Focus

L’instant où Anjelica Huston a rencontré Jack Nicholson

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« Dix-sept ans d’amour fou », tel est le titre imparable accompagnant l’image du couple légendaire à la une du dernier Vanity Fair : Anjelica Huston et Jack Nicholson. Si l’on parle beaucoup d’eux ces temps-ci, c’est à cause de la sortie toute fraiche de l’autobiographie d’Anjelica[1]. Elle livre un récit frivole, toute occupée qu’elle est à faire briller jusqu’au vertige les insignes d’une vie dans le luxe et le velours, récit qui n’empêche pas de se rendre à l’évidence : elle a aimé follement cet homme. Et pourtant, la fulgurance de la première rencontre, en deux temps, donne déjà le cadre de ce qui, au cœur de cet amour, sera aussi pour elle son tourment.

Anjelica a 22 ans et parcourt un soir Mulholand Drive à bord d’une Masseratti rouge aux côtés d’une amie qui l’a convaincue de l’accompagner à une fête chez Jack. Elle ne l’a jamais rencontré en chair et en os, mais est loin d’avoir oublié son impression, l’ayant vu pour la première fois crever l’écran d’un cinéma londonien dans Easy Rider. Sa plume rend alors compte de l’éclat de la première rencontre : « La porte d’une modeste maison à un étage style ranch s’est ouverte, et le fameux sourire est apparu ». Apercevant pour la première fois celui dont le sourire sera appelé plus tard « le sourire du tueur », elle se dit : « voilà un homme dont on peut tomber amoureuse »[2].

Ils passeront la nuit ensemble et il lui donnera rendez-vous quelques jours plus tard pour une première sortie romantique qu’il annule le jour même, prétextant un autre engagement. Déçue de « passer en second », elle se console en allant au restaurant avec un couple d’amis. À peine est-elle arrivée au resto qu’ils lui annoncent que « l’engagement » de Nicholson est en réalité une jolie blonde avec qui il vient de monter à l’étage. Cette première rencontre avec le mensonge du partenaire s’accompagne aussitôt d’un choix subjectif : non pas quitter la scène dans ce qu’elle a d’intenable, mais s’y inclure : « J’ai saisi mon verre à vin et, le cœur battant, j’ai saisi l’escalier à mon tour. Jack était en compagnie d’une belle et jeune femme que j’ai immédiatement reconnue : son ex-petite amie Michelle Phillips […] J’ai levé mon verre joyeusement en lançant : " Je suis en bas, et je voulais simplement dire bonjour ". Imperturbable, il m’a présenté Michelle »[3]. Nicholson et Huston commenceront à vivre ensemble peu après.

L’instant de la rencontre contient déjà la matrice de mille autres scènes où elle sera à chaque fois à la place de la femme que l’on trompe et à qui l’on ment. Rencontre amoureuse, certes, mais aussi avec une jouissance qui, à la différence de Nicholson, sera sa fidèle partenaire. À peine descendues les marches du Festival de Cannes, Nicholson part sur la mobylette de la première admiratrice croisée. Voilà que la femme qui faisait la une des magazines de luxe et qui, dix minutes plus tôt était bombardée par les flashs des photographes de la Croisette, devient un objet délaissé sans un mot, sanglotant sur un trottoir. Avec ou sans voile, la tromperie du partenaire fera toujours pleurer cette femme pour qui la question n’est pas de savoir s’il faut le quitter ou pas, mais ce qu’il va faire pour se faire pardonner.

Sait-elle quelque chose du fantasme et de la jouissance palpitant au cœur de ces scènes qu’elle décrit néanmoins comme un martyre ? Rien ne le prouve. Cependant, elle n’est pas sans savoir trois choses. La première concerne l’aveu sur le type d’homme qu’elle peut aimer : « Même s’il m’est arrivé d’aspirer à ce qu’on attend généralement d’une relation sentimentale – réciprocité, partage, affection et fidélité – la dure réalité est que ces qualités-là ne m’excitaient pas forcément. J’ai toujours été attirée par […] des hommes sur qui on ne peut pas compter »[4]. De ce point de vue, avec Nicholson qui déclinera jusqu’au bout sa demande de l’épouser, elle sera servie.

Deuxièmement elle sait qu’elle a choisi Nicholson pour sa ressemblance avec un autre homme, marqué lui aussi par les signifiants « coureur de jupons » et « dédain dévastateur » et auquel elle n’a cessé de déclarer sa flamme du début à la fin de sa biographie. Cet homme est son père, le réalisateur John Huston, dont le portrait amoureux ouvre le livre : « Un mètre quatre vingt-dix et des longues jambes, mon père était plus grand, plus fort et doté d’une plus belle voix que tout autre. Il avait les cheveux poivre et sel, le nez cassé des boxeurs et une dégaine spectaculaire »[5].

Le troisième point concerne un aperçu sur sa manière de reproduire la vie amoureuse de ses parents. Comme eux, elle finira par répondre en miroir à la tromperie répétée du partenaire : « Quand il m’est devenu impossible de me voiler la face plus longtemps, je n’ai pas su comment réagir. J’aurais beaucoup aimé parler de ce dilemme à ma mère. J’ignore si ses aventures l’avaient réconfortée ou n’avaient eu d’autre but que de contrarier mon père. Elle n’avait jamais évoquée en ma présence l’infidélité de son mari ni même la douleur qu’elle éprouvait. Elle avait intériorisé énormément de choses et je reproduisais le même schéma »[6]. Elle ne pourra quitter Nicholson que le jour où il lui annonce que « quelqu’un va avoir un enfant ». Point d’insupportable touchant au réel de sa difficulté à avoir des enfants avec le seul qu’elle voyait, c’est le cas de le dire, à la place du père.

Jamais en analyse, ces trois instants de voir resteront pour elle sans conséquence. Avoir des insights sur ses liaisons inconscientes ne suffit pas à s’arracher de la scène de sa jouissance. Il se pourrait que seule une rencontre qui ne ressemble à aucune autre, celle avec un psychanalyste, soit la condition pour y parvenir.

[1] Huston, A., Suivez mon regard, Éditions de l’Olivier, 2015. [2] Ibid., p. 265. [3] Ibid., p. 266. [4] Ibid., p. 459. [5] Ibid., p. 20. [6] Ibid., p. 405.

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Il n’y a pas de rapport sexuel entre les sons

Jacques Lacan concluait l’« Ouverture » de ses Écrits par cette phrase: « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien. »

Les lecteurs de L’Hebdo-Blog, musiciens ou pas, à qui Gérard Pape s’adresse avec ses mots, devront sans doute y mettre du leur pour entendre ce qu’il veut leur transmettre. La bande sonore qu’il leur offre, Per Dario – création récente – si elle est « jalon » de son double parcours de compositeur et d’analysant, est aussi résultat et éclaire la lecture du texte.

Thérèse Petitpierre

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Si écouter/composer/jouer de la musique est mode de jouir, comment une cure psychanalytique menée à son terme peut-elle influencer, ou pas, ce mode de jouir ? Le sujet instrumentiste/compositeur/mélomane va-t-il cesser de chercher du sens dans la musique qu’il compose/écoute/joue, après avoir terminé sa psychanalyse ?

En tant que compositeur et psychanalyste, je constate que mon analyse personnelle a profondément changé la musique que je compose et même tout mon goût musical. Ma préférence pour le pathétique et le morbide dans la musique des autres ainsi que dans la mienne s’est réduite d’une façon marquante.

Dans ma démarche de compositeur, je me suis posé la question de savoir comment faire avec l’harmonie perdue de la tonalité ? Ma réponse à cette question épineuse est qu’il y a une autre harmonie à trouver quand on prend le son comme matière première de la composition musicale, et non la note ou le motif comme dans la musique tonale, ou même une série de notes comme dans la plupart des musiques contemporaines post-sérielles.

