Focus

La déroute de Madison

Zoom sur la rencontre de Robert et Francesca dans le film Sur la route de Madison  (1995) réalisé par Clint Eastwood, avec ce dernier et Meryl Streep. Quelle est la modalité de Faire couple lorsqu’une séparation anticipée des corps est la condition même d’un amour éternel ?

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Francesca vit avec son mari Richard et ses deux enfants Mickael et Caroline dans une ferme de l’Iowa. Alors que ceux-ci sont partis quelques jours à une foire dans l’Illinois, le photographe Robert Kincaid (Clint Eastwood) lui demande sa route. Elle le guidera à travers les ponts couverts du comté de Madison qu’il est chargé de photographier pour le National Geographic. Pendant quatre jours, ils vont vivre intensément une passion amoureuse. Ils décideront de se quitter au retour de la famille de Francesca. Ils ne se reverront jamais conformément à la promesse qu’ils se sont faite, ils s’aimeront secrètement toute leur vie durant.

Comment expliquer la possibilité même d’une rencontre amoureuse entre la parfaite petite ménagère de l’Iowa, épouse fidèle et mère de famille exemplaire, et le bel aventurier célibataire et sans attache ? Jacques-Alain Miller rappelle dans son texte « La théorie du partenaire »[1] que l’incidence du non rapport sexuel nécessite la liaison symptomatique. Entre l’homme et la femme, il y a le symptôme, le symptôme fait couple. Plus précisément, « Le symptôme de l’un entre en consonance avec le symptôme de l’autre »[2]. Pouvons-nous faire l’hypothèse d’un accrochage symptomatique entre Robert et Francesca au fondement de leur rencontre ?

Francesca

Toute sa vie, Francesca a renoncé à tout ce qu’elle désirait, ses rêves, le plaisir d’enseigner, de voyager, jusqu’à Robert, son grand amour… Le film laisse à penser que c’est un renoncement assumé. C’est bien la position de l’hystérique dont Lacan dira que sa manœuvre – entretenir l’insatisfaction du désir – vise une seule chose : soutenir le désir du sujet. Pour que le désir survive, elle n’a de cesse qu’il reste insatisfait, c’est sa manière de le soutenir vivant[3]. Peut-être Francesca jouit-elle de ce renoncement, peut-être est-ce là le noyau de son symptôme. Celui-ci est alimenté par un fantasme, celui d’être une femme de l’Iowa parfaite, femme fidèle et mère dévouée à ses enfants, une femme qui « donne sa vie à sa famille », dira-t-elle.

Robert

Cet homme séduisant ne veut pas s’engager auprès d’une femme, ne souhaite pas s’installer quelque part, préfère vivre seul et libre. « J’aime tout le monde de la même façon, sans aimer quelqu’un en particulier », dit-il. Il se présente comme « une sorte de citoyen du monde, tout le temps sur les routes [où] j’étais plus chez moi n’importe où que dans une seule maison ». Voilà peut-être le texte d’un fantasme qui vient se nouer à son symptôme. En effet Robert observe le monde – en le photographiant – mais sans jamais s’y impliquer. Il fait penser à ce que Lacan écrit à propos de l’obsessionnel qui met son désir à l’abri, en restant « hors du jeu »[4]. Nous sommes là en présence d’un désir impossible soutenu par ce sujet.

La rencontre entre Francesca et Robert est symptomatique – ils cèdent à leur désir à la condition de se séparer au point le plus vif de leur passion amoureuse : cette séparation répond aux exigences symptomatiques du renoncement pour l’une, de l’impossibilité pour l’autre, et la jouissance qui en résulte est au fondement de ce couple. C’est bien parce qu’elle va immanquablement être contrariée que la rencontre amoureuse est possible entre ces deux-là.

Mais les amants n’ont jamais renoncé à leur amour, ce qui a fait tenir la danse de ce couple durant toute leur vie est une autre histoire…

[1] Miller, J.-A., La théorie du partenaire, Quarto, n°77, Bruxelles, 2002, p. 11. [2] Ibid., p. 24. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2006, p. 505. [4] Op.cit., p. 506.

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« Ce fut comme une apparition »

Dans ce texte, Virginie Leblanc, membre du comité de pilotage des 45es Journées de L’École de la Cause freudienne passe au rayon laser l’une des plus célèbres scènes de rencontre amoureuse de la littérature française. La description de la cristallisation amoureuse y est renversante… mais rencontre-t-on vraiment le partenaire quand on est passionnément amoureux de l’amour ?

