Focus

Retirer l’escabeau pour accéder au sinthome

Jacques-Alain Miller, dans son Introduction au prochain Congrès de l’AMP, fait de l’escabeau un concept transversal qui « traduit d’une façon imagée la sublimation freudienne, mais à son croisement avec le narcissisme ». « Et voilà », ajoute-t-il, « un rapprochement qui est de l’époque du parlêtre »[1].

Enfant chagrin et adolescent rebelle, ce sujet avait trouvé très tôt sa solution – écrire des livres. L’écriture justifiait son existence et lui rendait la vie supportable. Mais il en éprouve l’impasse à la mort de son père : écrire ce qu’il appelle « le livre du père » le fixe à une jouissance mortifère dont il ne peut se défaire.

Il avait vérifié le pouvoir des mots et connu des succès littéraires. Pourtant il voyait dans l’écriture ce qui le rendait inapte à « la vraie vie ». Au fond, sa réussite était l’indice d’un ratage, un échec en lui du vivant qui s’était manifesté selon des modalités diverses : morosité et tristesse, impossibilité d’accéder à la paternité, mise à mal du corps dans des accidents à répétition, et surtout une perte du sentiment de la vie qui se solda, à la mort du père, par des idées suicidaires qui le précipitèrent chez l’analyste.

Écrire des livres ne faisait pas de lui un sujet désirant, même si cela l’avait maintenu en vie. Il lui fallait la parole adressée à l’Autre du transfert pour sortir de l’autisme de sa jouissance et trouver un accès au désir vivant, en dehors même de cette sublimation dont il avait fait son escabeau, d’autant qu’elle sustentait son narcissisme mortifère. De la sublimation, il devait faire symptôme.

Dans la cure, il cerne ce qu’il nomme sa « jouissance de n’être rien », véritable passion de l’être qui l’expose à la lâcheté morale et le rend étranger aux choses de la vie. Ce mode de jouir fait pièce à la jubilation narcissique qu’il éprouve lorsqu’il envoie un manuscrit à son éditeur : « Tout juste si je ne me vois pas avec le prix Nobel ! », avoue-t-il confus. Il se voit beau, il s’y croit, et sur le divan il trouve cela ridicule.

La position de l’analyste consiste à miser sur l’écriture du symptôme dans la cure pour contrer ce qui, dans cet escabeau écriture, le fixe à la pulsion de mort : « Je n’écris pas, dit-il, pour m’exprimer mais pour me taire ». Se taire, se terrer, s’enterrer, est la série signifiante qui oriente son mode de jouir ; ce qui suppose de sacrifier à l’Autre l’objet cause de son désir, la voix.

Après un accident spectaculaire, la coupure de l’acte analytique l’a amené à se passer de l’escabeau. A partir du moment où il ne s’est plus contraint à ce travail de forçat qu’était l’écriture, il a pu interroger son choix de jouissance en ces termes : « L’écriture est ce qui m’a permis d’être, sans jamais avoir à exister. »

Si ce qui fomente l’escabeau est une jouissance de l’être donc du sens, le sinthome qui tient au corps du parlêtre est, lui, hors-sens. Il « surgit de la marque que creuse la parole quand elle prend la tournure du dire et qu’elle fait événement dans le corps »[2]. C’est le point de réel où se vérifie l’existence du sujet, soit ce qui aurait pu ne pas être.

À la fin, dans un style épuré, il publie un livre qui procède de sa cure et témoigne d’une surprenante élucubration de savoir. Il y articule le lien entre le rêve, le trauma et le corps. Il en dégage la signification qui plombait sa vie – « je suis un accident – que l’analyste fait aussitôt résonner en séance, visant la percussion du corps par ce dire qui ne devait pas rester lettre morte.

En s’éloignant d’un corps qui ne cessait de se jouir au péril de sa vie, il retrouve l’usage d’un corps vivant dont il fera son stradivarius. Consentement au réel de l’existence, qui lui permet aujourd’hui de savoir y faire avec son sinthome et de s’affirmer comme désirant, là où l’écriture escabeau qui sustentait son narcissisme le condamnait à jouir de la déréliction de son être.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour, au XXIe siècle, Paris, AMP-ECF, collection Rue Huysmans, 2014, p. 314. [2] Miller J.-A., ibid.

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Vers le Congrès Pipol 7 : Victime !

Introduction

Avec le 3e Congrès européen qui se tiendra à Bruxelles les 4 et 5 juillet 2015 sous le titre Victime ! Pipol 7 met à l’ordre du jour une question cruciale pour notre époque.

Émotion, compassion, dévotion, furor sanandi, haine… combien de passions humaines ce signifiant peut-il charrier. Sujet pléthorique en notre siècle, il l’est surtout par l’inflation de protocoles, de groupes de paroles, de dédommagements en tous genre, de traitements visant à annuler la moindre parcelle de responsabilité subjective à ceux qui furent un jour, victimes !

En leur offrant d’épingler leur être depuis le préjudice subi, les sujets sont résorbés dans ce statut. Notre société dépense pourtant une incroyable énergie aux fins d’éviter que quiconque ne s’y affronte. Étrange paradoxe que celui de notre temps où chacun postule à une reconnaissance de ce statut de victime – généralisé tant dans les médias que dans le discours courant – alors même que la prévention et la sécurité s’emploient à faire reculer un réel qu’elles ignorent pourtant et qui cristallise souvent sous le signifiant Victime.

Pour se mettre en marche vers le Congrès, L’Hebdo Blog a eu l’idée de poser plusieurs questions à quelques membres du Comité de pilotage de l’événement, et à quelques autres… En guise de liminaire, L’Hebdo Blog vous livre les questions qu’il a posées à ses invités :

- Victime ! avec son point d’exclamation sonne comme un verdict, un impératif, une sentence. Quel enjeu politique y a-t-il selon vous, particulièrement aujourd’hui, à effectuer un aggiornamento de ce statut ?

- Dans la société d’évaluation qui est la nôtre, diriez vous qu’il en va du signifiant « victime » comme de celui de « handicap » : au fond chacun semble a l’affût du degré de victimisation ou du taux de handicap dont il relève, eu égard à une norme rêvée ? Comment expliquer le succès de signifiants à priori si peu désirables ?

- La figure de la victime fascine et émeut si l’on en croit les foules que drainent les fictions les mettant en scène. Pourtant dans la vie elles suscitent aussi le rejet et peuvent voir se déchaîner à leur endroit une haine sans limite. Est-ce là un point que le Congrès va nous permettre d’appréhender ?

- À l’endroit de celui qui a subi drame ou préjudice, quelles nuances établiriez-vous entre la position empathique idéalisée et la « fraternité discrète » qu’évoque Lacan dans les Écrits ?