Je parle d’une musique que l’on peut nommer « spectrale »sans se limiter à l’approche de l’école spectrale « classique » fondée par Gérard Grisey et Tristan Murail. Dans leur approche, c’est le calcul des fréquences (hauteurs) de la note fondamentale et de ses partielles qui domine. On compose des « spectres », qui ne sont pas des accords, selon Grisey, car leurs fréquences fusionnent afin de former un timbre-son. On compose ces spectres souvent à partir d’une analyse d’un son auquel on s’intéresse à cause de son timbre très riche et on assigne à un ensemble d’instruments acoustiques les hauteurs qui correspondent à des fréquences calculées. Dans cette approche, on considère que l’analyse des fréquences du spectre est suffisante pour re-synthétiser le timbre originel. À mon sens, la question de la relation temporelle entre la fondamentale et ses partielles (leurs durées relatives), ainsi que les micro-oscillations de fréquence et d’intensité à l’intérieur du son dans le temps, est plutôt négligée dans l’approche de l’école spectrale « classique ».

J’ai trouvé dans mes recherches musicales que l’harmonie sonore est une harmonie-dysharmonie car il faut harmoniser le timbre et le temps, le son et le bruit, ce qui ne produit pas que des spectres harmoniques, comme dans le cas de la musique tonale. Les résultats musicaux ne sont pas toujours « beaux ». Cette harmonie-là est fondamentalement différente de l’harmonie (perdue) de la tonalité L’objet idéal de l’harmonie consonante, avec ses résolutions modulatrices parfaites, reste perdu à jamais.

Il y a un continuum d’harmonie sonore entre le son simple, le spectre harmonique, le spectre inharmonique et le bruit saturé qui donne des résultats équivoques pour notre écoute quand les spectres de ce continuum sonore sont mis en série dans un espèce de « modulation harmonique sonore » : il n’est jamais possible de retrouver une résolution harmonique consonante claire et nette dans la modulation harmonique sonore qui équivale à celle de la tonalité car le spectre « tonique » n’existe pas. Les spectres sont dans un continuum de succession et pas dans une hiérarchie de progression comme les accords tonals.

Est-ce-que ma solution musicale du problème de l’harmonie perdue de la tonalité représente une façon de « sublimer » ce que je nommerais « le non-rapport sexuel qui m’a traumatisé », sans en faire du sens ?

Cette solution partielle consistant en un continuum harmonie-dysharmonie peut-elle être conçue comme un « S.K. beau » dans le sens que Lacan lui a conféré dans « Joyce le Symptôme » ? Ma solution est-elle une façon de jouir de l’excès contenu dans ma musique à condition que je ne sache pas de quoi je jouis véritablement ? Bref, je jouirais grâce à mon symptôme musical harmonie-dysharmonie sans en faire « jouis-sens » : il n’y a pas de rapport sexuel entre les sons.

À ÉCOUTER EN LIGNE : https://soundcloud.com/search?q=G%C3%A9rard%20Pape%20Per%20Dario *Gérard Pape vient de publier Musipoesci : écrits autour de la musique, Paris, Michel de Maule, coll. Musique et analyse, Paris, mai 2015, trad. de l’anglais (américain) par Jean de Reydellet.

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Musique et psychanalyse : Pascal Dusapin, le corps à l’œuvre

Une interview de Valentine Dechambre

menée par Gérard Seyeux pour L’Hebdo-Blog

Gérard Seyeux – Psychanalyse et musique, drôle de partition. En quoi la musique peut-elle enseigner quelque chose à la psychanalyse ? Comment le joint, l’articulation peuvent-ils se faire ?

Valentine DechambreCette partition, musique et psychanalyse, est, il est vrai, encore inexistante dans notre champ. Et pour cause : ni Freud, ni Lacan ne nous ont donné de clés pour pouvoir la composer. Et si nous savons que Jacques  Lacan assistait régulièrement dans les années cinquante aux soirées/concerts du Domaine Musical, création de P. Boulez et d’une mécène, S. Tézenas du Montcel, la musique est restée en marge des nombreuses connexions riches et enseignantes pour la psychanalyse qu’il a établies, à la suite de Freud avec les Beaux-Arts et la littérature. En « marge » : Lacan fait usage de ce signifiant dans son Séminaire Encore, à propos de la musique. «  Il faudrait une fois – je ne sais pas si j’aurai le temps – parler de la musique dans les marges. »[1] Comment faire nôtre ce vœu, cette indication, quelque peu énigmatique, de Lacan ?

L’intervention de Jacques-Alain Miller au dernier Congrès de l’AMP ouvre pour nous ce chantier passionnant, en nous mettant sur la voie, joycienne, du sinthome et de l’escabeau : « Peut-être que ce qui correspond à Joyce dans le registre de la musique, c’est la composition atonale, inaugurée par Schoenberg ? […] Joyce, Schoenberg, Duchamp sont des fabricants d’escabeaux destinés à faire de l’art avec la jouissance opaque du symptôme. » [2]

Un cartel[3] s’est constitué pour explorer cette voie frayée par J.-A. Miller où nous mettons à l’étude les principes qui président à l’écriture musicale chez différents compositeurs des XXe et XXIe siècles. Et il apparaît, que ce soit dans le tout dernier enseignement de Lacan et dans les cours les plus récents de J.-A. Miller, que nous trouvons quelques clés pour tenter d’écrire la partition musique et psychanalyse avec des questions : comment des compositeurs contemporains inscrivent-ils le non-rapport dans leur musique ? Qu’en est-il du corps parlant dans la composition musicale ? Comment la musique contemporaine interprète-t-elle les modes de jouir de notre époque ? Etc.

G.S. – J’ai dans les mains un très bel objet. C’est un livre illustré, des dessins jalonnent les pages. Les partitions de Pascal Dusapin sont, comme telles, des œuvres d’art. Quelle est la genèse de ce livre ?

V.D. – Ce livre d’entretiens avec Pascal Dusapin a été réalisé et publié avant la création du cartel musique et psychanalyse. Il est né d’un article que j’avais écrit pour La lettre mensuelle[4] et envoyé au compositeur. Celui-ci m’a répondu qu’il y avait quelque chose qui le touchait dans la façon dont je m’intéressais à sa création, les analogies que je faisais entre son écriture et celle de Joyce, bref, une approche de son art issue de ma lecture du Séminaire XXIII de Lacan qui se trouvait aller au plus direct des questions qui l’animaient. D’où l’idée de ces entretiens qu’il a aussitôt acceptés et où il a pu nous faire part de sa sensation de solitude de ne pouvoir rencontrer chez les musicologues cette oreille attentive à l’importance, pour lui, de transmettre ce qui préside à sa création musicale. On ne rencontre pas si souvent des artistes mus par un tel désir de transmission ! Il semble que les psychanalystes de notre École se présentent comme partenaires tout indiqués en raison de l’intérêt que nous portons à l’acte créatif.

Ces entretiens se sont tenus au local de l’ECF, rue Huysmans, j’avais convié quelques collègues dont je connaissais l’importance de la musique dans leur vie. Le principe de ces entretiens était donc pour nous, psychanalystes, la possibilité d’apprendre sur la façon dont un compositeur majeur de sa génération parvenait à transmettre ce qui est au principe de sa création musicale, « ce quelque chose d’avant la musique »[5], comme nous dit le compositeur, « cette part confuse, celle où nous ignorons »[6]. Ce réel auquel l’artiste se confronte ne rencontre-t-il pas au plus près l’objet de la psychanalyse ? Cette part obscure de la jouissance, ce dire du corps qui reste oublié dans ce qui s’entend quand nous parlons, n’est-elle pas ce que le compositeur parvient à faire vibrer dans son écriture musicale ? « Là où elle parle seule, la musique exprime ce qu’aucun mot ne pourra jamais dire sans elle »[7], dit P. Dusapin sur ce jouir du corps dans une de ces formules percutantes dont il a le secret.

