Mère aimante
L’amour d’une mère peut prendre bien des couleurs. Que celui-ci soit une métaphore ou qu’il revête un caractère plus réel, la mère aimante prend d’abord son enfant comme objet. Le texte d’Aurélie Pfauwadel trace un sillon parmi les avatars du destin de la perte au cœur de l’être mère.
Le film Philomena de Stephen Frears, sorti en 2013, vient nous rappeler à quel point la maternité est histoire d’amour. Il relate la vie de Philomena Lee, une fille-mère irlandaise qui se voit arracher son jeune fils par les bonnes sœurs du couvent de Roscrea pour le faire adopter contre son gré. Philomena n’a depuis lors jamais cessé de le chercher – « J’ai pensé à lui tous les jours de ma vie » – et finira par retrouver sa trace, hélas trop tard, cinquante ans après.
Hélène Deutsch indique qu’en matière de complexe affectif maternel, on observe « autant de variantes que de mères »[1] : de l’amour infini, à l’indifférence, en passant par l’amour divisé ou empreint d’hostilité. On ne saurait, d’ailleurs, préjuger de manière normative de la valeur de cet amour, car un enfant peut aussi bien pâtir du défaut d’amour maternel que de son excès – et comme le rappelle Lacan, « On sait bien qu’à trop chérir un enfant, il y a plus d’un mode »[2]. La fameuse mère-crocodile est précisément celle qui aime tellement son produit qu’elle le menace de réintégration et par là de désintégration.
Une spécificité de l’amour maternel ?
Du point de vue de la psychanalyse, y a-t-il une spécificité de l’amour maternel – en ce qu’il peut se démontrer d’être absolu, inconditionnel, voire héroïque et sacrificiel ? Pour H. Deutsch, certains traits de l’amour maternel peuvent être observés ailleurs : « il existe une surestimation semblable de l’objet dans la passion amoureuse ; il y a dans le deuil une semblable éclipse de tous les autres intérêts de la vie ; il y a, chez les gens que tourmentent des sentiments de culpabilité, une semblable aptitude au sacrifice masochiste ; dans la mélancolie, nous trouvons une si forte identification avec autrui »[3]. Mais, pris tous ensemble, ces éléments composent le « complexe émotionnel de l’amour maternel » qui présente « quelque chose d’unique »[4].
Comment penser ce qu’aurait d’incomparable l’amour maternel sans tomber immédiatement dans l’idéalisation de cet amour, voire dans le fantasme d’une harmonie préétablie entre la mère et son enfant, ou le mythe d’un primary love à la Balint ? Il n’est pas indifférent que l’éclaircissement du concept d’objet en psychanalyse par Lacan soit allé de pair avec son élucidation des rapports mère-enfant. Tel est l’enjeu d’une théorie de la maternité en psychanalyse : elle emporte avec elle la conception qu’on se fait des rapports du sujet à l’objet – et inversement.
Ainsi que l’indique Jacques-Alain Miller, le geste principal de Lacan à cet égard a consisté à rappeler que la mère est une femme[5]. La question est donc de déterminer quel peut être le statut, pour un sujet féminin, de ses objets – en tant que le partenaire-enfant, pris ici dans sa dimension de partenaire amoureux, est un tenant lieu d’objet ?
Les circuits de l’amour maternel et son objet
Pour aborder les différentes formes que peut revêtir l’amour maternel, il convient donc d’examiner les divers modes de relation de la femme à son manque.
Selon cette optique, qui met en son centre la sexualité féminine, Lacan fait porter l’accent, dans la métaphore paternelle, sur le désir de la mère (DM) et non sur l’amour. La maternité est alors appréhendée selon une problématique phallique et œdipienne, en référence à la castration (-φ). Mais cette mère désirante est aussi une « puissance d’amour » : au-delà du comblement des besoins, la demande qui lui est adressée porte sur sa présence et son absence, et sur l’objet comme don symbolique, signe de l’amour[6]. La mère n’est pas seulement celle qui a mais aussi celle qui donne ce qu’elle n’a pas, son amour[7]. Par la métaphore de l’amour, la mère introduit l’enfant à l’Autre du signifiant, à la dimension de la parole et du désir, ainsi qu’à l’ordre de la culture et de la civilisation.
Dans ce cadre, Lacan précise que « Ce n’est pas tout à fait la même chose si l’enfant est par exemple la métaphore de son amour pour le père, ou s’il est la métonymie de son désir du phallus, qu’elle n’a pas et n’aura pas. »[8] À ce titre, l’enfant peut être l’objet d’un surinvestissement du narcissisme féminin, allant jusqu’à la surestimation fétichiste[9]. Là où H. Deutsch définit, de manière frappante, l’amour maternel comme « le plus altruiste amour de soi »[10], Lacan dévoila la manière dont l’amour maternel, comme dans toute relation amoureuse, masque la fonction de l’objet partiel, qu’il théorise comme objet petit a. Dans les années 1960[11], Lacan en vint à penser la formule de la maternité à partir du mathème du fantasme $ ◊ a, l’enfant ne venant plus à la place du phallus mais de l’objet a.
Ce n’est alors pas la même chose si l’enfant a pour la mère le statut d’objet cause du désir – part perdue, objet hors-corps auquel la mère aliène son désir car elle y a déposé ce qu’elle avait de plus précieux – ou si l’enfant vient en place d’objet réel ou « objet plus-de-jouir ». Dans le premier cas, la perte est constitutive de la maternité – et l’histoire de Philomena, par le redoublement répété de la perte, produit un effet de loupe sur cet aspect essentiel de l’amour maternel. Selon cette logique, l’enfant est pris comme partenaire érotomaniaque, dans la dialectique de l’amour, en un circuit qui comprend la dimension de l’Autre car l’enfant y est reconnu et aimé comme sujet de parole et de discours. À l’inverse, dans le second cas (à supposer que l’on puisse encore parler d’amour), l’enfant se voit traité comme un objet pulsionnel, partenaire de la jouissance Une maternelle.
« Mère aimante », on le voit, est un syntagme pour le moins équivoque…
[1] Deutsch H., La psychologie des femmes. Maternité, tome II, Paris, PUF, 1955, p. 256. [2] Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 749. [3] Deutsch H., op. cit., p. 276. [4] Ibid. [5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 janvier 1994, inédit [6] Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 690-691. [7] Cf. Miller J.-A., op. cit., leçon du 6 avril 1994, inédit : « La mère n’est pas seulement celle qui a. Elle a à être, au-delà de l’Autre tout puissant de la demande, l’Autre de la demande d’amour – celle qui n’a pas, celle qui donne ce qu’elle n’a pas et qui est son amour. » [8] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 242. [9] Cf. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard/folio, 1987, p. 59, note 1 ; « Pour introduire le narcissisme », (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 95. [10] Deutsch H., op. cit., p. 277. [11] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant » (1967) & « Note sur l’enfant » (1969), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. Lire la suite