Vous aurez le plaisir de découvrir dès à présent la réponse d’Éric Zuliani dans ce même numéro, puis au fil des semaine qui nous séparent du Congrès, vous découvrirez les textes que nos invités auront bien voulu produire pour éclairer nos questions.

Le Congrès c’est dès aujourd’hui, mais pour y être, pensez à vous inscrire !

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Victime innocente

La position de victime ne va pas sans une certaine innocence : ne dit-on pas « victime innocente » – pléonasme ou pas ? – pour qualifier dans des faits divers telle personne prise dans un attentat, tel enfant proie d’un prédateur, tel individu tombé sous les balles d’un tireur fou ? Il existe même une convention d’assurance réglementant le statut des « victimes innocentes ».

Sur l’innocence, Freud s’est prononcé au moins à deux endroits de son œuvre.

D’abord concernant certains mots d’esprit que Freud désigne par le terme d’innocent, opposés aux mots d’esprit tendancieux. Il donne alors en exemple « un mot d’esprit fondé sur des mots qui soit aussi innocent que possible »[1] : une jeune fille reçoit l’annonce d’une visite pendant qu’elle fait sa toilette. « Ah ! quel dommage », soupire-t-elle, « c’est au moment où on est le plus attirant [am anziehendsten] / le plus en train de s’habiller qu’on n’a pas le droit de se montrer ». Freud se reprend alors, embêté par ce choix : difficile en effet de ne pas lire un côté tendancieux dans ce jeu de mots « innocent » ! Eh bien, c’est tout le problème du parlêtre et sa solution. Les mots peuvent être « franchement simplets » comme il dit, réduits par la psychologie à de simples véhicules d’une communication, ils ne sont jamais innocents : les phénomènes de satisfaction qu’ils produisent – le plaisir et son au-delà – sont bien réels quand nous les employons tout comme quand nous les recevons. C’est parce que la langue est équivoque que cette satisfaction est possible ; c’est parce qu’elle est équivoque qu’un sujet s’y trouve impliqué : il n’est alors plus victime, mais embarqué, dirait Pascal, ou comme se nommait une analysante : victime responsable.

Le second moment où Freud évoque l’innocence, c’est sous la forme d’une question concernant la responsabilité de nos rêves – autre production langagière –, spécifiquement ceux qui sont « immoraux » : « devons-nous assumer la responsabilité du contenu de nos rêves ? » [2] Avant de donner sa réponse, il note que ce contenu immoral de nos rêves a contribué à nier leur évaluation psychique. Dépourvus de sens, plus besoin de les assumer : nous sommes alors victimes abusées par une activité psychique perturbée, autre présupposé de la psychologie qui s’inscrit dans le prolongement du sujet... de l’expérimentation victime d’une illusion d’optique, par exemple. À l’inverse, la réponse de Freud est sans appel : « Il va de soit que l’on doit se tenir pour responsable des motions malignes de ses rêves. Qu’en faire autrement ? Si le contenu du rêve – bien compris – n’est pas le fait de l’inspiration d’esprits étrangers, il est alors une partie de mon être. »[3]

Parcourant ces deux courtes références, on s’aperçoit que la figure de la victime est une plaque particulièrement sensible à l’idéologie du « moi moderne », comme s’exprimait Jacques-Alain Miller en 1966[4] ; cela n’a pas pris une ride et s’est même accentué. On pourrait dire que la psychologie comme les médias produisent les formes imaginaires d’un « sujet » de la connaissance paranoïaque, véritable machine à méconnaître ce qui l’anime. C’est pourquoi on a le goût du fait divers : de l’autre méchant en pagaille, mais point de sujet. Curieusement, la figure de la victime innocente émanant de cette connaissance paranoïaque s’accompagne du renforcement d’un mouvement accusateur – se développant en psychologie comme dans les médias – véritable police des mots et des jouissances.

On aura compris, par ces références freudiennes, que la psychanalyse apprend quelque chose sur la langue : elle est loin d’être innocente. Elle est équivoque dans la moindre phrase – à l’exemple du « C’est bien… ça » de Nathalie Sarraute dans Pour un oui, pour un non –, et jouissance dans le moindre heurt.

Lacan lui-même en 1956, devant un parterre de médecins voulant se former à la psychanalyse et rencontrer des « victimes émouvantes », leur disait : « je voudrais vous faire remarquer avant de vous quitter cette année, que pour être des médecins, vous pouvez être des innocents, mais que pour être des psychanalystes, il conviendrait tout de même que vous méditiez de temps en temps sur un thème comme celui-ci, bien que ni le soleil ni la mort, ne se puissent regarder en face. Je ne dirai pas que le moindre petit geste pour soulever un mal donne des possibilités d’un mal plus grand, il entraîne toujours un mal plus grand. C’est une chose à laquelle il conviendrait qu’un psychanalyste s’habitue, parce que je crois qu’il n’est absolument pas capable de mener en toute conscience sa fonction professionnelle sans cela. »[5]

[1] Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard/folio essais, 1988, p. 184. [2] Freud S., « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925), Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 146. [3] Ibid. [4] Miller J.-A., « Index raisonné des concepts majeurs – Éclaircissement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 894. [5] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 361.

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S.K. (Architecte)

« L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. »[1]

4’18’’ : Le début du film[2]. Nous sommes en Italie « terre du dôme et de l’architecture, de la bonne cuisine, et des grands idéaux ». Protégées par le majestueux Panthéon romain, plusieurs personnes habillées avec un soin extrême escabotent autour d’une table. Entourées de monuments imposants, elles semblent satisfaites. Au milieu, Stourley Kracklite – que nous appellerons S.K., architecte américain réputé, constitue le centre de gravité de la scène. Dans son beau costume, il agit en animateur de soirée. On fête son anniversaire autour d’un gâteau sphérique, réplique du Cénotaphe à Newton, chef-d’œuvre du grand architecte des Lumières, Etienne-Louis Boullée. S.K. est venu à Rome, accompagné de sa femme, pour présenter une exposition sur Boullée, sur laquelle il travaille depuis dix ans.

Pendant cinq minutes, le corps de S.K. semble trouver son point d'appui pour se placer et contempler le monde. Mais bien vite, on assiste à la progressive décomposition de son corps, de son couple et de sa carrière. Le corps de S.K. ne tient plus. Ce défaut d’escabeau, dans la bataille des escabeaux qui commencent à se froisser, pose une première question : de quelles pièces est fait un escabeau ?