Le propos rejoint celui de J. Lacan au sujet de la musique de Haydn tel que nous le rapporte Diego Masson : « Il semblait beaucoup plus intéressant à Jacques que l’on puisse jouir d’une chose que l’on ne comprend pas et qui n’a aucune signification sentimentale.»[8] Une écriture dont la visée n’est pas le sens mais une jouissance, n’est ce pas la voie joycienne que J. Lacan emprunta pour serrer le réel en jeu dans la psychanalyse, à partir de l’acte créateur lui-même ? P. Dusapin témoigne dans notre livre de la joie que lui procure l’exercice quotidien d’écrire sa musique, une écriture à la main dont l’admirable gestuelle lui permet de « freiner le flux »[9], une écriture qui est à elle seule une œuvre d’art comme en témoignent les dessins et la sublime calligraphie qui jalonnent ses partitions.

La dimension du corps, de l’événement de corps dans son écriture musicale est un des enseignements majeurs de ces entretiens avec lui. S’il est parfois bien difficile de saisir la dimension du corps dans certaines écritures contemporaines, ce n’est pas le cas chez P. Dusapin pour qui on peut dire que le corps, l’événement de corps, traverse toute sa musique, lui dont l’enfance a été marquée par des crises épileptiques gravissimes : « Par exemple, la respiration, le halètement, la suffocation, toutes choses liées au fait qu’enfant j’ai été très malade […] je l’ai mis en scène dans mes opéras où beaucoup de femmes piquent des crises »[10]. C’est aussi le cas dans les pièces instrumentales : « Je me suis retrouvée face à une immense forêt de notes avec une énergie qui sautait presque de la partition », se souvient Sonia Wieder Atherton, à propos d’Incisa, solo de violoncelle qu’elle a créé en 1984, « et j’y suis entrée en me frayant un chemin à coups d’archet. […] Avec Dusapin, on a toujours affaire au corps, qu’il se cabre ou qu’il se relâche. »[11]

Il y a l’événement de corps, et il y a ce que P. Dusapin nomme ailleurs « corps musiquant »[12], ce corps singulier qui lui permet dans la vie une bonne relation au corps, à son mouvement, sa gestuelle : « [...] parce qu’il produit une énergie purement invisible, une vibration dans l’air »[13]. Il dit encore, sur cette mise du corps dans son écriture : « mon corps est invisible, et pourtant il est bien là, dans la partition »[14]. Cet engagement du corps dans l’acte créateur ne le laisse d’ailleurs pas indemne : « Quand j’écris de la musique j’ai l’impression d’être une centrale électrique traversée par des flux très contradictoires »[15]. « Ma musique ne fait que sombrer vers “un outre-monde”, et puis soudain, “ça” se révolte ! Voilà ce que je vis en permanence. Être confronté à ce mouvement chaque jour produit des effets très particuliers à l’échelle de sa propre vie ».[16] Ou encore : « C’est comme une bestiole qui vous ronge l’âme en permanence. Je suis pourtant si heureux de travailler ! »[17]

G.S. – Comment qualifieriez vous la musique de Pascal Dusapin, quelle est sa singularité ?

V.D. – Héritière de Xenakis, son maître, la musique de P. Dusapin s’en éloigne par son lyrisme. En cela, elle se rapprocherait de la musique d’Alban Berg, rapprochement que les critiques musicaux n’ont d’ailleurs pas manqué de faire lors de la création récente de son opéra Penthésilée à La Monnaie de Bruxelles, qualifié par eux de chef d’œuvre de la musique contemporaine. Une des préoccupations majeures du compositeur est l’expression des affects, comment les exprimer en musique, particulièrement le ravissement et la joie qui sont des affects du registre de l’extase, de la jouissance féminine qui intéresse particulièrement le compositeur. À une question que je lui pose, dans les Entretiens, sur le beau dans la musique, P. Dusapin répond : « […] je dis que la musique est condamnée à la beauté, précisément, à l’extase »[18].

La douleur tient aussi une place essentielle dans son écriture, du côté de l’amour outragé. Les héroïnes de ses opéras s’appellent Médée, Euridyce, et plus récemment Penthésilée à propos de laquelle il dit, à la manière de Flaubert avec Madame Bovary : « Penthésilée, c’est moi»[19]. Cela indique suffisamment, me semble-t-il, que l’écriture musicale pour lui procède d’une position féminine, j’entends par là, d’une jouissance opaque, innommable, hors sens, telle que Lacan l’a dégagée au fur et à mesure de son Séminaire. P. Dusapin s’étonne du fait que le corps et l’émotion soient devenus un tabou dans la musique contemporaine. « Depuis la fin de la guerre, il est d’usage que l’émotion se confonde avec l’appréhension formelle d’une superstructure. »[20] Cette stricte appréhension formelle ne dit-elle pas le hors-corps qu’est devenu le champ de l’écriture musicale, chez beaucoup de compositeurs ? D’où le goût de P. Dusapin pour l’opéra, qu’il déloge cependant de son cadre resté incroyablement traditionnel, avec ses visées de satisfaction narrative. « Pourquoi associons-nous toujours l’opéra avec la narrativité la plus rudimentaire ? Dans Didon et Enée de Purcell, il n’y a pas d’histoire, c’est un pur transport »[21].

Ses deux derniers opéras, Passion et Penthésilée ont pour point de gravité le transport amoureux, marqué par l’inadéquation foncière entre la jouissance d’une femme et celle d’un homme. Le lyrisme, chez P. Dusapin, porte cet impossible et le fait résonner dans sa musique. N’est-ce pas parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel qu’il y a l’amour ? Et n’est-ce pas ainsi que nous pourrions entendre ce que dit Diego Masson, rapportant un propos de Lacan : « Pour moi le principal, c’est ce qu’il dit de son Séminaire où il n’était pas arrivé pendant vingt ans à faire entendre ce qui est “si clair” – ce sont ses termes  – quand on écoute Les noces de Figaro de Mozart. »[22] Quel art, mieux que la musique en effet, pourrait dire la dimension de l’amour, de la jouissance et du non rapport sexuel ?

Ce lyrisme chez P. Dusapin, contrairement à la tradition, est dénué de tout pathos et de recherche d’effet  dramatique, le corps pulsionnel seul y joue sa partie, sans tabou, mais pas sans grâce, c’est sans doute là son tour de force. J’aime son écriture extrêmement raffinée, élaguée, peut-être parce qu’elle est allégée d’un vouloir dire. Cette musique n’est pas mentale, hors-corps, comme cela peut être le cas de bien des musiques contemporaines, elle est charnelle, ce dont témoignent particulièrement ses interprètes féminines qui disent éprouver une grande joie à la jouer, à la chanter, malgré sa complexité.

Je voudrais conclure avec l’interrogation du  compositeur quant à la transmission de cette part énigmatique avec laquelle il crée,  ce corps jouissant qui échappe à toute représentation et qui là encore rencontre au plus près des questions que nous nous posons actuellement dans notre champ : « qu’est-ce que c’est ? C’est proprement un mystère […]. C’est cela qui me mène. Mais la musique est-elle autre chose que cette recherche ? »[23]

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 105. [2] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », conférence prononcée au IXe Congrès de l’AMP à Paris le 17 avril 2014, http://www.wapol.org/fr/Template.asp. [3] Les membre du cartel sont Philippe Bénichou, Valentine Dechambre, Gérard Pape, Olga Krashenko, et le Plus-un est Serge Cottet. [4] Dechambre V., « Une leçon de composition », La lettre mensuelle, n°264, janvier 2008, p. 33-36. [5] Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse Flux, trace, temps, inconscient, dirigé par V. Dechambre, Cécile Defaut, juin 2012, 4e de couverture. [6] Ibid. [7] Ibid. [8] « Lacan, la musique. Diego Masson converse avec Judith Miller », La Cause freudienne n° 79, Paris, Navarin, 2001, p. 59. [9] Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse Flux, trace, temps, inconscient, op. cit., p. 27. [10] Gervasoni P., « Pascal Dusapin prend du champ », Le Monde, 28 mai 2015. [11] Ibid. [12] Dusapin P., « Le corps en sous-bois », Nouvelle Revue d’esthétique n°12, Paris, puf, 2013, p. 7. [13] Ibid. [14] Ibid. [15] Gervasoni P., op. cit. [16] Dusapin P., « Le corps en sous-bois », op. cit., p. 13. [17] Gervasoni P., op. cit. [18] Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse Flux, trace, temps, inconscient, op. cit., p. 99. [19] Voir et entendre : https://www.youtube.com/watch?v=bDY-hlDGy6c&feature=em-share_video_user [20] Dusapin P., « Le corps en sous-bois », op. cit., p. 5. [21] Ibid., p. 6. [22] « Lacan, la musique. Diego Masson converse avec Judith Miller », op. cit., p. 66. [23] Dusapin P., « Le corps en sous-bois », op. cit., p. 10.

