Dans son Séminaire X, L’Angoisse, Lacan pose l’expérience du cauchemar comme une « expérience toujours actuelle » [1]. Disons qu’elle constitue toujours une actualité absolue, comme l’urgence même de la vie, Not des Lebens, surtout chez l’enfant. Elle apparaît en effet le plus souvent comme enjeu de vie et de mort. Nous définirions volontiers le cauchemar comme une expérience où le parlêtre se heurte au « mur de la structure » et où « il n’y prend part qu’à ses dépens, dépens de vie ou bien de mort, c’est secondaire ; dépens de jouissance, voilà le primaire » [2]. L’angoisse se présente en effet dans le cauchemar comme mise à l’épreuve du « fait d’exister comme corps » [3] face à une jouissance obscure, sans nom et hors sens.
Ce point nous paraît être central dans la fonction du cauchemar : affronter, dans la prise de corps qui s’y effectue, ce réel qu’est l’irruption d’une jouissance qui « correspond à une libido détournée de sa destination et qui ne trouve pas d’emploi » [4].
C’est ainsi que peuvent s’accueillir ces cauchemars « typiques » de la petite enfance que sont la peur du noir ou la peur du loup. Soudain, dans la paix de la nuit, se fait entendre un appel angoissé de l’enfant, ou bien le voici qui déjà se précipite vers le lit des parents, ou de la mère, ou du père. Que se passe-t-il ? « J’ai peur du noir », « j’ai peur du loup » dit l’enfant. N’est-il pas surprenant qu’il vienne ainsi se jeter dans la gueule du loup qu’est le désir du père et/ou de la mère, dans le trou noir que constitue le lit conjugal ? Ne voyons-nous pas là l’enfant tenter une substitution ? Au poids insoutenable de la jouissance obscure qui est venue peser sur lui, qui est venue se nouer à son corps, substituer l’angoisse que constitue le désir de l’Autre, énigmatique derrière la demande et l’amour des parents ?
Le travail du cauchemar, au sens freudien, est ici à situer dans l’interprétation en termes de désir, par la voie de la représentation imaginaire et signifiante, de l’irreprésentable de la jouissance de vivre pour l’être vivant qui parle. Alors il tombe sans fin dans le trou noir de la signifiance, fonce à toute allure, les yeux fermés, dans le mur du langage, est emporté par la vague qui déferle, etc.
Réveil ou pas
Et soudain, le réveil survient et avec lui un mot, c’est-à-dire un nom et son pouvoir non seulement de signifiance mais en premier lieu de signe d’appel à l’Autre, dont il est la nomination même : « le noir », « le loup » « le trou », « le mur » – signifiant qui va désormais vivre sa vie propre, au gré de son « motérialisme » [5].
Le cauchemar travaille ici dans cette zone où se nouent la trouvaille signifiante, les pulsions partielles et le corps de l’enfant pris comme objet plus-de-jouir.
Cette approche du cauchemar comme indiquant un point frontière rencontré dans l’économie du désir soumise aux exigences d’une jouissance nouvelle ne dit pas le tout de cette expérience. Elle recueille sa fonction de self help, d’auto-traitement. Mais elle ne dit pas ce qui excède dans l’expérience même du cauchemar, et que nous pouvons indexer du terme « d’irréversible ».
Là sont à inscrire les cas où le rêveur ne se réveille pas de son cauchemar, cas qui nous alertent : il est englouti par la vague, écrasé par le roc ou sur le mur, dévoré par la bête.
La question que nous nous posons alors est la suivante : est-ce là abandon à une volonté de jouissance inscrite dans l’Autre ou admission de l’irréversible de la castration ?
Nous inclinons à penser qu’ici se découvre une autre fonction possible du cauchemar : prendre en charge la dimension contingente et irréversible qui constitue le cœur de tout événement. En effet, c’est dans le cauchemar lui-même que l’événement a lieu comme irréversible, nulle prothèse possible pour parer à la perte pure. Le cauchemar comme solution quand il n’y a plus de solution !
Concluons : le cauchemar, comme le rêve, est chiffrage de l’événement de jouissance, mais là, il se porte de façon plus aiguë au point où rien ni personne en peut rendre compte de l’absolue contingence cet événement [6]. Alors, ça réveille, ou pas.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 75.
[2] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 434.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 74.
[4] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010, p. 147.
[5] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 13.
[6] Ce mot de conclusion prend appui sur la leçon du 23 novembre 1973 du Séminaire de Lacan « Les non-dupes errent » (Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 23 novembre 1973, inédit).