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C’est un voyage somme toute assez banal qu’entreprend Frédéric ce jour de septembre pour rejoindre en bateau à vapeur sa demeure de Nogent-sur-Seine. Le jeune homme, tout juste bachelier, s’en retourne chez sa mère, avant d’entreprendre les études de droit qui doivent le lancer, selon les espérances maternelles, dans une grande et belle carrière parisienne, tandis que lui-même médite surtout au « plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures »[1]. À 18 ans à peine, lorsqu’on est un jeune homme sensible, et marqué par le romantisme de l’époque, un départ en bateau n’est-il pas en effet une occasion propice pour rêver, et se projeter mélancoliquement en soi-même ? « Il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardait à venir. »[2]

Alors est-ce l’un des « rejetons » de la rêverie, ou une présence réelle, cette femme qui se tient là, devant lui, et qui surgit dans son champ de vision, au moment où il part en quête d’une place ?

« Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. […] Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu. […] Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. »[3] Éblouissement. Enlèvement. Ravissement. Extase. C’est bien une femme, un être de chair et d’os à la beauté enchanteresse que rencontre ce jour-là Frédéric. Mais c’est bien plus que cela encore : l’instant de la rencontre est un réveil, une ouverture à un au-delà, marqué par le sans-limites. Tous les éléments de la sacralisation sont en effet réunis dans cette description, et c’est comme si la pureté de l’air n’était qu’un écrin à la présence rayonnante, surnaturelle, et mystique, de celle qui ne peut se nommer que… Marie.

Si cette scène d’ouverture de L’éducation sentimentale publiée en 1869 par Gustave Flaubert est devenue un classique du genre, ou encore un topos du coup de foudre amoureux sur laquelle des générations de lycéens s’arrachèrent les cheveux, c’est sans doute que l’auteur parvient à y dessiner l’ineffable moment, à enserrer dans ce tableau de quelques lignes l’indescriptible de ces quelques secondes après lesquelles on n’est plus jamais le même, à l’image du destin de Frédéric, entièrement bouleversé par celle qui deviendra le grand amour de sa vie, Marie Arnoux, qu’il n’aura alors de cesse, une fois les quelques secondes abolies, que de rechercher. Son voyage en bateau est donc métamorphosé par les mots du romancier en une véritable initiation, traversée d’une rive à l’autre, de la forme inachevée du jeune homme au sortir de l’adolescence à l’entrevue d’un savoir supérieur, par le biais de cette femme comme de l’énigme qu’elle incarne.

Toutefois, si ces quelques pages ont traversé les siècles, c’est que l’instant de vérité qu’elles dévoilent révèle une profondeur inégalée. Car Flaubert, en dépeignant toute la scène à travers les yeux ébahis – et naïfs, d’un jeune homme si prompt aux grands sentiments, ne nous donne-t-il pas à voir aussi si justement la part d’idéalisation, et d’illusion, que contient la naissance du sentiment amoureux, avec une acuité aussi féroce que réjouissante ? Ce moment où sur la femme aimée, l’amoureux projette ses rêves de grandeur tout autant que de puissance (ou encore, son Idéal du moi, comme l’a montré Freud), Stendhal le nomma, et, partant, lui donna une postérité : il s’agit de la cristallisation, terme qui aura sa fortune littéraire au XIXe siècle, et qui naît d’une analogie avec un phénomène chimique, comme pour mieux évoquer le corps de l’amoureux transi. « Au moment où vous commencez à vous occuper d’une femme, vous ne la voyez plus telle qu’elle est réellement, mais telle qu’il vous convient qu’elle soit. Vous comparez les illusions favorables que produit ce commencement d’intérêt à ces jolis diamants qui cachent la branche de charmille effeuillée par l’hiver, et qui ne sont aperçus, remarquez-le bien, que par l’œil de ce jeune homme qui commence à aimer. »[4] Comment exprimer mieux la fonction de voile que l’amour naissant peut revêtir tout autant que la composante narcissique inhérente au sentiment qui éclot dans l’instant de la rencontre ? Cette « branche de charmille effeuillée par l’hiver », n’est-ce pas l’objet dénudé dans sa crudité et rendu agalmatique par le regard de l’aimant, pareil à ces « jolis diamants » ?

Mais là où les héros stendhaliens partaient à la conquête de cet objet aimé, se jetant à corps perdu dans la bataille en risquant d’écorner la beauté de l’être désiré, le monde de Flaubert est celui où la charmille est dévoilée, au même titre que tous les semblants, lien amical, engagement politique, carrière, qui font une vie humaine. Ainsi, la force ultime de ce passage qui décrit la rencontre entre Frédéric et Madame Arnoux, c’est qu’il contient en germe le roman tout entier, l’impossibilité du jeune homme, qui préfère ses rêves à la vie, à s’engager véritablement dans un lien, son inhibition face à toute entreprise tout autant que son refus de désacraliser la femme aimée. Il errera ainsi toute sa vie entre une échevelée avide d’argent et la Sainte Madame Arnoux, sans jamais parvenir à se trouver véritablement auprès d’aucune.