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Match Point!

En plein vent

Après l'interview avec le Copil des J-45, l'Hebdo-Blog a invité la directrice des Journées, Christiane Alberti, à nous dire ce que lui inspirait le thème de la rencontre. C'est tambour battant et en connexion directe avec l'époque qu'elle nous apprend que plus ça change plus c'est pareil, mais pas tout à fait quand même...

« Il y a tout de même quelque chose qui a changé. La sexualité est quelque chose de beaucoup plus public. […] La sexualité, c’est toutes sortes de choses, les journaux, les habillements, la façon dont on se conduit, la façon dont les garçons et les filles font ça, un beau jour, en plein vent, sur le marché. » (Lacan, Mon enseignement, p. 28) Nous sommes peu avant 68, et là encore Lacan anticipe notre temps, éclairant certains effets de l’avènement du virtuel dans le rapport entre les sexes.

Je partirai du lancement sur le marché des e-rencontres d’une application mobile (Tinder) qui fait défiler sous vos yeux des portraits de filles et de garçons sur lesquels vous pouvez cliquer, au gré de vos standards et autres fixations inconscientes, J’aime/J’aime pas. Lorsque la captation est réciproque, il y a « Match ! ». C’est dans la poche ! Vous pouvez dès lors fixer un rendez-vous à celui ou celle qui vous a « aimé » le temps d’un instant. Ce n’est pas obligatoire, puisque vous pouvez vous contenter du nombre de matchs réalisés, en vertu d’un alignement de l’ordre érotique sur une comptabilité qui semble prévaloir sur les rencontres effectives. Combien ? semble être pour certains le seul intérêt de l’affaire, comme pour Victor, nostalgique de la période où « ça débitait pas mal ».

Si on ne se laisse pas gagner par le dégoût hystérique, plusieurs choses retiennent l’attention dans les témoignages des utilisateurs de Tinder, tels que France Ortelli et Thomas Bornot les ont recueillis dans leur film Love me Tinder.

es-tu ?

On se rend sur Tinder « parce que tout le monde est là, tout Paris y est ! » Tinder est d’abord un lieu : nécessité de situer l’Autre dès lors qu’il a disparu. On le cherche et on le trouve : l’application mobile a pris la place du marché. L’Autre organise les rapports entre les sexes parce que le rapport sexuel fait précisément défaut. L’Autre qui arrangeait les mariages selon les semblants de la tradition, les médiations convenues, est ici remplacé par l’application, mais il s’agit toujours d’un arrangement par un Autre de pacotille.

L’Autre de Tinder, comme dans la tradition, organise les liens selon les canons masculins, paternels, scopiques : « on voit une jolie fille, on clique, on l’a ! » Enfin la vraie vie ?

C’est fait !

La temporalité est au premier plan dans les propos des protagonistes. Le scénario de la rencontre étant déjà écrit, prescrit par l’application elle-même, « on sait déjà que cela se terminera au lit, alors autant accélérer le mouvement, ce sera fait ! »

N’est-ce pas le rêve de beaucoup d’hommes ? Brûler toutes les étapes, éviter tous les préliminaires gagnés à la sueur de son art de la séduction pour arriver tout de suite à la première fois et réduire ainsi le temps qui nourrit l’inquiétude, voire l’angoisse de ce qui sera.

Disons que le montage pulsionnel se fait autrement, suivant une autre temporalité : on baise d’abord, on voit ensuite. Le symbolique a changé le tempo, on danse le rock and roll à l’envers, un signe et hop ! Cela n’en demeure pas moins un montage. La sexualité a beau être en en plein vent, le sexe fait toujours « trou dans la vérité ». On n’en sera pas quitte.

ça visse exuelle

On pourrait lire cette subjectivité du temps, la multiplication des rencontres sans lendemain, comme une banalisation de l’acte sexuel « qui n’a pas plus d’importance, dit-on, que de boire un verre d’eau » (Lacan, Mon enseignement, p. 33).

La soi-disant indifférence n’est-elle pas à lire plutôt comme une défense que le jeu de mot de Lacan épingle clairement : ça visse exuelle. L’équivoque du vissé fait résonner le réprimé interne à la sexualité elle-même : c’est le contraire de « sans importance ».

Vraies et fausses rencontres

Vouloir en finir au plus vite, n’est-ce pas court-circuiter l’angoisse, le trouble que suscite l’imprévu, et trouver ainsi une parade à la rencontre réelle, en tant qu’elle fait fond sur l’impossible ?

Que ce soit convenu par un clic ou arrangé par la tradition, le plus dur reste à faire au sens où la vraie rencontre reste à consommer. Faire couple nécessitera d’en passer par le symptôme qui en son principe nous isole. Sur ce plan, l’Autre sera toujours de pacotille. Reste la contingence. Pas de faire couple sans rencontre préalable. Cupidon a toujours les yeux bandés et tire ses flèches au hasard !

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Entretien de L’Hebdo-Blog avec le comité de pilotage des 45es Journées de l’ECF

Il y a trois semaines vous découvriez, le très beau texte de Marie Christine Bruyère sur le couple étonnant que formait Marceline Loridan-Ivens avec Joris Ivens, « Oublier pour se souvenir ». Celui-ci signait l’entrée du thème des Journées dans notre Hebdo-Blog. Aujourd’hui, le rythme s’accélère, et c’est une interview du comité de pilotage des 45es Journées que nous vous proposons de découvrir. L’Hebdo-Blog remercie chaleureusement Virginie Leblanc, Damien Guyonnet et Camilo Ramirez de s’être prêtés à nos questions, pour nous engager vers ces Journées qui promettent de nous surprendre Encore !

On est un couple, on est en couple, on fait l’amour, mais faire couple ! D’un coup d’un seul ce « faire » semble révéler une comédie à l’œuvre derrière Le couple si fréquemment évoqué comme un invariant. « Faire couple » n’est-ce pas là une véritable subversion ?

Faire couple pose la question des liaisons inconscientes qui réalisent le véritable fondement d’un couple. Avec qui, avec quoi fait-on la paire ? La question envisagée depuis l’expérience de la cure est celle du couple sous transfert. Elle sera explorée dans sa diversité actuelle pour interroger comment la société, la famille entrent en jeu dans l’économie de la jouissance. L’expression « faire couple » est de Lacan, elle évoque l’idée de réalisation, la nécessité d’un travail, comme le propose Christiane Alberti dans l’argument des Journées : faire couple exige un travail (comme on dirait, au sens de Freud, le travail du deuil) c’est aussi bien une tempérance dans le calcul des jouissances. Le faire fait écho également à cette autre formulation de Lacan, savoir-y-faire, qui elle-même se distingue bien du savoir-faire. Comme nous disons avec Lacan savoir-y-faire avec son symptôme, nous dirons, en restant fidèles à son enseignement, faire couple. Et là, il est question de surprise et d’embrouilles.

Drames amoureux, compagnonnages fidèles, ou infidèles, nouveaux couples, couples d’un nouveau genre ( avec un objet ? ou faire couple tout seul ? ) couples parentaux, couples érotiques, couples illégitimes, couples inconscients, couples célèbres, couples infernaux… Ce thème nous donne le vertige tant il convoque à la fois les passions de l’être, ses mirages, et le symptôme. Sur fond de quel discours, de quelle épistémè en convoquez-vous l’actualité ?