Qu’est-il donc arrivé ?[3]

Juste avant la première manifestation de douleurs abdominales de S.K., on entend les paroles de sa femme qui viennent rompre l’équilibre. En quelques mots, elle heurte deux points d’appui de son mari : son sinthome, l’architecture, et le signifiant maître Boullée qui lui sert d’idéal. S.K. n’est pas Joyce, écrivain préféré de Peter Greenaway. Ce dernier déclare d’ailleurs « le cinéma est mort ». Selon lui, c’est l’art qui a évolué le plus lentement, car il « n’a pas eu son propre Joyce »[4]. Le protagoniste de son quatrième film, Le ventre de l’architecte, est, comme toujours, un créateur. Cette fois, c'est un architecte, S.K. (architecte) tel qu’il signe ses lettres. S.K. le bien nommé. Ce choix permet au cinéaste de nous livrer une première thèse qui établit l'analogie entre l’architecture et la fabrication du corps chez le parlêtre, car, dans les deux cas, il s’agit de « quelque chose qui s’organise autour d’un vide »[5]. P. Greenaway pose une question qui traverse tout le film : que se passe- t-il lorsque le vide n’a pas été constitué ?

Cette œuvre cinématographique démontre les conséquences du ratage architectural du parlêtre. Concernant le corps, la pulsion émerge dans le réel sous forme de boule énigmatique qui s’empare du ventre de S. K. On assiste à un défilé de ventres remplis. Concernant l’architecture, Greenaway pointe l’impasse dans la construction, choisissant deux architectes, Boullée et Kraklite, qui ont très peu construit. On visite une série de d’édifices funéraires, tels que le Panthéon et le Monument à Victor-Emmanuel II, qui abritent des morts illustres et une troisième bâtisse jamais construite, le Cénotaphe (du grec kenos, vide, et taphos, tombeau) créé par Boullée en 1784, en l’honneur de Newton. À l’inverse des deux autres, celui-ci est vide. L’omniprésence de ce monument impossible, métamorphosé en dessin-maquette-gâteau-petite lampe, semble bien exprimer le drame du protagoniste. Pour S.K., le tombeau n’est pas vide. À l’aide de différents supports – notamment l’écriture de lettres à Boullée signées de son nom « S.K. Architecte »-, il tentera d’habiller la Chose qui l’envahit et d’y coller une image qui puisse lui servir de corps.

L’objet déchet

2h80 : Le film s’achève. Retour au restaurant chic du Panthéon. Le ventre de S.K. est « rongé et pourri ». Tout semble l’avoir lâché : sa femme, la direction de l’exposition, ainsi que l’image du corps, dévoilant l’objet déchet auquel il se voit réduit. Alcoolisé et sale, il finit plié de douleur. Cependant, une chose lui restera fidèle et l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle. Soudain il répond aux questions d’un personnage kafkaïen qui lui demande son nom, sa nationalité et sa profession. « I’m architect » affirme S.K. « That’s all », réplique une petite voix. C’est cette identité d’architecte qui lui permettra de grimper, non pas sur son escabeau, mais sur les escaliers de service de l’exposition, le jour du vernissage. Faute d’image pour affronter les autres, il atteindra le sommet, par les coulisses de la scène, afin de contempler d’en haut le spectacle du monde dont il ne fait plus partie. C’est alors que S.K. adopte la position de L’homme de Vitruve, canon des proportions du corps humain : de face, tout droit, jambes serrées, bras tendus à l’horizontale, encadré par une fenêtre. Identifié au regard, il se jette dans le vide, réalisant avec son propre corps un geste architectural par excellence : ouvrir une fenêtre[6]. Avec ce « suicide d’architecte » Greenaway signe la fin de ce film, où il met en scène le drame de la création, en nous livrant sa grande leçon : dans l’art, tôt ou tard, le propre corps de l’artiste peut devenir le support même de son art.

[1] Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565. [2] Le ventre de l’architecte de Peter Greenaway, sorti en 1987. [3] Pour y répondre, nous suivons l’indication précieuse donnée par J.-A. Miller in La Conversation d’Arcachon, Le Paon, Agalma, Paris, 1997, p. 248. [4] Interview de P. Greenaway, in Russian Beyond the headlines, Moscou, 25 avril 2014. [5] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 162. [6] Wajcman G., Fenêtre, Verdier, Paris, 2004, p. 94-99.

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Des choses et des mots

Le parti-pris des choses

En 1955 Lacan se fit le porte-voix d’un pupitre. En ce temps-là, parler avec son corps était sans doute si évident que personne n’en disait rien – moyennant quoi se creusait l’écart entre l’avance prise par la clinique et le retard de son élaboration. On en est réduit à imaginer aujourd’hui ce que fut la performance de l’exposé intitulé « La Chose freudienne » : « Moi, la Vérité, je parle ». Un grand moment, sans doute, dont la trace, perdue, se confond désormais avec l’écrit qui porte ce titre. Dans le Séminaire II, contemporain de ce moment, Lacan s’emparant du signifiant « porte » le tourna et retourna dans son inimitable phrasé pour faire briller l’absence de LA porte, « imparfaite en cela que plusieurs », et montrer qu’elle était l’objet symbolique par excellence. Puis il y eut l’arbre qu’il mit cul par-dessus tête après avoir produit le mathème de l’alphabêtisation dans « L’instance de la lettre… » et dont il lança les cinq lettres en l’air comme des dés pour les lire, une fois retombées, en b-a-r-r-e dévolue à séparer le signifiant du signifié.

Au commencement il y avait eu l’expérience princeps de la cure d’Anna O*. Elle avait montré que « libérée », la parole adressée au médecin empruntait d’anciens frayages, soit des circuits signifiants constitués du fait de la percussion antérieure sur ou dans le corps de certains dires. La cure devint la mise en acte de cette parole, seule capable de débusquer les signifiants condensateurs d’une jouissance traumatique ou pathogène. Une fois révélés, ceux-ci perdraient leur pouvoir malin et prendraient une autre valeur. Ainsi naquit la psychanalyse, en tant que discipline capable de produire une nouvelle alliance entre la chair et la matérialité signifiante, à moindres frais pour le sujet qui y regagna une marge de manœuvre. Plus tard, l’expérience s’étendit au-delà de ses marques premières et le pari porta sur la consistance d’ancrages signifiants inédits, là où il n’y avait pas eu quelque chose, ni tout à fait rien peut-être. « Pour introduire le narcissisme », Freud 1914, puis « Le Stade du miroir… », Lacan 1936-45, sont deux textes qui mirent en évidence un certain primat de l’image, sinon de l’Imaginaire, dans l’espèce affectée par la parole et le langage. Support d’une aliénation première à l’image, le miroir, cet objet dérivé du lac naturel, ne redouble-t-il pas, en le déformant à l’occasion, tout ce qui, animé ou inanimé, entre dans son espace virtuel ?