Lorsque le roman parut, en 1869, il connut un échec retentissant dont Flaubert peinera à se remettre, d’autant qu’il remaniait également, à travers ce portrait d’une génération qui arrive après les derniers feux du romantisme, sa rencontre véritable avec son grand amour platonique, Élisa Schlésinger, alors qu’il n’avait que 16 ans. Il est pourtant parvenu à donner corps, vie et profondeur, à ce qu’il en est de la naissance du désir comme de sa mortification, ouvrant la voie aux délices de l’interprétation.

[1] Flaubert G., L’éducation sentimentale, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 20. [2] Ibid. [3] Ibid., p. 22. [4] Stendhal, De l’amour, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1980, p. 359.

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Bal à la cour !

Mlle de Chartres a été prévenue par sa mère : les hommes sont infidèles et trahissent les femmes. Car les hommes sont volages : même s’ils en distinguent une, ils finissent toujours par les vouloir toutes… l’une après l’autre. En substance : tomber amoureuse, d’un amour réciproque, c’est risquer de déchoir un jour de cette position d’exception. La tranquillité d’une amoureuse n’est jamais garantie…

Elle se le tient pour dit et a donc accepté sans passion de s’engager à un homme qu’elle respecte et qui l’aime mais qui ne l’émeut pas. Son corps reste froid, il est, « si on peut dire, en retard sur elle-même », comme l’a écrit Philippe Sollers[1]. Au moins elle est certaine que du seul fait que cette passion lui manque à elle, M. de Clèves lui sera fidèle : la confrontation à la castration restera de son côté à lui. C’est d’ailleurs à nouveau ce qu’elle évitera, dans un choix politique digne de celui de Dora, avec le duc de Nemours, l’homme dont elle ne va pas tarder pourtant à tomber amoureuse…

Voilà donc, la princesse fraîchement mariée, jeune et belle à ravir, prête pour le bal que le roi Henri II donne au Louvre pour les fiançailles de Claude de France avec un prince de Lorraine. Mariée, tout devient possible à la cour de Valois pour une femme qui intrigue et veut s’amuser. Décidément à part, notre princesse, toute parée de sa vertu, vise l’Autre absolu qu’elle s’efforce donc de faire exister. Elle a entendu parler de ce grand séducteur devant l’éternel (ici le père du mythe, son rival) qui arrive tout droit de Bruxelles où il était occupé des affaires de l’État.

Chacun des futurs amants s’est préparé avec soin. L’heure est aux rubans, aux parures et aux grands noms. L’histoire d’amour évidemment a commencé avant leur rencontre, avec les mots qui la précèdent et le discours qui la soutient. La magnificence et la galanterie posent le cadre de la parade amoureuse. Mme de Lafayette use autant des superlatifs et d’hyperboles que de termes vagues, dans le style des Précieuses qui avaient tant horreur du trivial. Ainsi « le prince est fait d’une sorte qu’il était difficile de ne pas être surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu ! » Vraiment ! Et pourquoi donc ? On aimerait bien en savoir plus. Le récit du bal est la chronique Harlequin de l’époque, avec ses clichés inévitables de la rencontre amoureuse sur fond d’idéalisme précieux: le coup de foudre du séducteur qui n’a besoin que de paraître pour déclencher les soupirs de la belle, la beauté de ce couple exceptionnel, le murmure de louange qui s’élève dans la salle lorsqu’il danse. Il ne se passe pas grand-chose : quelques regards posés (l’objet dont Lacan nous a appris qu’il élude le plus la castration), un tour de piste sans un mot et les dés sont jetés. L’agalma est là sous leurs yeux : ils tomberont sous le coup de l’amour, dans le commencement d’un aveuglement qui ne cessera de s’approfondir. Car après cette irruption, plus rien ne sera jamais comme avant ! Pour l’heure, déjà Nemours se dévoile, la princesse minaude et le roi sert le destin…

Mme de Lafayette s’amuse-t-elle ? Ce fracas qui marque l’arrivée du prince, inutile et cocasse dans un moment qui porte en creux la tragédie qui se prépare, n’en témoigne-t-il pas ? Ne nous entraîne-t-elle pas subtilement à rire avec elle de ce coup de foudre qui finira mal, trop caricatural pour n’être pas railleur ?

Le roman a été publié de manière anonyme. « L’auteur n’a pu se résoudre à se déclarer : il a craint que son nom ne diminuât le succès de son livre », précise le libraire aux lecteurs. Toute sa vie, Mme de Lafayette semble avoir résisté, dans un dédain aristocratique, aux pressions qui la conjuraient à sortir de l’anonymat en signant ses récits. Elle n’a pas levé le secret même auprès de ses proches et a gardé jusqu’au bout un petit coin de bâillon sur la bouche, pour reprendre l’expression utilisée par Lacan à propos de son héroïne. Gageons pourtant, à voir comme elle s’amuse là et contrairement à la Princesse que la pulsion de mort, à l’œuvre dans toute rencontre amoureuse, ne l’aura pas, elle, entièrement recouverte !