Sur fond du discours analytique, bien sûr. Si les branches de l’arbre comme vous le dites, sont multiples, le tronc lui est très précis : comment fait-on couple aujourd’hui ? C’est une question qui déborde celle de l’amour car nombreuses sont les façons de se lier à un partenaire, de faire nœud avec lui, elles ne passent pas nécessairement par l’amour et sont tout autant des formes vivantes de faire symptôme à deux. Comment ce « faire couple » se produit-il ? Sous quelles conditions tient-il, ou pas ? C’est précisément dans le cadre de la relation analytique, relation à deux, toujours, que chacun peut aborder comment ça tient, à quoi ça tient.

La clinique analytique nous sera donc très précieuse pour y répondre, mais comme l’illustre la conception du blog des Journées, elle ne sera pas notre seul prisme. Des témoignages venus des horizons les plus divers viendront nous enseigner sur ces formes toujours uniques, forgées par les parlêtres, pour cheminer dans la vie deux par deux. Les Journées comptent bien jeter quelques lumières sur la persistance de ce chiffre dans notre civilisation, décidément : à l’ère du narcissisme et de l’individualisme triomphant comme des Uns tout seuls, le duo se porte étonnamment bien, et ce, bien au-delà du conjugo. Alone, d’accord, mais Together !

L’année dernière vous nous avez tenus en éveil jusqu’aux Journées au rythme endiablé de journaux, vidéos, témoignage, textes... Est-ce que cette année vous nous réservez de nouvelles surprises ? Pourriez-vous en donner la primeur à L’Hebdo-Blog ?

Bien évidemment, et comme ce sont de vraies surprises nous ne donnerons ici que quelques indices ! Notre affiche a été révélée le 3 avril et le blog a été lancé le 11 mai. Désormais, toutes les semaines (à l’exception de la pause estivale), nous proposerons aux internautes de faire couple avec nous...

Le blog des Journées a été entièrement refait. Il se veut plus pratique, plus simple d’utilisation, mais également plus beau !

D’autres surprises viendront du côté des supports audio-visuels employés pour diffuser au plus grand nombre ce riche et gai tourbillon qu’est la préparation des Journées. Il nous semble essentiel de continuer à forger de nouvelles formes de propagation du discours analytique dans ce que la psychanalyse a de plus vivant. Là réside sans doute l’un des indices du succès remporté l’année dernière : réinventer la façon de faire rayonner le discours analytique, tout en gardant la rigueur qui lui est propre.

Vous évoquez la diversité des supports qui sont les nôtres. Sur le net bien sûr, mais également à travers tous les événements qui sont organisés à Paris et dans les régions. Les deux mouvements sont importants. Ils font couple, pour ainsi dire.

Enfin, une grande surprise vous attend très prochainement… Vous le verrez, celle-ci signera plus encore notre ancrage dans l’époque, notre souci constant de nous adresser à l’opinion au sens large et enfin, notre désir de maintenir Lacan et son enseignement toujours plus vivants.

Impossible de penser les J45 sans les mettre en perspective avec l’événement étonnant et détonant des J44. On serait tenté de se dire : « parce que nous avons créé un événement nous avons la formule magique. » Quelle serait-elle, cette formule ? Mais surtout à quoi tient-elle ?

Le secret réside sans doute dans la façon d’accueillir chaque année toutes ces nouveautés qui décomplètent l’idée d’avoir trouvé la clé du succès l’année précédente ! Certes il y a un vent de nouveauté qui souffle sur les Journées de l’ECF depuis deux ans, mais il ne gardera sa puissance rafraîchissante qu’à condition de refuser la tentation du même.

La formule magique pourrait se résumer en un seul mot : désir. Et pas de désir sans l’Autre, comme vous le savez. Ce que nous souhaitons c’est que chacun puisse être entraîné dans ce mouvement : depuis l’organisation bien sûr, mais également en lisant les articles ou en découvrant nos vidéos ; en participant activement à la diffusion, ou simplement en assistant aux journées préparatoires. À chacun sa manière de se sentir concerné par ces Journées. Et à chacun son rythme.

Finalement, nous n’avons pas du tout le sentiment de recommencer. La seule chose qui se répète c’est la nécessité de pénétrer et de se laisser pénétrer par le thème que nous avons choisi, de le faire vibrer à l’orée de l’enseignement de Lacan, et de le faire entrer en résonance avec notre époque. Souvenez-vous de ce tweet de Jacques-Alain Miller au moment du lancement du blog : « La psychanalyse épouse son époque ». Voilà finalement la formule magique !

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Antigone : « Une victime si terriblement volontaire »[1] !

Le signifiant « victime » fixe une place, il fige, pétrifie dans un discours : vous n’y êtes pour rien, c’est l’Autre le coupable. Il s’agit donc d’un signifiant, a priori incompatible avec la position analysante qui consiste, quoi qu’il vous arrive, à consentir à assumer votre part de responsabilité subjective. Dans le Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Lacan dévoile l’envers de cette position de « passivité » et met en lumière la position subjective de « victime » qui peut être occupée à partir d’un choix inconscient décidé. À partir de l’analyse de la position d’Antigone, « cette victime si terriblement volontaire », Lacan met l’accent sur la beauté de la victime, son éclat, qui attire, fascine et aveugle à la fois. Dans ce séminaire, il fait apercevoir qu’il y a une jouissance de la victime : être martyre du signifiant, martyre du discours de l’Autre revient toujours à occuper une place de jouissance. Mais laquelle ?

Un choix absolu

Sans l’analyse de Lacan, Antigone peut apparaître comme une figure de la féminité révoltée contre l’ordre symbolique, patriarcal, incarné par son oncle, Créon, prête à aller jusqu’au sacrifice du bien le plus précieux : la vie – pour défendre un idéal. Une femme défend une valeur, contre le réel, au prix de sa propre vie. Les arguments de la raison que lui assène son oncle : le beau, le bien, l’amour – n’auront pas raison de son désir. Indomptable, elle ne plie pas, elle est insoumise à la Loi phallique. Elle incarne ainsi le désir dans ce qu’il a de plus scandaleux, de plus irraisonné et radical.

En lisant le Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, se découvre l’envers de cette lecture d’Antigone : « La position d’Antigone se situe par rapport au bien criminel. », elle incarne « un choix absolu, un choix qu’aucun bien ne motive »[2]. Lacan se saisit de cette référence à Antigone pour faire apercevoir l’au-delà du principe de plaisir, c’est-à-dire la jouissance. Une jouissance mortifère, qui la conduit au pire. Ce qu’il y a de troublant dans cette représentation de la victime qu’est Antigone, souligne Lacan, c’est sa détermination : sa volonté n’éprouve ni crainte, ni tremblement. Elle défend et incarne une Loi, au-dessus de la Loi des hommes. Sa jouissance se situe dans la transgression de cette barrière du bien, du beau, de la morale que représente Créon.

Le nœud œdipien du désir et de la loi

Pour Créon, la loi s’impose, « en termes purs de raison »[3]. « Son usage du bien se résume à ceci, qu’en somme, il nous tient éloignés de notre jouissance. »[4] « Cette honnêteté patriarcale est censée nous donner la voie d’accès la plus mesurée à des désirs tempérés, normaux. »[5] Or, « Le paradoxe de la jouissance introduit sa problématique dans cette dialectique du bonheur »[6] puisque la jouissance est transgressive. Dans la névrose, désir et Loi sont noués, et la jouissance réside dans cette zone où est franchie la barrière d’un interdit. La loi sert d’appui à cette jouissance. C’est Antigone qui fait exister Créon : elle donne consistance à sa Loi pour jouir de la transgresser. Plus elle fait consister la loi morale comme tyrannique, cruelle et inhumaine, plus elle jouit de cet au-delà. Elle fait exister l’Autre, le Père interdicteur, la barrière, car la barrière, c’est le désir.

Derrière la « victime Antigone », se cache la jouissance de faire ce qu’il ne faudrait pas, ce qui est interdit, ce qui n’entre pas dans les commandements de l’Autre. « C’est au point que nous arrivons à la formule qu’une transgression est nécessaire pour accéder à cette jouissance, et que, […] c’est précisément à cela que sert la Loi. »[7] En quelque sorte, nous dit Lacan, c’est l’interdiction qui sert de « véhicule tout terrain »[8] au désir. Lacan souligne que nous voyons ici « le nœud étroit du désir et de la Loi »[9].