À travers le miroir, au-delà du fantasme

Puis ce fut le cadre qui prit son indépendance, migrant du miroir au fantasme. C’est cet ordre que Lacan remet en question lorsque, avec Joyce, il sort (de quelle remise ?) humble parmi les humbles[1], l’escabeau. Laissant les miroirs à leur place, il accommode son regard sur la modeste prothèse qui rappelle à chacun, tombé des genoux complaisants à former son premier piédestal, qu’il ne peut se passer du secours de ces quelques marches pour atteindre les objets gardés hors de la vue, triviaux (ampoules, papier hygiénique, valises etc.,) précieux ou licencieux (livres et/ou images). L’escabeau est là, à portée des mains et des pieds. « Il existe [en effet] un certain rapport entre ustensile et utile – et d’autre part entre ustensile et ostensible », écrit Francis Ponge[2]. On peut le réduire à presque deux dimensions en le pendant au mur, et le déployer si besoin est. C’est un outil, portable, qui va et vient au gré des heures, entre la cuisine et la bibliothèque. « Il est d’ailleurs entendu qu’il ne présente rigoureusement aucun intérêt en dehors de son utilité précise ». [3]

À chacun son escabeau

Il faut bien que quelque chose ait été escamoté pour que Lacan revienne sur ses traces et postule, pas plus au-delà qu’en-deçà du miroir, mais à côté, l’SK-beau. Dira-t-on que la subversion spatiale que produit l’analyse donne au parlêtre un accès au savoir ? De quel bois cet escabeau est-il fait ? Du fauteuil ou du divan qui supporte son corps apporté en séance, l’analysant extraira la matière première nécessaire pour construire son nouveau support. C’est qu’il lui faudra se hisser, non pas pour se croire ou s’y croire, mais pour supporter la nécessité de participer en son nom à l’aventure de la psychanalyse. S’il peut et doit s’en passer, c’est à condition de ne s’en servir que pour mieux mettre un pied, un signifiant, devant et derrière l’autre.

Ce parti-pris des choses et autres menus objets qui lestent nos corps marqués d’une insoutenable légèreté native est aussi une politique. Elle tend à renouveler l’alliance du vivant avec son savoir-faire. Celui-ci, propre au sujet, est marginal en son principe. Il peut néanmoins s’articuler avec d’autres, et, dès lors, n’en résister que mieux au main stream des pousse-au-jouir – prêts à porter et toujours déjà obsolètes – nés des noces de la science et du marché.

[1] Dans la grange

À André Gide

[…] La vie pauvre, par ce beau jour d’été, m’a paru revêtir toute sa dignité.   Et lorsque sont passés, près de mon escabeau, les paysans tristes, silencieux et beaux, faisant rouler les roues dans l’ombre noire et fraîche, je ne leur ai rien dit et j’ai baissé la tête. Francis Jammes [2] Ponge F., OC, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 643. [3] Ibid., p. 644.

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Du portemanteau à l’escabeau

Prenons comme exemple ce mot que l’on trouve, au chapitre 12, dans la deuxième partie de Finnegans Wake[1] : murmoureusement (traduction Philippe Lavergne). C’est un pun, comme l’indique Lacan[2]. Il s’agit là d’un mot qui est fait d’au moins deux ou trois mots – mur, murmure et amoureusement. C’est, comme le précise Lacan[3], un portemanteau au sens de Lewis Carroll. L’on trouve en effet, au chapitre 6 de De lautre côté du miroir, des exemples de ce que Gilles Deleuze a également appelé, dans Logique du sens[4], des « mots-valises ». « Slictueux », explique Humpty Dumpty à Alice, signifie à la fois « souple, actif et onctueux », tandis que « flivoreux » veut dire en même temps « frivole et malheureux » (traduction Henri Parisot)[5]. Le portemanteau est donc un mot inventé à partir de la condensation de plusieurs mots. Sur ce point, Lewis Carroll fut donc un précurseur de James Joyce. Comme le fait remarquer Lacan, l’usage du portemanteau est très fréquent dans Finnegans Wake. Il va jusqu’à dire, à cet égard, que Finnegans Wake est « quelque chose qui joue, non pas à chaque ligne, mais à chaque mot, sur le pun »[6]. Or, l’usage du portemanteau accentue le sentiment d’inintelligibilité que l’on éprouve à la lecture de Finnegans Wake.

Un certain nombre de feuillets, qui portent sur le mythe de Tristan et Yseult et qui ont servi à Joyce de point d’appui pour écrire Finnegans Wake, viennent d’être traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq sous le titre Brouillons dun baiser[7]. Dans sa préface, M. Darrieussecq évoque cette « inintelligibilité » du texte de Joyce qui le situe ainsi à la limite d’une lisibilité possible. Lacan, pour sa part, insiste sur la « jouissance » qui a été celle de Joyce lorsqu’il a écrit de cette manière-là – c’est-à-dire en laissant derrière lui la lumière du jour (celle qui éclaire encore Ulysse) et en s’avançant dans l’obscurité de la nuit qui, elle, renvoie au cauchemar de l’histoire humaine. Lacan y saisit là un symptôme[8] : une telle manière d’écrire ne met pas en jeu l’inconscient, ni celui de l’auteur ni celui du lecteur. En ce sens, l’art de l’artiste n’est pas lié à l’inconscient, mais relève du symptôme. Le symptôme en question vient précisément du fait que l’objet d’art (Lacan écrit cela eaube jeddard) se tient séparé de l’inconscient de celui à qui il est destiné. En cela, le pun se distingue du joke. Il ne vise pas à faire lien social. Le portemanteau n’est pas un mot d’esprit au sens de Freud. Le lecteur peut-il néanmoins prendre plaisir à lire un texte qui lui est proposé comme étant inaccessible et que, par conséquent, il ne comprend pas ? C’est la question. Le lecteur peut en effet, si « ça ne lui dit rien », abandonner le texte illisible à ce qu’il est – inintelligible – et s’en éloigner.

M. Darrieussecq affirme que l’on peut prendre plaisir à lire Finnegans Wake à condition de le lire selon une certaine modalité – celle qui consiste à ouvrir le livre au hasard. Lacan, quant à lui, considère que Joyce a donné à Finnegans Wake la fonction d’être son « escabeau». Écrire Finnegans Wake a été une façon pour lui de monter sur son escabeau afin de provoquer un hurly-burly[9] dans la littérature et par là même de se faire un nom. De ce point de vue, Lacan a pu dire que Joyce a ouvert la voie et que le symptôme dans la littérature moderne est, dès lors, la conséquence de ce que « La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître »[10]. Lacan lui-même ne s’en excepte pas. Dans l’un des feuillets traduits par M. Darrieussecq, il est question de l’escabeau sur lequel monte Yseult lorsqu’elle veut montrer ses jambes. Elle traduit ainsi par « escabeau » le mot de Joyce stepladder[11].

Il me semble donc important de souligner ici que Lacan a mis en valeur l’escabeau joycien en l’articulant à une manière symptomatique d’écrire.