[1] Sollers P., Éloge de l’infini, Paris, Gallimard, Folio 3806, p. 428-430.

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Pyongyang, 8:00 du matin

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Corée du Nord, 1958, aux aurores. Une chambre d’hôtel. Un Européen est l’invité du régime stalinien. Une infirmière en habit traditionnel arrive pour lui injecter dans le fessier sa dose de vitamine B12 1000 gammas. Elle a « les seins bridés… la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés[1] ». Elle est accompagnée de cinq gardes ; nous sommes sous dictature ! Pour préserver son intimité, l’homme, trente-trois ans, entraîne la jeune femme dans un coin de la pièce. Elle effectue alors son geste, délicatement. À ce moment précis, une « souterraine intimité forcée par la transgression même – le déplacement vers l’angle mort – s’établit entre l’infirmière et moi » sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés ». Cet homme est Claude Lanzmann. Son récit est autobiographique.

Durant une semaine, l’infirmière nord-coréenne revient tous les jours, à huit heures du matin. Jamais ils ne se regardent ni ne se parlent. Ils se retrouvent simplement dans cet angle mort de la pièce pour l’injection quotidienne. Et puis, le dernier jour, un dimanche, elle apparaît seule, toute Autre, métamorphosée, « vêtue à l’européenne, d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté[2] ». Cette fois-ci, ils se regardent. Les gardes n’arrivent toujours pas. Elle effectue le soin, encore plus délicatement qu’à l’accoutumée. Il tremble, ressent l’appel sexuel qui émane de cette créature méconnaissable. Elle range son matériel, il lui propose de l’argent, elle refuse violemment. Que veut-elle ? Les casquettes ne sont toujours pas là. La tension monte, puis… puis ils tombent l’un sur l’autre : « nous nous embrassons à pleine bouche, nos langues luttant avec une passion, une force, une avidité, une férocité sans contrôle ni mesure »[3], raconte Lanzmann. C’est fait ! L’injection a fait place au baiser. Les gardes vont arriver, il faut faire vite. Il se fait comprendre comme il peut, lui fixe un rendez-vous pour plus tard. Il veut lui faire l’amour, « hors du regard humain »[4].

Il est quatorze heures ce dimanche. Les deux amants se rejoignent près d’un pont avec pour objectif de se rendre à l’embarcadère. La route est longue et la surveillance omniprésente, ils ne peuvent marcher l’un près de l’autre. Enfin, arrivés au bord de l’eau, le plan peut commencer : prétexter une simple partie de canotage sur le Taedong pour quitter la ville et se retrouver enfin seuls. Dans leur barque, ils sont ensemble, enfin, et tentent de s’échapper de la flopée de canots, mais à la moindre tentative de s’extraire du cercle autorisé, un garde leur aboie dessus. Qu’importe, leur tournant le dos, la jeune femme déboutonne son chemisier, offrant à l’unique regard de son compagnon « deux seins hauts, bruns, fermes, et, sous le gauche, une terrible et profonde entaille calcinée qui balafrait son torse, prononçant à la coréenne un seul mot universel : napalm »[5]. Cette marque sur le corps qu’elle donne à voir déclenche la passion de Lanzmann : « Pétrifié, bouleversé, condamné à l’immobilité par la situation, je lui vouai soudain un amour fou », confesse-t-il, « comme de chevalerie, prêt à tout pour prendre sur moi ces souffrances passées et conquérir le saint Graal. »[6]

Les rameurs se font de plus en plus nombreux, ils doivent rentrer, il le sait, mais une pensée l’obsède : « Où me trouver seul avec elle ? Elle était là, consentante, à ma portée et hors d’atteinte, définition nominale du supplice de Tantale. »[7] Au moment de débarquer, la jeune femme fait un « faux mouvement »[8] et tombe. « Hors d’atteinte », disait-il.  Il plonge aussitôt pour la sauver. Il la remonte, et s’engage alors une course folle à travers des ruines pour atteindre l’hôtel le plus vite possible. Il la tire, la porte. Ils escaladent, chutent, dévalent, se relèvent, toujours sous les regards féroces de la population, et arrivent finalement à leur destination. Mais les gardes sont là et les arrêtent. Qu’importe, Lanzmann saisit de toutes ses forces sa « princesse inerte »[9] et s’enferme dans la chambre. Elle a tout juste le temps de se revêtir avant que les gardes ne surviennent. C’en est fini de leur fuite. Lanzmann ouvre aux policiers et Kim Kum-sun sort de la salle de bains telle une « apparition inoubliable, Vénus asiatique et botticellienne »[10]. Ils embarquent la déesse, l’interrogent, mais l’amoureux transi leur fait front, s’accuse, pérore, loue ce peuple héroïque, le Grand Leader, etc. Miracle, ils la libèrent, et notre héros de vouloir la mener cette fois-ci à l’hôpital, sauf qu’elle décide de rentrer chez elle, le laissant à sa porte.