Être le point de visée du désir

Dans ce séminaire, Lacan souligne qu’Antigone nous fait voir « le point de visée qui définit le désir »[10]. Cette visée va vers une image, et cette image, c’est celle d’Antigone elle-même. La place de victime captive, subjugue, suscite l’émoi du chœur. La lumière n’est pas focalisée sur le tyran (Créon) mais sur la victime que tout le monde plaint. Antigone est elle-même ce point de visée du désir. Dans le fantasme, elle incarne cet objet petit a.

Que nous enseigne Antigone ? Que sur la scène fantasmatique du névrosé, dans son inconscient, il y a parfois ces trois places : celle de la victime, Antigone, qui fait couple avec celle du tyran, Créon ; mais, dans l’ombre, il y a une tierce place : celle de ceux qui écoutent la plainte et s’émeuvent – le chœur. Le chœur a un rôle central. Il a probablement quelque rapport avec l’analyste : celui-ci, en effet, écoute la plainte de ses analysants. Mais il ne s’émeut pas – et pour cause ! – car il sait que cette plainte cache son envers de volonté de jouissance, sans crainte ni peur. Le signifiant « victime » est une manière de se protéger d’une vérité insupportable. Celle devant laquelle recule le sujet névrosé, à savoir sa propre agressivité. La présence de cette méchanceté foncière qui m’habite, moi. Et pas que l’Autre, ce tyran. Dans une analyse, n’est-ce pas de ce noyau que je n’ose pas m’approcher ? « Car dès que j’en approche […] surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule ».[11] « Je vous ai dit à quoi est liée cette horreur de Freud, de l’honnête homme qu’il est si profondément – elle est liée à cette méchanceté où il n’hésite pas à nous montrer le cœur le plus profond de l’homme. »[12]

Une jouissance qui n’est pas victime de l’interdiction

Dans ce séminaire, Lacan traite la jouissance à partir de l’interdiction, « Il traite la jouissance à partir d’un non à la jouissance et à partir d’une problématique foncièrement œdipienne. »[13] Tu ne dois pas faire ceci, tu ne dois pas jouir de cela, etc. « c’est parce que la jouissance arrive appareillée d’un discours d’interdiction qu’elle prend figure de transgression »[14]. La victime est d’abord victime des commandements de l’Autre, qui posent un interdit sur la jouissance. Pour le sujet névrosé, l’Autre est animé d’une volonté d’interdiction, c’est-à-dire de castration. La position de victime dans le fantasme du névrosé repose sur la construction d’un Autre qui dirait non à la jouissance. Et donc, parmi les solutions fantasmatiques que le sujet névrosé invente pour faire face à cette volonté de castration de l’Autre, il y a la position de victime : « On dit oui à cette volonté de castration, c’est-à-dire, grosso modo, on se suicide, ou bien on se momifie, on se ratatine complètement sous cette volonté de castration de l’Autre, ou bien on se suicide en se vouant à la cause perdue »[15].

Plus tard, à partir du Séminaire XI, Lacan va penser la jouissance à partir de l’objet a, c’est-à-dire au-delà de l’interdiction. « Il y a une problématique de la pulsion qui est sans l’interdiction, où l’interdiction ne domine plus la question de la jouissance »[16]. À partir de là, la jouissance est positivée, elle est liée à un évènement de corps : « elle n’est pas articulée à la loi du désir »[17].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 290. [2] Ibid., p. 281. [3] Ibid., p. 221. [4] Ibid., p. 218. [5] Ibid., p. 208-209. [6] Ibid., p. 226-227. [7] Ibid., p. 208. [8] Ibid., p. 208. [9] Ibid., p. 208. [10] Ibid., p. 290. [11] Ibid. p. 219. [12] Ibid., p. 228. [13] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 février 2011, inédit. [14] Ibid. [15] Ibid. [16] Ibid. [17] Ibid.

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Victime : la fraternité discrète en réponse

L’Hebdo-Blog – À l'endroit de celui qui souffre et demande de l’aide, quelles nuances établiriez-vous entre la position empathique promue par le discours courant et la « fraternité discrète » que recommande Lacan dans les Écrits ?

Anaëlle Lebovits-Quenehen Lacan emploie cette expression de « fraternité discrète » dans « L'agressivité en psychanalyse »[1] pour désigner la façon dont « l’homme “affranchi” de la société moderne » voué « à la plus formidable galère sociale »[2] doit être reçu par l’analyste quand il vient à lui. Ce terme de « fraternité » peut surprendre s’il n’est pas bien compris. Vous avez raison de noter qu’il ne s’agit en aucun cas de nommer ici une position empathique. En réalité, cette « fraternité discrète » à laquelle Lacan invite l’analyste dans son rapport à l’analysant est une variation sur le thème de la neutralité bienveillante.

Lacan note en effet que celui qu’on pourrait considérer comme victime de sa souffrance, attend de l’analyste  une « participation à son mal »[3], voire une prise en charge totale de celui-ci. Pourtant une telle position ne convient pas à l’analyste et d’abord parce qu’elle suppose la supériorité de l’analyste sur l’analysant. Assumer cette supposée supériorité ne manquerait pas de provoquer chez l’analysant une « résistance de l’amour propre »[4] devant la perspective d’être libéré par un autre que lui-même. Résistance et agressivité en retour, cela va de pair. Dans ce texte, Lacan prend l’exemple d’une autre situation où l’expression de la supériorité de l’analyste sur l’analysant – s’il était assez imbu de sa personne pour s’ériger en exemple, c’est-à-dire en norme du bien ! – serait sanctionnée par l’agressivité de l’analysant. Lacan évoque ainsi le souvenir de tel grand patron de psychiatrie qui fit état de ses vertus et mérites dans une infatuation coupable et dont la réponse obtenue fut la seule fureur de son patient.

La fraternité suppose une certaine horizontalité du lien qui s’oppose à la verticalité du lien de l’aidant à l’aidé, du maître à l’élève, du savant à l’ignorant, de l’homme sain au malade, j’en passe… C’est toujours dans cette logique que Lacan préconise « l’abstention de l’analyste à lui répondre [à l’analysant] sur aucun plan de conseil ou de projet »[5]. Il s’agit que la relation analyste-analysant soit pensée dans l’horizontalité. Cela étant, pour supposer l’horizontalité du lien, la fraternité dont il s’agit ici n’est pas non plus fondée sur l’imaginaire. Il n’est pas question d’offrir à l’analysant « une réplique exacte de lui-même »[6] qui n’aurait d’autres conséquences qu’un excès de tension agressive faisant obstacle à la manifestation du transfert ou qui provoquerait une « angoisse immaîtrisable »[7]. La fraternité dont il s’agit ici, on le voit, n’a effectivement rien à voir avec la compassion, l’empathie, ou la charité. C’est d’ailleurs dans ce texte que Lacan relève les inévitables « contrecoups agressifs de la charité »[8].

Venons-en maintenant au « discret » compris dans l’expression « fraternité discrète ». Dans ce texte, il en est de la discrétion requise par l’analyste comme de son attitude fraternelle : toutes deux visent à éviter de susciter un certain type d’agressivité de l’analysant à l’analyste. Le terme discret est donc à entendre en son sens le plus basique. Il s’agit pour l’analyste d’être discret, au sens de réservé. Il s’agit que l’intention agressive du patient ne trouve pas « l’appui d’une idée actuelle de notre personne »[9] qui ferait justement écran à cette intention. Il est donc question de limiter les réactions d’opposition, de dénégation, d’ostentation et de mensonge qui limiteraient l’efficace du discours analytique, soit ce que Lacan appelle« la réalisation du sujet »[10] à cette époque de son enseignement.

