonciation. L’énonciation convoque l’existence du réel, qui procède de l’impossible à attraper par la parole.
Les analystes post-freudiens ont d’abord voulu comprendre leurs patients. Ensuite ils se sont accordés sur l’écoute, et où il s’agit d’entendre. C’est un mot formidable en français, cela va de l’entendement à la bonne entente ! Lacan, lui, souligne que ce qui est dit n’existe que dans l’entendu ; il y a donc une cache, un lieu, où l’on oublie le dire et que fomente l’entendre. L’oubli c’est le dire de Freud en particulier, qu’il n’ y a pas de rapport sexuel. Chaque analyste doit pouvoir rendre présent par lui-même ce réel du dire.
H.B. : Lors de la dernière séance de votre enseignement, en février, vous soulevez la question : « Pourquoi c’était écrit comme ça ? », en ajoutant « quelle pince prend-on pour faire passer quelque chose de réel si on le fait passer par le sens ? » N’y avait-il pas quelque chose de très audacieux, de la part de Lacan, d’écrire en cherchant un autre passage que la voie du sens ?
PLS: Bon, au départ ce texte est parlé, c’est une conférence, mais il est vrai qu’il est très écrit. Barbara Cassin qui s’était hélas commise avec Badiou pour le commenter disait ceci de ce texte : « L’étourdit texte en Langue, et même en sur-ou en méta-français, porteur d’une position quant à la parole à l’interprétation et au sens, est à mes yeux le seul texte qui échappe à l’aristotélisme. »3
C’est une écriture qui essaie de coller au plus près de ce qu’elle avance et donc de contrer ce qu’on entend, ou pire : ce qu’on comprend. Il y a une condensation étonnante qui fait que chaque phrase constitue un dialogue avec des philosophes, des logiciens, des mathématiciens, des analystes, et aussi avec Lacan lui-même. Cette écriture vise aussi à présentifier pour l’auditeur le dire et l’absens dont il est question, lui donner une matérialité. De même que Lacan choisit aussi de déployer le top de sa topologie des surfaces sans une figure. Avec cette idée que la topologie c’est la structure et qu’elle se donne dans la coupure. Coupure branchée sur l’ab-sens et qui n’est donc en rien scansion ou capiton. Cette coupure est ce qui fera le secret des nœuds qui sont pour la topologie la continuation de la topologie des surfaces. Il y a aussi beaucoup de mots fabriqués dans ce texte : le touthomme, pastoute, l’asphère, le nya, le thommage etc., soit une incursion de la lalangue. Comme un moyen pour se laisser saisir par le réel au-delà du sens. On pourrait donc dire qu’il y a un maniement de la langue qui se tient loin du lisible, sans l’effacer, pour essayer de rendre présent le réel en jeu, celui de la psychanalyse, de Freud, du sexuel. Plus tard, ce style sera en partie relayé par le maniement et la monstration des nœuds, sans toutefois disparaître. Une lecture attentive montre donc que c’est très lisible, beaucoup plus que Deleuze par exemple !
H.B. : Certaines phrases du texte, dites-vous, étaient adressées à des philosophes avec lesquels Lacan dialoguait : Kojève, Deleuze, notamment. Lors de cette même séance de février, un auditeur a rapproché Lacan de Deleuze. Vous nous avez fait entendre tout autre chose. Qu’est-ce que Lacan apportait de radicalement nouveau par rapport à Deleuze ?
PLS : Lacan a d’abord salué la Présentation de Sacher-Masoch de Gille Deleuze. Ensuite, l’échange se poursuit dans Différence et répétition où Deleuze se réfère à Lacan. Dans D’un Autre à l’autre, Lacan fait l’éloge de Logique du sens qui vient de paraître. Dans ce Séminaire, Deleuze est le contemporain le plus cité. Lacan invite ses élèves à se rompre à ce livre de Deleuze pour voir : « (…) et vous verrez qu’il dit quelque part que l’essentiel du structuralisme, si ce mot à un sens – comme on lui en a donné un au niveau de tout un forum, je ne vois pas pourquoi je m’en ferais le privilège -, c’est à la fois un blanc, un manque dans la chaîne signifiante, et ce qui en résulte d’objets errants dans la chaîne signifiée »4.
