Avec l’énigme susurrée par la Sphinge, Lacan, dans le texte « L’étourdit », rapproche le mythe d’Œdipe et le personnage d’Antigone. La Sphinge ne se serait donc pas jetée dans l’abîme après la solution trouvée à l’énigme par Œdipe (ce qu’est un homme) et elle viendrait là réinterpréter toute l’histoire.
Antigone est centrée sur sa famille. Après avoir soutenu son père Œdipe jusqu’à sa fin, elle dénonce le crime de Créon, sa décision de ne pas permettre à Polynice d’avoir une sépulture. Elle conteste son pouvoir, car laisser le corps de son frère en pâture aux oiseaux carnassiers revient à le condamner à une seconde mort, symbolique cette fois, soit à l’annihilation totale.
À la fin du Séminaire VI, Lacan cherche à contrer la perspective de « normativation moralisante1 » que prenaient les analyses pour y opposer « la place du désir2 ». Le désir « le plus essentiellement sujet3 » est en même temps le contraire, car il s’oppose à la subjectivité comme une résistance, un paradoxe, un noyau rejeté, réfutable. Dévoiler ce qu’est le désir ne va pas sans « l’avènement de la notion freudienne de la pulsion de mort4 ».
Là où Freud s’était appuyé sur le mythe pour construire une conception du désir à partir de l’interdit de ce qui s’y est accompli, Lacan cherche une épure du message d’Antigone. Il déploie une volonté de clarté, « une vue simple, lavée, dégagée, du héros de la tragédie5 » et souligne que c’est au-delà de la loi qu’Antigone démontre « le point de visée qui définit le désir6 ».
C’est au nom des siens que, par deux fois, la main d’Antigone vient recouvrir le corps de son frère ; « bientôt tu devras montrer si tu es fidèle à ta race ou si ton cœur a dégénéré7 » dit-elle à sa sœur Ismène qui tente de la retenir. Elle défend l’irremplaçable, un frère, « né dans la même matrice8 » — comme son père Œdipe, d’ailleurs — et le revendique, au nom de l’amour. Mais sur ce point, Lacan nous alerte : la détermination d’Antigone lui fera plus tard, en toute « inimitié9 », refuser l’alliance que sa sœur lui propose — « Non, je ne partagerai pas ma mort avec toi10 ». Personne ne peut dire à la place des dieux mais est-ce bien au nom de l’amour qu’elle dénonce les lois de la cité ou pour servir sa détermination face à Créon ? Ce qu’elle révèle, c’est la folie féminine : « Si tu estimes que je me conduis comme une folle, peut-être n’as-tu rien à m’envier sur l’article de la folie !11 », lui oppose-t-elle.
Antigone se voue à un choix absolu. Elle est fille, sœur, rebelle, « kamikaze12 » mais ne sera ni amante ni mère. Elle ne laisse pas Créon lui voler sa mort car elle se pend avant qu’il ne puisse la délivrer. La part de son désir sur laquelle elle ne cède pas la conduit à l’excès constitutif de la jouissance. Antigone incarne la jouissance féminine, c’est la réponse de Lacan à l’Œdipe freudien.
Annie Ardisson
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 556.
[2] Ibid., p. 558.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 277.
[5] Ibid., p.316.
[6] Ibid., p. 290.
[7] Sophocle, « Antigone », Théâtre complet, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 70.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 324.
[9] Ibid., p. 306.
[10] Sophocle, « Antigone », op. cit., p. 82.
[11] Ibid., p. 79-80.
[12] Langelez K., « Antigone ou l’assomption du surmoi féminin », La Cause du désir, no81, juin 2012, p. 70.