Il rentre à l’hôtel. Une nouvelle pensée l’obsède : ne pas rester sur ce « fiasco d’amour »[11], la revoir, encore, et surtout l’étreindre une dernière fois. Aussi, le lendemain, déjouant la surveillance, il se rend à l’hôpital où elle travaille. Il la retrouve, et « elle leva les yeux, se précipita vers moi », nous dit Lanzmann, « me prit la main, m’entraîna vers la cour et, dans une encoignure… m’étreignit avec une violence qui fut aussitôt la mienne : nous reprîmes le baiser fou de la veille, langues à la lutte, bouches écrasées, souffles coupés, pendant un temps encore plus menacé »[12]. Puis elle le chassa et le repoussa.

Fin de l’histoire, de cette « brève rencontre »[13] qui a « modifié en profondeur »[14] notre narrateur. Relevons tout d’abord que la condition de leur rapprochement est de se soustraire au regard, les installant d’emblée dans un espace privé, intime. Ils n’échangeront aucune parole, mais doit-on considérer pour autant que seule la dimension de l’image prévaut ? Gageons que ce sont principalement les expériences relatives au corps qui délivrent ici les coordonnées-mêmes de leur rencontre, depuis la première piqûre administrée (le corps de Lanzmann) à la vue de cette profonde entaille (le corps de Kim Kum-sun), point de cristallisation chez lui d’un fantasme chevaleresque (mis en acte juste après en la sauvant de la noyade). Et, entre les deux, un premier baiser. Rappelons-nous alors que le terme de contingence rend compte chez Lacan autant de la rencontre amoureuse que de la rencontre avec la jouissance[15], relative au corps, si essentielle ici. Contingence qui ne fait que démontrer un point d’impossible, celui du rapport sexuel, que le contexte même de cette rencontre furtive en milieu hostile, ne fait qu’accentuer.

Épilogue : Lanzmann termine son récit par l’évocation d’une lettre que Kim lui écrivit quatre mois après. Au lecteur de la découvrir.

[1] Lanzmann C., Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard nrf, 2009, p. 294. [2] Ibid., p. 296. [3] Ibid., p. 298. [4] Ibid., p. 299. [5] Ibid., p. 303. [6] Ibid. [7] Ibid., p. 304. [8] Ibid. [9] Ibid., p. 306. [10] Ibid., p. 307. [11] Ibid., p. 309. [12] Ibid., p. 310. [13] Ibid., p. 335. [14] Ibid., p. 343. [15] Cf. Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 7.

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Amoureux de son immaturité

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« Et voilà, tralala,

Zut à celui qui le lira ! »

Ferdydurke

W. Gombrowicz

Ferdydurke est le premier roman de Witold Gombrowicz, paru en 1937. Sa rédaction est toute issue d’un effort bouffon et ironique pour assumer la critique qui avait suivi la parution de son premier ouvrage, un recueil de contes intitulé Mémoires du temps de l’immaturité, qui justement l’épinglait par l’immaturité de son écriture. De ce signifiant vexatoire de l’Autre dans lequel il est pris à son corps défendant, il fait la marque de son style.

L’amour contrarié et contrariant de sa propre immaturité est le nœud du livre, à partir duquel va germer le reste de son œuvre. D’aucuns y voient un conte philosophique voltairien ; mais il faut alors imaginer un Voltaire difforme et bancal, dont l’écriture serait déformée et grignotée de l’intérieur par une outrance davantage rabelaisienne. C’est l’ordre du Nom-du-Père bousculé par le grotesque, la grimace, l’effronterie. Le véritable couple du livre, c’est celui qu’engendre la lutte entre la forme dans son état terminal – la maturité qui nomme autant qu’elle emmure – et l’informe qui la défait, au moyen de l’immaturité comme appareil de dégradation de la complétude.

Jojo, le narrateur de Ferdydurke, est comme hésitant au seuil du stade du miroir, rattrapé sans cesse par sa prématuration initiale. Il est poussé à rejeter la forme dans laquelle il est pris dans l’Autre et qui le désigne contre son gré précisément comme immature, le précipitant dans une zone de honte de lui-même qu’il est impératif de fuir. Un rêve entame le livre : « Par une inversion temporelle qui devrait être interdite par la nature, je m’étais vu tel que j’étais à quinze ou seize ans : transféré dans mon adolescence […]. Il me semblait que, tel que j’étais ce jour-là, à plus de trente ans, je moquais et singeais le blanc-bec mal léché que j’étais jadis, mais que celui-ci me singeait à son tour et avec autant de raison ; bref, que chacun de nous deux singeait l’autre »[1].