[1] Joyce J., Finnegans Wake, Traduction Philippe Lavergne, Paris, Folio Gallimard, 1997. [2] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2005, p. 165. [3] Ibid., p. 165. [4] Deleuze G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, Septième série et Treizième série. [5] Carroll L., De l’autre côté du miroir, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 318-319. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [7] Joyce J., Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, Préface et traduction de l’anglais par Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, 2014. [8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [9] Hurly-burly veut dire tintamarre, tumulte. [10] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2001, p. 570. [11] Joyce J., Brouillons d’un baiser, op. cit., p. 62-63.

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Le corps beau et le renard

Introduire un dossier sur ce mot « expressif d’ “escabeau” »[1] est un pari difficile. Une association qui fait résonner deux signifiants : escabeau et corbeau sera mon point de départ. C’est en m’avançant sur ce maigre fil que j’ai lu la séance du 27 janvier 1982 du cours de Jacques-Alain Miller « La clinique lacanienne ». Lors de cette séance, J.-A. Miller s’interroge sur « la passion » qui anime les enseignants, depuis la nuit des temps, à faire apprendre par coeur aux enfants la fable « Le corbeau et le renard » de Jean de la Fontaine. Il note : « Le flatteur est supposé être celui qui parle et l’Autre celui qui l’écoute. Mais l’essentiel de la démonstration concerne la voix. C’est finalement le corbeau qui veut montrer sa belle voix et c’est ce qui est là opératoire. L’important n’est pas tellement le discours du flatteur. »[2] Nous pouvons conclure que l’enjeu tourne autour de l’envie folle du corbeau de montrer sa belle voix.

Les animaux, dans les fables de Jean de la Fontaine, sont des parlêtres. Ils causent, ils ne font que ça. Dans les fables, ils hâblent. Si la jouissance du blabla est au rendez-vous, ils parlent aussi avec leur corps, comme tous les parlêtres. Se faire un corps, ici, passe par la belle voix. Il pense qu’il a une belle voix et il veut la montrer. Le corbeau veut que sa belle voix soit vue, si l’on peut dire. Lacan note dans son Séminaire Le sinthome : « L’amour-propre est le principe de l’imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. »[3] Le corbeau trouve consistance dans ce qu’il pense avoir : une belle voix. Il est perché sur l’idée d’avoir une belle voix. Imaginer qu’il a une belle voix, c’est son escabeau. Il jouit de sa voix.

Le lecteur connaît sans doute la fable de mémoire : « Maître corbeau sur un arbre perché, / Tenait en son bec un fromage ». La scène, reproduite mille et une fois dans les multiples éditions des Fables de La Fontaine, montre le corbeau se tenant fier sur la branche d’un arbre. Il règne posé en hauteur, de plus il tient un précieux objet dans son bec, un appétissant morceau de fromage. C’est à cet instant de fierté narcissique qu’arrive Maître Renard qui, « par l’odeur alléché », interpelle le corbeau. Le rusé renard se montre tout d’abord très poli et tente le corbeau pour qu’il lâche son bout de fromage. Il fait l’éloge de son corps beau : « Que vous êtes joli ! / Que vous me semblez beau ! » Des compli(ments) qui cherchent à flatter l’image du corbeau. Le parlêtre, nous apprend Lacan, « aime son image comme celui qui est le plus prochain, c’est-à-dire son corps »[4]. Un enjeu narcissique s’installe dès lors que le corbeau est happé par ce qui lui est dit. Il s’agit d’un narcissisme « où le corps est idolâtré dans un rapport de méconnaissance particulier », comme le relève Éric Laurent[5]

Lacan souligne que le corps, le parlêtre ne l’est pas, il l’a : « l’homme dit que le corps, son corps, il l’a. Déjà dire son, c’est dire qu’il le possède, comme un meuble, bien entendu »[6]. Le corbeau croit posséder sa belle voix. L’être se nourrit de paroles qui viennent combler un manque, un trou, le trou du trauma de la rencontre entre le corps et le langage. Ce trou, c’est le lot du parlêtre. « À ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie », dit la fable. Et c’est de cette jubilation que se nourrit la ruse du renard : « Sans mentir, si votre ramage / Se rapporte à votre plumage, / Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. » Le mot est lâché : ramage. C’est la question de la belle voix qui fait vibrer le Corbeau qui s’empresse d’ouvrir « un large bec » et laisse « tomber sa proie ». Ébloui par le sens, se croyant « un maître beau »[7], le corbeau s’y perd. « En croyant à son escabeau le parlêtre s’oublie pour se penser maître de lui-même, maître de son corps »[8], note É. Laurent.

Dans son texte d’orientation vers le prochain Congrès de l’AMP, J.-A. Miller introduit une différence entre l’escabeau et le sinthome. Existe t-il d’autres manières de faire avec le trou qui ne soient pas emprisonnées par les mirages du beau plumage ? Tel que l’indique Hervé Castanet, dans son étonnant ouvrage S.K.beau : « certains créent des mots, d’autres des images, d’autres encore des fictions utopiques […] Ce pas-tout visible […] pousse le peintre, le photographe ou le cinéaste à montrer. Pareillement pour l’écrivain, les mots ne disent pas tout. Ils sont aussi marques, traces, ratures de ce qui échappe à être dit… un mi-dit demeure ».[9] La tension entre la jouissance de la parole – côté pousse-au-sens – et le mi-dit semble être le cœur de l’enjeu. Vous connaissez la fin de la fable : « Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur, / Apprenez que tout flatteur / Vit aux dépens de celui qui l’écoute. / Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. / Le Corbeau, honteux et confus, / Jura, mais un peu tard, qu’on ne l'y prendrait plus. » La honte et la confusion ne serviront à rien à celui qui, sans une analyse, risque d’être pris à jamais par les mirages de son corps-escabeau.

[1] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille » in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 209. [2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La Clinique Lacanienne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 27 janvier 1982, inédit. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 66. [4] Lacan J., « Le phénomène lacanien » – Conférence prononcée au Centre universitaire méditerranéen de Nice, le 30 novembre 1974, texte établi par J.-A. Miller, tiré à part des Cahiers Cliniques de Nice 2011. Citation extraite de l’argument de la soirée Enseignement de la passe, 13 janvier 2015, « L’adoration du Corps ». [5] Laurent É., « Parler lalangue du corps », soirée Études lacaniennes, séance du 3 février 2015, http://www.radiolacan.com/fr/topic/470/3 [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 154. [7] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du Désir, Paris, Navarin Éditeur, n° 88, 2014, p. 111. [8] Laurent É., « Parler lalangue du corps », op. cit., http://www.radiolacan.com/fr/topic/470/3 [9] Castanet H., S.K.beau, Paris, Éditions de la différence, 2011, p. 9.