Deleuze, lui, avait surtout salué la « mise en série » opérée dans « La Lettre volée » par Lacan. Deleuze voulait substituer à l’opposition signifiant-signifié, la série des signifiants et celle du signifié. C’est amusant parce que, dans ces pages de Logique du sens, il met en série justement Lacan, Joyce, et Raymond Roussel, voire Robbe-Grillet et Klossowski (53-55).
Deleuze se saisit aussi des Stoïciens comme une sorte de refoulé de la philosophie et en particulier de la théorie des incorporels à quoi Lacan fera une grande place dans « Radiophonie » par exemple, mais qu’il connaissait déjà par Bréhier.
Deleuze, en bon lecteur de Spinoza et de Nietzsche, s’intéresse au corps comme surface, dans son éloge de la surface, opposée aux philosophes de la « profondeur » et de l’Esprit. Deleuze, qui va préfacer le livre de Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, voit chez le schizophrène celui qui va : « plutôt que récupérer le sens que de détruire le mot, de conjurer l’affect ou de transformer la passion douloureuse du corps en action triomphante. »5
C’est cela qu’il reprend aussi d’Artaud qui, lui, parle du corps sans organe. Deleuze en fera une sorte de concept de guerre contre la psychanalyse et le structuralisme après sa rencontre avec Guattari. C’est la source de la « Schizo analyse ».
Lacan, lui, maintient contre cette idée du corps sans organe la dimension de l’organe, c’est-à-dire ici de la fonction phallique, à la fois organe et fonction logique, il se réfère en effet à l’Organon d’Aristote. On peut dire que ce dont rêvent beaucoup de gens dans ces années 70 c’est de sortir du langage. Il y a évidemment l’idée pour cela de s’appuyer sur le corps.
Mais Deleuze, et surtout ses épigones, essaieront de penser le corps, non pas comme une machine, mais appareillé avec une machine, la machine industrielle et capitalistique. C’est la source des tentations pour tous les transhumanismes des Deleuziens modernes qui semblent parfois un peu sortir d’un film des frères Cohen. Cela reprend donc l’idée d’une convergence de la machine et du corps.
Le couple, c’est une machine avec une autre machine, c’est le rapport généralisé. Et la coupure opérée par la machine est connective.
Lacan, au contraire, pense la coupure avec le non-rapport, branchée sur le réel, pas sur un autre/ même. Deleuze avait repris des Stoïciens et de Nietzsche un éloge de l’événement dans la lignée de l’Amor Fati ; l’événement condensait, me semble-t-il, l’insertion du réel dans son éloge du sens, mais on voit aussi qu’Heidegger n’est pas très loin, car l’événement pour Deleuze, aussi, c’est la mort.
Avec le dire, Lacan oriente l’événement autrement, le dire est l’événement et les quatre discours contrent à l’avance la théorie politique de Deleuze. Les remarques de Lacan sur l’Empire dans « L’étourdit » sont à méditer et vont loin dans la politique, en essayant de penser l’autre de l’universel, à partir du pas-tout féminin.
De même, la sexuation que Lacan introduit, bouleverse la place des parents dans l’Œdipe Freudien et replace Totem et Tabou au centre, là où l’Anti-Œdipe rate sa cible en ne voyant qu’un en deçà de l’Œdipe.
L’événement pour le parlêtre c’est plutôt la vie.
1 Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Points Seuil, 1975, p. 24.
3 Badiou A., Cassin B., Il n’y a pas de rapport sexuel, Deux leçons sur L’étourdit de Lacan, Fayard, 2010, p. 12.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 227.
5 Deleuze G., Logique du sens, Minuit, 1969, p. 108.