Jojo est ensuite pris au piège d’un professeur pédant qui cherche à l’infantiliser pour asseoir son propre sérieux en le ramenant sur les bancs de l’école et en le faisant passer pour un adolescent dont le caractère poseur et affecté expliquerait ses faux airs d’adulte. Pour ce faire, il lui impose de vivre dans une pension de famille à proximité de Mlle Lejeune, une moderne lycéenne, dont il compte bien que la juvénilité le contaminera radicalement. En la rencontrant, il est aussitôt capturé par la perfection de son image : « Seize ans, un sweater ; une jupe, des sandales en caoutchouc, sportive, libre d’allure, lisse, mince, souple et insolente ! À sa vue je sentis trembler mon cœur et mon visage. Je compris au premier coup d’œil que c’était un phénomène sérieux, plus sérieux peut-être que [le professeur pédant] mais non moins absolu dans son genre […]. Lycéenne parfaite dans sa lycéanité et plus que moderne dans sa modernité »[2].

Aussitôt amoureux, il désire plus que tout lui ressembler : « Avec quelle véhémence je voulais lui montrer, avec quelle avidité ! Oui, mais lui montrer quoi ? Un adulte arrivé à la trentaine ? Non, non jamais de la vie ! À cet instant je ne souhaitais plus du tout m’évader de la jeunesse et révéler mes trente ans, mon univers s’était écroulé et je n’en voyais pas d’autre que celui d’une moderne lycéenne, avec sports, courage, entrain, mollets, jambes, danses, déchaînement, canotage – nouveau pilier de ma réalité ! C’est en moderne que je voulais me montrer ! »[3]

Alors, l’amour ? Est-il pour Jojo une voie de réconciliation entre la forme et l’informe, la maturité et l’immaturité ? Jojo pourra-t-il consentir à adopter une forme grâce à la puissance imaginaire de l’amour ? Mais comment faire quand le burlesque ridiculise sans cesse tous les semblants, contaminés les uns après les autres ? Hélas, l’amour, dans Ferdydurke, est voué à alimenter l’embrouille, car « contre le cucul, il n’y a pas de refuge »[4].

[1] Gombrowicz W., « Ferdydurke », Moi et mon double, Paris, Gallimard, 1996, p. 271-272. [2] Ibid., p. 355. [3] Ibid., p. 365. [4] Ibid., p. 504.

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Musique et psychanalyse ? Quel couple !

Nous poursuivons ici sur le fil qui nous a guidé dans la préparation de ce dossier, à savoir cette interrogation de Jacques-Alain Miller : « On peut se demander si la musique, la peinture, les beaux-arts ont eu leur Joyce. Peut-être que ce qui correspond à Joyce dans le registre de la musique, c’est la composition atonale, inaugurée par Schoenberg, dont nous avons entendu parler peu avant »[1]. Un cartel s’est constitué autour de cette question et présente dans ce dossier ses premiers travaux. Après les textes de Valentine Dechambre (LHB n° 36) et de Gérard Pape (LHB n°37), nous publions ceux de Philippe Benichou, Serge Cottet[2] et Olga Krashenko, laquelle nous fait entendre la voix de Joyce...

[1] Miller J.-A, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, 3e trimestre 2014, p. 111. [2] Plus-un du cartel « Musique et psychanalyse ».

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Schoenberg, l’inflexible

Je n’ai peut-être qu’un seul mérite : je n’ai jamais renoncé.

Arnold Schoenberg

Dans sa Conférence présentant le thème du Xe congrès de l’AMP, Jacques-Alain Miller se demandait si la musique avait eu son Joyce et proposait l’hypothèse que ce fût Arnold Schoenberg et sa composition atonale.

Dans ce travail, j’ai abordé la vie, l’œuvre et surtout de nombreux témoignages écrits* de cet incomparable musicien, à la recherche de ce qui avait pu motiver cet homme décidé à produire ce pas décisif dans l’histoire de la musique occidentale. L’effacement de la tonalité, « l’émancipation de la dissonance » ne sont pas uniquement son œuvre et les musicologues l’ont identifié chez d’autres compositeurs, certains contemporains du maître de l’École de Vienne, mais c’est lui qui en a théorisé l’emploi et produit les œuvres qui firent date et scandale.

A. Schoenberg est né en 1874 et il grandit à Vienne, dans une famille modeste. Dès son jeune âge il compose et décide de se consacrer exclusivement à la musique. Autodidacte, il fut compositeur, son répertoire compte cinquante opus, mais aussi chef d’orchestre, enseignant et théoricien de la musique. Ses premières œuvres s’inscrivent dans le mouvement post-romantique wagnérien, mais c’est en 1908 qu’il franchit le pas d’une musique qui prône l’effacement du centre tonal, principe fondamental de l’harmonie depuis le XVIIe siècle.