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Du nouveau dans la sexualité

Les articles qui sont parus dans les précédentes éditions de L’Hebdo-Blog détaillent et prolongent la référence que Jacques-Alain Miller a faite à la pornographie dans son texte de présentation du prochain congrès de l’AMP, « Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle ». J.-A. Miller y signale, entre autres choses, le changement de régime de la jouissance qui fait que « De Victoria au porno, nous ne sommes pas seulement passés de l’interdiction à la permission, mais à l’incitation, l’intrusion, la provocation, le forçage. »[1] Si les représentations érotiques ont toujours existé, et on a pu voir à Paris cet hiver de belles expositions sur le Kâma-Sûtra et les estampes érotiques de Hiroshige et Hokusai, ainsi que l’exposition sur Sade, la pornographie inscrit, depuis la modernité, la sexualité dans le registre marchand, ce que l’étymologie de son terme même (en grec « pernerai » : vendre) dévoile et qu’Internet n’a fait que multiplier.

Il faut lire l’analyse de l’anthropologue Gayle Rubin dans Thinkingsex, un des articles fondateurs des théories queer, pour situer l’influence de la technologie numérique sur la sexualité, en perspective avec « les conséquences qu’ont eues la production de caoutchouc, les techniques de dressage des chevaux, l’usage des harnais en équitation, l’histoire des bas de soie, le cirage des bottes militaires et la vitesse de la moto sur la cristallisation du fétichisme et le sadomasochisme comme perversions »[2].

L’article de Marcelo Veras met en valeur cette idée qu’avec l’empire de l’image imposé par le numérique, on passe de la pornographie comme technologie au service du fantasme sexuel à la technologie de l’objet tout court, l’objet de consommation donc, mais aussi et en conséquence l’objet d’addiction. Ainsi, « la pornographie actuelle n’est plus une machine à rêver, elle est devenue un produit de plus dans la série des symptômes régis par l’impératif “tous addicts” ». M. Veras signale la topologie nouvelle que l’hyperconnectivité digitale dessine dans sa subversion de l’espace public-privé depuis quelques années. Il n’y a plus de quartier « spécialisé » où l’on trouvait une maison d’édition, un bordel ou un cinéma, des objets incitant aux fantasmes sexuels : aujourd’hui c’est à la portée de tous via Internet.

Les effets de cette accessibilité généralisée, dans le contexte du pousse au jouir contemporain, ne se sont pas fait attendre : la sociologue Michaela Marzano signalait dans les colonnes du journal Libération il y a quelques années, commentant l’enfer des tournantes dans les cités et l’organisation de la circulation des femmes dans ces milieux, que là où la pornographie permettait jadis l’initiation sexuelle des jeunes, elle crée aujourd’hui des inhibés sexuels ! Serge Cottet commente cet aspect dans son texte, dans la dimension du court-circuit de la parole que la pornographie suppose : « Tout se passe comme si les imbéciles en concluaient que la jouissance n’est permise qu’à condition de se taire. Ou tu parles, ou tu jouis ! Non seulement le corps ne parle pas, mais il ne faut pas qu’il parle ; cette intrusion du langage dans l’acte émousse la jouissance ». Effectivement, dans le porno, il n’y a qu’un seul interdit : la parole. Et comme le pointe justement S. Cottet, « L’ascèse analytique sert ici d’antonyme s’il en était besoin : abstinence, équivoque phallique du discours, tout dire, ne rien faire, le corps n’en parle que mieux ». Aucune équivoque, aucun ratage dans la zone de jouissance itérative que présente le porno, au-delà de tout principe de plaisir, qui lui, suppose une coupure.

Que dire alors de la parole d’amour ? Devons-nous nous plier au constat qu’un Roland Barthes faisait déjà dans les années 70, selon lequel, dans le contexte de la permissivité sexuelle, c’est la parole amoureuse qui devient obscène ? Et encore « permissivité » n’avait pas encore le caractère forcé que le pousse au jouir impose… Le film Shame de Steve McQueen ne fait que commenter cette impasse, comme nous le rappelle Dominique Carpentier, car l’addiction sexuelle constitue « la solution pour éviter de se confronter au ratage incontournable de la rencontre avec le sexe et à la jouissance qu’il procure », comme de son côté Annie-Dray Stauffer l’illustre avec une finesse remarquable à travers les quatre vignettes cliniques qu’elle développe dans son article. Si l’objet fétiche est par excellence l’objet qui ne parle pas – comme le souligne Stella Harrison dans son texte – l’objet inerte, l’objet en effet objectalisé devient cohérent avec une exigence de jouissance qui admet que la parole reste hors-jeu. D’où un usage différent du porno selon la position des êtres parlants par rapport à la jouissance : « un désintérêt majoritaire des femmes », pointe Camilo Ramirez, car, en effet, ce qui les intéresse ce sont les paroles, « qu’on leur parle selon leur fantasme », comme disait Lacan dans Télévision, et éventuellement aussi la parole d’amour.

Cela contraste avec le fait que c’est l’homme « le sexe faible » par rapport au porno, car il y peut aisément trouver à se loger dans la forme fétichiste « figée et fragile donc, du désir », selon l’expression de S. Harrison, et cela quel que soit son sexe anatomique, car – c’est un fait – les femmes aussi s’intéressent au porno lorsqu’elles cherchent matière à s’inspirer dans leurs fantasmes, c’est-à-dire lorsqu’elles rejoignent le sexe faible.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, Paris, Navarin, 2014, n° 88, p. 105. [2] Rubin G., Marché au sexe, Paris, Éditions EPEL, 2002, p. 33.

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Pornographie et électroménager

*Directeur de l’École Brésilienne de Psychanalyse

Loin du boudoir sadien et de son pousse au fantasme, le porno n’est pas là pour faire rêver. Marcelo Veras retrace comment ce qui était confiné aux zones de tolérance est aujourd’hui, d’un seul clic, à la portée de chacun.

Au moment où j’écrivais ce petit texte sur la pornographie, les événements à Paris ont mis à jour l’enjeu que représentent les limites de ce qui peut être vu et dit en public. Dans ce sens, rien de plus actuel que l’exposition du Marquis de Sade au Musée d’Orsay. Celle-ci est évoquée par Jacques-Alain Miller dans son texte « Le secret de Charlie »[1]. Sade – surtout après avoir été publié dans la Pléiade – apporte sa légitimité à un espace réservé par l’Occident à la transgression et au blasphème. Le commentaire sur la pornographie que fait J.-A. Miller dans sa présentation préparatoire au thème du prochain Congrès mondial à Rio de Janeiro met en tension la référence à Sade.