Fraternité et discrétion sont donc essentielles en ce qu’elles visent à tenir compte de l’agressivité potentielle de l’analysant, afin de ne pas la provoquer pour la mettre en jeu autrement. Lacan en opposant la fraternité discrète à l’empathie prétend ici laisser au « nœud inaugural du drame analytique »[11] (qui s’exprime volontiers dans le transfert négatif) une chance de s’exprimer et de s’interpréter. Autrement dit, il s’agit de ne pas déchaîner l’agressivité de l’analysant afin que celle-ci s’exprime sur un mode qui la rende susceptible d’interprétation et de subjectivation. Ce que Lacan nomme ici la « fraternité discrète » est donc – nous pourrions dire les choses ainsi – la condition pour que la victime de sa propre méchanceté ait quelque chance de s’en déprendre en identifiant le réel auquel son agressivité répond. Et seule la position de l’analyste, si elle est juste, le lui permettra, éventuellement.

[1] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124. [2] Ibid. [3] Ibid., p. 107. [4] Ibid. [5] Ibid., p. 106. [6] Ibid., p. 109. [7] Ibid. [8] Ibid., p. 107. [9] Ibid., p. 108. [10] Ibid., p. 109. [11] Ibid., p. 107.

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Victime !

Miquel Bassols membre du comité de pilotage du troisième Congrès européen de psychanalyse, Pipol 7, sur le thème Victime ! a accepté de répondre à une question pour l’Hebdo-Blog afin de nous mettre en marche vers cet événement majeur qui aura lieu les 4 et 5 Juillet à Bruxelles.

L’Hebdo-Blog - « Victime ! » avec son point d’exclamation sonne comme un verdict, un impératif, une sentence. Quel enjeu politique y a t-il selon vous, particulièrement aujourd'hui, à effectuer un aggiornamento de ce statut ? 

Miquel Bassols - Le titre « Victime ! » sonne comme un impératif du même style que la phrase publicitaire de la fameuse marque, Nike : Just do it. Victime ! est accompagné d’un point d’exclamation pour bien confirmer la nature de cet impératif. Chose curieuse et peu fréquente dans l’orthographie de la publicité : l’inclusion d’un point final fait scansion dans la phrase, comme s’il y avait une possibilité de la continuer… Mais quelle est donc la nature de ce faire dans l’impératif ? Il s’agit justement d’imposer de « le faire » sans rien dire de l’objet de l’acte, sans rendre explicite le référent de ce « le ». Donc, on pousse à l’acte, mais sans rien dire de ce qu’il faut faire pour satisfaire l’impératif.

Cet impératif n’est à la limite rien d’autre que la demande de satisfaction de la pulsion, une demande qui exige la satisfaction mais sans rien dire de l’objet avec lequel on pourrait l’obtenir. À la différence de l’instinct, la pulsion – telle que Freud l’a découverte comme principe de l’économie libidinale dans le sujet – n’a pas d’objet déterminé pour sa satisfaction. Disons, en ironisant sur l’usage si fréquent que l’on fait aujourd’hui de cette référence, que la pulsion ne porte pas l’inscription de l’objet de sa satisfaction inscrit dans son ADN. Le sujet est donc d’abord victime de cette pulsion qui exige de se satisfaire, qui va se satisfaire d’une façon ou d’une autre, même au prix du déplaisir du sujet, « au delà du principe du plaisir » pour le dire avec l’expression freudienne. Ainsi, on est d’abord victime de la pulsion qui exige de se satisfaire sans savoir de quel objet, on est victime de la pulsion dans la mesure où on ne sait pas avec quoi il faut satisfaire cet impératif.

On connaît le nom que Freud a donné à cet impératif : c’est le surmoi. Et on connaît aussi la façon dont Lacan l’a modélisé : c’est l’impératif de jouir… Sans dire de quoi. Le surmoi est l’instance dans le sujet qui lui impose une jouissance : « jouis ! », mais sans lui dire comment. La raison dernière est paradoxale : l’objet de cette jouissance est une partie extraite du sujet, son objet a, ou même le sujet lui-même comme objet a, celui-ci se distinguant de la fin même de cette satisfaction.

Victime ! donc, mais victime d’abord de l’impératif de jouissance que le surmoi rend présent dans le sujet en le réduisant à son objet. Ce n’est pas pour rien que la discipline nommé « victimologie» a pris son point de départ dans l’étude et l’évaluation de la coopération ou de la résistance du sujet dans l’expérience qui l’a fait victime. Et il s’agit pour la psychanalyse de ne pas redoubler ce statut de victime qui confirmerait le sujet dans sa position d’objet, soit de distinguer cette position d’objet – l’Objekt freudien, l’un des facteurs composants de la pulsion – du but de l’acte – le Ziel qui se distingue de l’objet –, là où la pulsion obtient sa satisfaction. On pourrait même dire : on est victime du côté de l’objet, on est bourreau du côté de la fin du trajet pulsionnel. Distinction qui ne va pas en effet dans le sens commun de nos jours quand on considère le statut de la victime.

Il y a un pousse-à-la-victime comme il y a un pousse-à-la-jouissance. Et cette identification est déjà, en effet, un facteur politique, comme Jacques Lacan l’avait signalé dans son texte « Kant avec Sade », en évoquant Saint-Just : le bonheur est devenu un facteur de la politique.

Prenons un exemple, dans le registre politique, de ce pousse-à-la-victime à propos du récent et tragique événement au cours duquel un collégien de quatorze ans a tué un enseignant à l’arme blanche à Barcelone. L’impossible à concevoir cet acte par le sens commun a conduit à affirmer que « nous sommes dans un cas de maladie mentale et non pas de violence scolaire » et que même si « il y a eu un mort et des blessés, la grande victime est cet enfant de quatorze ans »[1]. Dans un certain sens, c’est vrai : le sujet est toujours victime de son acte dans la mesure où in fine il est à la place du Ziel freudien – du trajet de la pulsion qui fait le tour autour de l’objet – l’Objekt –, l’objet qui se distingue justement de la fin. Dans ce sens, le bourreau est toujours un peu une victime collatérale de son acte.

Mais si ces déclarations ont été critiquées, c’est parce qu’elles voulaient lever la responsabilité du sujet dans son acte, et cela en l’attribuant, dans le même temps, à une maladie mentale dont le sujet serait la victime. Plus on fait du sujet la victime de l’acte, plus on le déresponsabilise. Et c’est pour lui rendre à nouveau cette responsabilité, au-delà de toutes les circonstances qui peuvent être confondues avec sa cause, que la psychanalyse pourra, précisément, lever pour ce sujet sa condition de victime.

[1] Ce sont les déclarations de la Conseillère d’enseignement du gouvernement catalan, le jour suivant l’assassinat, à la Radio de Barcelone.

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Les témoins

Paola Bolgiani, membre du comité de pilotage du troisième Congrès européen Pipol sur le thème Victime !, a accepté de répondre à une question pour l’Hebdo-Blog afin de nous mettre en marche vers cet événement européen majeur qui aura lieu les 4 et 5 juillet à Bruxelles.

HB – La figure de la victime fascine et émeut si l’on en croit les foules que drainent les fictions les mettant en scène. Pourtant dans la vie, les victimes suscitent aussi le rejet et peuvent voir se déchaîner à leur endroit une haine sans limite. Est-ce là un point que Pipol 7 va nous permettre d’appréhender ?

P. B. – À partir du moment où j’ai lu votre question, ce qui m’est venu à l’esprit c’est le livre de Primo Levi qui s’intitule I sommersi e i salvati (Les naufragés et les rescapés)[1]. C’est un livre que j’ai lu il y a longtemps et qui, à l’époque, m’avait fait très grande impression, mais je ne me rappelais pas bien pourquoi. Je l’ai pris dans mes mains, je l’ai un peu parcouru, et je me suis dit « mais non, ce n’est pas pertinent pour cette question ». Cependant, à chaque fois que je pensais à la question, ce livre me revenait à l’esprit. Alors, j’ai décidé de le relire à la lumière de cette question qui touche celle du rejet et de la haine que peut susciter quelqu’un qui a été réellement une victime.