L’année 1908 est essentielle, car c’est un moment d’intense créativité dans un contexte douloureux dont témoigne, en plus de son activité de compositeur, sa pratique essentielle de la peinture où dominent autoportraits angoissés et regards isolés et inquiétants. En décembre 1907, son « modèle », celui dont il avait aperçu l’âme, « entièrement mise à nu devant lui », Gustav Mahler, à la suite de l’audition de la Troisième symphonie en 1904, « véritable événement intérieur », quitte Vienne pour les États-Unis. C’est son Autre qu’il perd, celui dont il parla plus tard comme d’un « saint » qu’il vénérait et à qui il adressa dans une lettre les mots suivants : « Mon ambition est de devenir aussi pur que vous, parce qu’il m’est interdit d’être aussi grand que vous ».

L’été qui suit, son mariage avec sa première épouse se brise, celle-ci l’ayant quitté pour un jeune peintre, Richard Gerstl, ami de la famille qui se suicidera en novembre de la même année. C’est le moment où il compose son Deuxième quatuor à cordes, dernier pas dans le refus de la tonalité et en septembre il met en musique un poème lequel « tout attachement à des notions traditionnelles de tonalité et de consonances est abandonné »[1]. Cet événement est cependant paradoxal, car il est à la fois rupture et aboutissement d’une tradition. Schoenberg en était conscient, lui qui aimait à dire sa dette envers ses prédécesseurs, tous allemands, lui qui n’aspirait qu’à n’être qu’un « continuateur naturel de la bonne vieille tradition bien comprise ».

Schoenberg, juif, s’était converti à vingt-trois ans au catholicisme, mais en 1933 il revint officiellement au judaïsme. Dès 1923, il se proclame juif auprès de Kandinsky, suite à des manifestations antisémites qui l’atteignent profondément. Sa clairvoyance quant au destin des juifs de son temps se fait entendre dans cette correspondance de 1923 quand il parle du nazisme comme d’une « conception du monde […] qui a pour objectif des nuits de la Saint Barthelemy ». Schoenberg ne fût jamais « irréligieux » et son œuvre fait une grande place à une thématique mystique, lui qui vouait une grande admiration à Swendenborg, au Séraphita de Balzac et qui composa L’échelle de Jacob pour écrire « la prière de l’homme d’aujourd’hui » et ce qui fut son combat intérieur vers Dieu, réflexion poursuivie avec l’opéra biblique inachevé, Moïse et Aaron. La religion personnelle qu’il exprime dans L’échelle de Jacob fût son « seul soutien » de 1914 à 1922 contre « l’effondrement » produit par les années de guerre et « le renversement de tout ce à quoi on croyait auparavant ».

En 1911, sa musique séduit immédiatement Kandinsky, qui y entendit la même volonté que celle de son groupe, celle d’une « désagrégation irrésistible des lois de l’harmonie et de l’art européen », mais le peintre sut également trouver dans la peinture de Schoenberg une valeur artistique et trois de ses tableaux figuraient à la célèbre exposition du Cavalier bleu.

Les œuvres de Schoenberg scandalisèrent nombre de ses auditeurs, mais il y fut indifférent et trouva un soutien auprès de Richard Strauss, un des maîtres de son temps, et surtout de Gustav Mahler qui n’hésita pas à s’en prendre au public malveillant lors des représentations auxquelles il assistait. En France, il reçut le soutien de Ravel, Poulenc et Milhaud. Schoenberg sut s’associer des élèves dont Berg et Webern qui furent avec lui les représentants de l’École de Vienne. En 1921, la logique de son œuvre le conduit aux premières œuvres dodécaphoniques, invention de séries des douze notes de la gamme sans qu’aucune ne se répète, nouvelle manière de réduire l’appel à un centre tonique dans la création et d’un « perfectionnement dans la continuité de la structure » destinés à assurer « la suprématie de la musique allemande » pendant cent ans.

En 1933, fuyant la persécution, il quitta définitivement l’Allemagne pour les États-Unis où il resta jusqu’à sa mort en 1951. Malgré sa notoriété, il lui fut difficile d’obtenir des postes d’enseignement (il eut cependant pour auditeur admiratif John Cage qui devint son élève). Ainsi paya-t-il son désir « inflexible »[2] d’une musique nouvelle par une précarité financière qui fut sa condition tout au long de sa vie. Cette inflexibilité, il la fît entendre en réponse à ceux qui lui prédisaient qu’il se plierait aux attentes de l’Amérique par ces mots : « Je détruirai d’abord l’Amérique ! ».

Plus profondément, cette inflexibilité devint pour lui, à un moment qu’il n’est pas possible précisément de dater, une réponse à la volonté divine faisant de lui un prophète. Dès 1911, dans un article consacré à Franz Liszt, il fait de la foi ce qui fait d’un artiste inspiré par l’inconscient un « prophète ». En 1931 il dit pour justifier le caractère incompréhensible de son œuvre à certains critiques : « À celui à qui notre Seigneur a assigné la vocation de dire des choses impopulaires, le Seigneur a donné également la faculté de se résigner à ce que ce soient toujours les autres qui soient compris ». Il se considérait toujours à la fin de sa vie comme quelqu’un qui avait dû dire « des choses qui paraissaient impopulaires, qu’il fallait pourtant dire ».