Du blasphème à la pornographie, qu’est-ce qui est en jeu ? Plus que l’humeur ou la liberté d’expression, c’est le mode de jouir de l’autre qui devient intolérable. L’œuvre de Sade nous pose une question qui résonne dans toute la presse quotidienne : jouir de tout, y compris de Dieu ? Sade blasphémateur ? Cela n’a pas empêché que ses orgies fussent organisées comme de véritables rituels liturgiques. Il suffit de revoir Salò ou les 120 Journées de Sodome, de Pasolini, pour constater comment les trois cercles qui structurent le film – celui des manies, celui des excréments et celui du sang – obéissent à une sophistication symbolique digne d’une messe catholique.

À ceux qui ont fait la marche républicaine tenant un crayon à la main, l’œuvre de Donatien Alphonse pose un problème. Jusqu’à ses derniers jours à Charenton, l’un de ses enseignements fut justement de démontrer l’intimité entre son écriture et sa chair. Après Sade, comment peut-on encore croire que les paroles et les dessins ne sont que pure sublimation ?

Porno pour tous

Ainsi, le caractère enflammé du débat actuel rend difficile d’aborder la question de la pornographie sans tomber dans les pièges de la banalisation, de l’idéalisation ou de la morale. Revenons un peu à l’histoire. Bien que des éléments de la pornographie soient présents dans la culture depuis toujours, il est tout à fait possible de repérer, à la Renaissance, les fondements des questions qui orientent l’étude sur la pornographie actuelle. Sade a eu de bons précurseurs. La majorité des études sur la pornographie, indique que celle-ci est inséparable de la tension entre le réalisme du coït et la morale civilisée. Prenons une définition universitaire classique de la pornographie : des expressions écrites ou visuelles présentent, sous forme réaliste, le comportement génital ou sexuel avec l’intention délibérée de violer les tabous moraux et sociaux[2].

Voilà le problème pour les psychanalystes. Comment parler de réalisme sexuel si le rapport sexuel n’existe pas ?

Paula Findlem[3], historienne de Stanford, précise que la pornographie, dans le contexte occidental, se fonde sur le marché qui a surgi à partir des nouvelles techniques d’impression des histoires et dessins obscènes. Avec la Renaissance, l’écriture n’est plus un privilège des riches. Beaucoup plus attrayant que la Bible de Gutenberg, les contes et poésies obscènes sont consommés à une plus grande échelle par les populations des nouvelles villes de la Renaissance. Parmi de nombreux textes, les Sonnets Luxurieux de Pierre l’Aretin apparaissent comme les plus représentatifs de son époque. L’Aretin peut être considéré comme le premier pornographe moderne. Toutefois, si la pornographie et le marché ont fonctionné ensemble – sûrement une question d’offre et de demande – Internet, avec son empire de l’image, a introduit une véritable révolution du concept. On passe de la pornographie comme technologie au service du fantasme à la technologie de l’objet tout court ; de la transgression à l’irrévérence de l’Aretin, au régime d’une addiction pure de l’objet regard[4]. Depuis, ce qui se tolère, n’est plus ségrégé dans un quartier, dans une maison d’édition, dans un bordel, voire au cinéma. Avec Internet, la zone de tolérance est enfermée à l’intérieur de la demeure moderne. Ainsi, comme ce fut le cas avec le réfrigérateur et la télévision, il n’y a plus de maison sans ordinateur.

À partir des années 70, le débat sur la pornographie est devenu plus intense chez les féministes américaines. Des disputes chaleureuses avaient lieu entre les féministes anti-pornographie, qui dénonçaient la condition d’exploitation et de soumission des femmes dans les films pornos, et les féministes « anti-puritaines » qui voyaient dans le succès du mouvement porno chic[5] un nouveau champ de réflexion sur les minorités sexuelles[6]. Jusqu’aux années 90, le débat tournait autour de la nouvelle vague porno introduite par des films comme Deep Throat, Emmanuelle ou The Devil in Miss Jones. Pourtant, l’expansion du monde numérique et l’hyper-connectivité engendrée par la révolution digitale ont subverti de manière définitive la perception de ce qu’est un espace public et un espace privé.

Pour le lecteur de Lacan, ce constat n’est pas une grande surprise. L’extimité est de structure et la coupure entre le plus intime et le plus externe est une fiction toujours plus fragile dans un monde où le scepticisme croissant a révoqué les lois et les maîtres – dévoués, auparavant, à établir cette séparation. La culture hacker a fait du travail du censeur un métier digne de la paranoïa la plus tenace. Et pourtant, WikiLeaks nous a appris que même l’espion le plus compétent n’est pas exempt d’être à son tour surveillé. Vive Sartre et son voyeur vu !

L’intimité parfaite

Il arrive qu’Internet soit au service du confort et des objets du bien-être. Je me rappelle ici la référence faite par J.-A. Miller à l’œuvre de Siegfried Giedion, Mechanization takes command[7]. L’ambiance virtuelle permet au sujet de jouir sans être harcelé par l’Autre, à la condition, évidemment, de savoir surfer sur les bons sites et ne pas déranger les grands interdits établis par le FBI, tels que la pédophilie, les moqueries sur le terrorisme ou les téléchargements des films d’Hollywood. Avec Internet, l’espace délimité par l’Autre social se reconfigure par la transgression. Jadis, les maisons closes se situaient dans ce qu’on appelait couramment « zone de tolérance ». La technologie a su introduire cette « zone de tolérance » dans l’intérieur confortable de chacun, dans les familles traditionnelles, comme dans les familles recomposées, ou dans les petits appartements des célibataires, les bureaux. Il suffit de ne pas faire trop de bruit et de laisser la femme s’endormir, aller dans la chambre à côté, ou encore attendre que le mari parte au travail et les enfants à l’école. C’est ce qu’on entend dans nos cabinets. Comme par magie, un clic vous emmène dans la zone de transgression. Si les textes de Sade étaient un « pousse au fantasme » et exposaient le désir contra naturam inhérent à chacun, la pornographie actuelle n’est plus une machine à rêver, elle est devenue un produit de plus dans la série des symptômes régis par l’impératif « tous addicts ».

Traduction : Camila Popadiuk et Patrick Almeida

[1] Miller J-A., « Le Secret de Charlie », Lacan Quotidien n° 247. [2] Gregori, M.C., « Relações de violência e erotismo », in Olhares Feministas, Edições MEC/UNESCO, Brasília, 2009, p. 255. [3] Findlen P., « Humanism, Politics and Pornography in Renaissance Italy », in The Invention of Pornography, Zone Books, New York », 1996. [4] Uma versão mais detalhada deste ponto pode ser encontrada em meu texto : El cuerpo femenino más allá de la castración, una pornografía para el siglo XXI. Revista Mediodicho número 40, Mendoza. [5] Le Porno Chic est apparu à la suite d’un célèbre article de Ralph Blumenthal dans le New York Times du 21 janvier 1973, après le film Deep Throat. [6] Gregori, M.C., Relações de violência e erotismo, in Olhares Feministas, Edições MEC/UNESCO, Brasília, 2009, p. 255 [7] Miller J-A., Piezas Sueltas, Buenos Aires, Paidós, 2013, p. 375.