Ce livre a été publié en 1986, un an avant la mort de Primo Levi, et quarante ans après la fin de la guerre et la fin de son internement à Auschwitz. C’est un livre – comme Primo Levi nous le dit lui même, au regard de tous ses livres – qui vaut comme témoignage, comme une manière de maintenir la mémoire de ce qu’a été la shoah, contre toute tentative de l’effacer ou d’en réduire la dimension et la logique. C’était là l’action des nazis, à savoir détruire toute preuve et faire en sorte que « Quando anche qualche prova dovesse rimanere, e qualcuno di voi sopravvivere, la gente dirà che i fatti che voi raccontate sono troppo mostruosi per essere creduti [...]. La storia dei Lager saremo noi a dettarla »[2]. Les nazis, de même que les prisonniers qui pourraient encore le faire, savaient bien que la monstruosité du camp était telle que le monde ne pourrait pas croire à l'histoire des éventuels survivants, parce que, comme Primo Levi le met bien en évidence, face à une telle monstruosité ce qui prévaut c’est horreur et le « n’en rien vouloir savoir ».

On peut se demander ce que précisément on ne veut pas savoir face à la victime, qu’est-ce qui produit l’horreur et parfois la haine, dont les survivants des camps témoignent. Peut-être s’agit-il d’une honte liée à la sensation d’être en quelque sorte coupables, ou au moins complices par le seul fait d’être des êtres parlants comme l’étaient les nazis. À chaque fois que l’on apprend quelque acte féroce et cruel, la tentation est grande de nommer celui qui l’a commis fou, sadique, barbare, bref, de l’épingler comme n’étant pas vraiment humain. C’est peut-être insupportable d’avoir à faire à quelque chose que nous avons du mal à considérer comme humain – l'extermination systématique et scientifiquement menée de tout un peuple, et la violence « inutile »[3] avec laquelle cela a été effectué – et qui pourtant est totalement interne à la dite « nature humaine ». Primo Levi nous indique un point que j’ai trouvé fondamental pour comprendre d’une manière plus profonde pourquoi une victime peut susciter l’horreur et la haine. Il critique ce qu’on appelle l’« incommunicabilité »[4], en indiquant avec clarté que l’incommunicabilité dont on se plaint généralement – il fait référence ici à la question de l’incommunicabilité telle qu’elle était traitée dans les années 70 – c’est plutôt la dimension de l’équivoque, corrélée à la communication même, c’est-à-dire à la relation à l’Autre. Ce qu’il a rencontré dans son expérience du camp était d’un autre ordre. C’était, pourrait-on dire en lisant son livre, la rencontre avec la langue réduite à sa dimension de pure violence sur le corps : « A distanza di quarant’anni ricordiamo ancora, in forma puramente acustica, parole e frasi pronunciate intorno a noi. [...] Non ci ha aiutati a ricordarle il loro senso, perchè per noi non ne avevano. Erano frammenti strappati all’indistinto, frutto di uno sforzo [...] di ritagliare un senso entro l’insensato »[5].

Peut-être retrouvons nous cette dimension extrême dans l’expérience de la victime en général quand est aboli le recours d’un lien à l’Autre du langage, réduit à l’occasion à sa dimension « purement acoustique », ce qui produit un être dans une détresse absolue. D’où sans doute l’importance – pas seulement pour Primo Levi et les autres survivants des camps, mais aussi pour d’autres victime – de pouvoir témoigner, de pouvoir faire acte de parole et ainsi retrouver avec la parole, le lien à l’Autre qui s’était interrompu.

Peut-être la racine de l’horreur et de la haine se situe t-elle dans le fait qu’une victime dévoile d’une manière traumatique le réel en jeu dans la relation à l’Autre.

[1] Levi P., I sommersi e i salvati, Einaudi, Torino, 1986. [2] Ibid., p. 5. « Alors même que quelques preuves pourraient rester et certains d’entre vous survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus [...] L’histoire des Lager, c’est nous qui allons la dicter ». [3] Ibid., p. 83. [4] Ibid., p. 68. [5] Ibid., p. 73. « Quarante ans plus tard, on se souvient encore, sous une forme purement acoustique, des mots et des phrases parlés autour de nous. [...] Ce n’est pas leur sens qui a contribué à ce souvenir, parce que pour nous, ils n’en avaient pas. [...] C’était des fragments arrachés à l’indistinct, le résultat d'un effort [...] pour découper un sens dans l’insensé ».

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L’escabeau de Michèle S.

Le mot « S.K.beau » (= escabeau) est inventé en 1975 par Jacques Lacan[1] pour qualifier l’esthétique de James Joyce. La sublimation, via la question de l’œuvre d’art, y est impliquée.

Le corps

Dans L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Lacan avait donné une théorie de la sublimation : « Et la formule la plus générale que je vous donne de la sublimation est celle-ci – elle élève un objet […] à la dignité de la Chose »[2]. Cette Chose qui traduit das Ding freudienne est « cette réalité muette […] – à savoir la réalité qui commande, qui ordonne »[3]. La sublimation est une « opération ascensionnelle »[4] – une Aufhebung. Par contre, « S.K.beau » dénude ce réel auquel l’artiste se confronte et que les sublimations possibles voilent : au cœur du Beau toujours ce S.K. hors sens. L’escabeau est modeste – on s’y hisse mais pas bien haut ! Il est plutôt bricolé et relève du tordu et non du droit ou du rond. Ce n’est pas une métaphore mais une différence quant à la structure : « […] le réel du droit, c’est le tordu, […] le tordu l’emporte sur le droit, […] le droit n’est qu’une espèce du tordu »[5].

Le corps des sujets parlants y est engagé. Comment ? « L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. »[6]

L’artiste précède le psychanalyste

Le travail photographique de Michèle Sylvander[7] apporte sa contribution à cette interrogation. Ainsi La fautive (1995 – élément n° 17 de la série Rencontres. Photographie polaroid, 54 x 47 cm[8]). Cette petite image, qui ne paye pas de mine, est l’une des réalisations les plus accomplies de cette artiste. Pourquoi ? M. Sylvander se présente de face, pensive et immobile. Ses yeux fixent l’objectif. Le cadrage inclut la tête maquillée, les épaules, le buste jusqu’au-dessous des seins. Elle est seulement vêtue d’une chemise blanche large, le col relevé, largement ouverte. L’artiste a disposé sur sa poitrine (les seins sont cachés ; la naissance du sein gauche visible) des poils nombreux et épais qui donnent l’aspect d’une poitrine d’homme. L’image fait donc coexister une femme avec une poitrine d’homme ou un homme avec un visage de femme. À se planter devant la photographie, impossible de trancher – homme ou femme ? Le titre, Fautive, indique une réponse. La faute de cet homme est d’être une femme. L’identité féminine est une faute par rapport à l’identité masculine. La force de cette image est que le titre en est l’interprétation. Être une femme relève de la faute. Serait affirmé ceci : il n’y a qu’un seul sexe – celui qui fait un homme. Il n’y a pas de deuxième sexe. La femme est une faute ! L’image ni ne dit ni ne montre plus. Elle est une affirmation simple exposée dans l’évidence. Elle interprète de façon critique en laissant ouverte cette question : Qu’est-ce qu’une femme si elle ne se réduit plus à être la faute d’un homme ? Telle est sa force. Le dernier mot sera à l’artiste : « […] je pense m’éloigner totalement des codes utilisés pour parler de sexe »[9]. Cet éloignement fait non pas la limite de cette œuvre photographique, mais sa grandeur puisqu’elle déconstruit les limites homme/femme fondées par les signifiants du patriarcat phallique.

[1] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 565. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 133. [3] Ibid., p. 68. [4] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, 2005, p. 209. [5] Ibid. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit. . [7] Michèle Sylvander (née en 1944) vit et travaille à Marseille. Se reporter au site : documentsdartistes.org [8] Michèle Sylvander, catalogue d’exposition, MAC-Galeries contemporaines des musées de Marseille, 2003, p. 51. [9] « Face à face (en miroir) – Conversation sur les images de Michèle Sylvander », ibid., p. 7.

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