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Des addicts sexuels en analyse

En s’appuyant sur une série de vignettes cliniques, Annie Dray-Stauffer illustre comment la psychanalyse peut opérer face à la singularité de quatre sujets ayant fait le choix de l’addiction sexuelle face aux embrouilles du ratage incontournable de la rencontre.

Faire œuvre de sa solitude

Emmanuel, âgé de quarante ans, adepte des sites de rencontres homosexuelles depuis longtemps, dénonce avec vigueur la crudité actuelle des images postées sur le net pour attirer d’éventuels partenaires, des photographies de pénis en érection accompagnées de leurs mensurations. Réduit à la taille de son organe, il se sent vidé de toute vie, simple nombre d’une série faisant de lui un objet, non plus de désir mais de pure jouissance. Il ne s’agit plus ici de la rencontre avec le corps d’un partenaire mais de celle de deux organes, ayant pour seule finalité le vidage d’un en-trop de jouissance, qu’aucune de ces entrevues fugaces ne parvient à étancher. Pour lui qui souffre de la précarité du sentiment de la vie et des limites de son corps, les ravages de ce mode de rencontre sont térébrants.

L’analyse lui permettra de s’en tenir à distance, recentré sur un art dans lequel le regard a une place prééminente, qu’il va développer selon ses propres particularités. Il va ainsi faire œuvre de la solitude et de l’enfermement de l’être, ce qui, selon lui, lui donne un cadre le protégeant de la jouissance de l’autre. C’est également dans la danse qu’il trouve à se faire un corps auquel la coordination de ses mouvements donne une unité. Ces deux modes de sublimation vont permettre à la pulsion sexuelle, en renonçant à son but, de se satisfaire en partie.

L’écrivain américain homosexuel Daniel Mendelsohn, dans son livre autobiographique L’étreinte fugitive[1], évoque sa passion pour les garçons et sa quête insatiable de partenaires choisis sur un trait, singulier à chacun, qui éveille son désir. Si on peut parler ici aussi d’addiction sexuelle, avec l’extension universalisante que l’on donne aujourd’hui à cette catégorie clinique, il est bien évident que le trait singulier recherché se différencie de l’implacable pousse-à-jouir comptable dont Emmanuel dénonce le caractère déshumanisant.

Rendre possible la rencontre

Kevin, vint-et-un ans, homosexuel lui aussi, raconte sa surprise devant la déception d’un ami d’en être à sa 600e rencontre sexuelle, et pourtant toujours pas à la hauteur de ses autres amis qui ont largement dépassé ce score. C’est une jouissance purement comptable qui est là aussi au premier plan. Chacun s’évalue à l’aune du nombre de ses rencontres-éclair. Kevin se demande avec angoisse s’il doit continuer lui aussi à sacrifier à cette pratique du sexe. En contrepoint, il fait symptôme de sa différence, de son horreur d’être ainsi croisé puis rejeté et de sa demande d’amour tout à fait incongrue dans cet univers dont il aimerait faire partie autant qu’il est dégoûté d’en être.

L’analyse, en soutenant la légitimité de sa propre modalité de choix d’objet, vise à lui permettre de rendre possible une rencontre qui ne ferait pas de lui un objet de déchet. Le travail analytique a ici à mettre en avant le versant imaginaire de la rencontre sexuelle, celui de l’amour, pour éviter la crudité d’une rencontre trop directe avec le réel à laquelle l’expose la forclusion du Nom-du-Père.

Prendre le risque du ratage

Guillaume, hétérosexuel, vient consulter parce que fait symptôme pour lui son besoin compulsif de regarder des films pornographiques, besoin installé depuis son adolescence. Selon lui, c’est ce qui aurait rendu toute rencontre amoureuse impossible, alors que les jouissances scopique et masturbatoire tirées de ces films représentaient la solution qu’il avait trouvée à la rencontre sexuelle impossible avec chaque-une de chair. Devenu « addict », il faisait l’impasse sur sa propre responsabilité, ce pousse-à-jouir lui apparaissant comme venant d’un Autre lieu. Il aura à passer par la subjectivation des pulsions qui l’habitent pour finir par prendre le risque de ce ratage, après avoir traversé son fantasme d’une rencontre amoureuse « parfaite », à l’image de celle qu’il imaginait entre ses parents, sa mère étant morte brutalement quand il avait un an et son père n’ayant jamais trouvé aucune femme digne de la remplacer. Souvent confié à sa grand-mère paternelle, il avait fait de plus, encore jeune enfant, la rencontre traumatique de la jouissance sexuelle, lové contre le corps nu de cette femme. D’une position de spectateur, il pourra, par le biais de l’écriture, trace du ravinement de son corps jouissant traumatique, passer à la position d’être celui qui oriente la jouissance de l’autre vers des œuvres d’art de son choix.

Éviter la rencontre ravageante

Mathieu est torturé par la puissance de l’addiction sexuelle dont il se sent l’objet, qui emplit sa vie au point de ne plus laisser place à rien d’autre que la recherche enfiévrée, dans des lieux divers, de femmes anonymes et de leurs furtives rencontres. Les rares fois où il a rencontré une femme qu’il aurait pu aimer, elle l’a très vite quitté, lui reprochant de la ravaler au rang de simple objet par sa fringale sexuelle qui obvie à tout autre échange. L’objet de son angoisse se révélera être la rencontre possible de La femme. L’analyse permettra à Mathieu de faire de ce mode de rapport aux femmes, une fois évidées l’angoisse qui l’accompagnait et la place prééminente que ses recherches prenaient dans sa vie, une suppléance lui évitant une rencontre par trop ravageante. C’est un mode de vie qui lui permet un certain lien social dans les lieux qu’il fréquente.

Pour conclure

Pour chacun de ces hommes, la dite « addiction sexuelle » a représenté, à un moment de leur vie, la solution pour éviter de se confronter au ratage incontournable de la rencontre avec le sexe et à la jouissance qu’il procure. Comme le rappelle Laure Naveau[2], lien sexuel et lien social ne sont pas sans rapport. L’enjeu en est la rencontre avec l’autre : « La sexualité est un acte, pas une décharge motrice, et cet acte s’inscrit dans une suite, ce qui lui donne son caractère sérieux, au sens de la prise en compte des conséquences, pour chacun des deux sexes, de cet acte. »

[1] Mendelsohn D., L’étreinte fugitive, Paris, Flammarion, 2009. [2] Naveau L., http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2010/12/Des-mercredis-soir-8-1.pdf

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