Cette position fut t celle de son Moïse qui, selon ses termes, ressemblait à celui de Michel-Ange, surprenant écho des propos de Freud, en ce qu’il n’était « pas du tout humain » et qu’il considérait comme « tellement lié » à sa propre personne. Moïse et Aaron[3], dont il écrivit le livret et la musique des deux premiers actes, met en scène le conflit entre l’idée que porte Moïse d’une divinité, infinie, incompréhensible, éternelle, et la parole que porte Aaron, médium nécessaire pour transmettre l’idée au peuple d’Israël. L’opéra est inachevé et les dernières notes écrites sont celles qui accompagnent les mots déchirants de Moïse, impuissant à transmettre le message divin après qu’il eut brisé les Tables de la Loi : « Parole ! Parole ! Tu me manques ». Prophète donc et père d’une nouvelle tradition, mais prophète sans exaltation et conscient du fait qu’il faille « plusieurs décennies » avant que ses œuvres soient « parfaitement comprises ». Notons en outre que cette identification est peu présente dans ses écrits où ce qui prévaut c’est l’explicitation de la logique musicale à l’œuvre dans sa création et le rejet de la référence au goût pour en juger.

À quoi répondait la nécessité de composer de Schoenberg ? Ce qui est certain c’est qu’il composa peu, mais que composer était pour lui « obéir à une pulsion intérieure ». Il croyait en une force inconsciemment créatrice qui permettait qu’une œuvre « en croyant ne dépeindre que nous-mêmes » réponde pourtant à des attentes susceptibles de toucher le public. Pour lui le sujet de la musique était « la libération de l’esprit créateur » parlant avec sa langue propre des « problèmes de l’humanité » et touchant à la fois « la pensée et l’émotion ».

Très tôt Schoenberg évoque sur lui l’influence de la poésie et le « besoin » qu’il éprouva d’en « refléter musicalement l’effet » et il compose sur des textes de Richard Dehmel, Stefan George, August Strindberg ou ses propres textes. À Richard Dehmel, il écrira que c’est à sa lecture qu’il ressentit « le besoin de chercher un ton lyrique nouveau ». Quand il écrit la musique d’Erwartung, monologue entre cauchemar et réalité d’une femme abandonnée par son amant et qui le découvre mort, chaque note est pensée en relation avec le texte et veut en exprimer la substance. Mais il réfuta que sa musique soit compréhensible à partir du texte qui l’avait inspirée et lui-même se contenta parfois de l’inspiration des premiers mots d’un texte pour composer une œuvre complète.

En 1909, dans une lettre très importante au compositeur Busoni, il dit aspirer à « la libération complète de toutes les formes, de tous les symboles, de la cohérence et de la logique » avec pour but d’en finir avec l’harmonie comme fondement de la création musicale. Il veut que sa musique exprime « l’illogisme » qui préside à la vie psychique, qu’elle soit « expression du sentiment, tel que le sentiment est en réalité, lui qui nous met en rapport avec notre subconscient, et non pas comme un hybride monstrueux de sentiments et de logique consciente ». Pour atteindre ce but, le rejet de l’harmonie tonale est la voie royale. Et « n’avoir aucune intention ! ». Cette esthétique fait de Schoenberg un expressionniste dans le domaine musical à cette époque de sa création (avec le dodécaphonisme c’est un mode de composition davantage centré sur la notion de cohérence qu’il soutiendra). On trouve également dans sa correspondance avec Kandinsky cette relativisation de la conscience dans le travail de création. « L’art appartient à l’inconscient ! C’est soi-même que l’on doit exprimer ! » Dans sa musique dite atonale, Schoenberg était persuadé qu’un « nouveau moyen de rendre les états d’âme et les pensées avait été découvert ».

Au-delà de ce subjectivisme existe cependant chez Schoenberg à la même époque, une volonté de « chiffrer » les énigmes que l’homme rencontre et d’atteindre à « l’Inconcevable », soit Dieu, qui nous échappe à vouloir le comprendre. Dans sa quête d’une forme nouvelle, il veut trouver « un être nouveau, inconnu, inconcevable ». Il s’agit de « saisir l’inexprimable » dans une langue, celle de la musique que, citant Schopenhauer, Schoenberg spécifie d’être « une langue que la raison ne comprend pas ». Aussi dans ses écrits théoriques tardifs, la justification expressionniste n’est plus présente, la musique dispensant un « message prophétique » qui révèle « la forme de vie plus noble à laquelle aspire l’humanité ».

Alors Schoenberg, Joyce de la musique ? Ce qui est certain c’est qu’avec la disparition de la tonalité et le refus de l’accord parfait qui fonctionnent en musique comme points de capiton, attribution a posteriori du sens de l’œuvre dans sa totalité, Schoenberg touche au symbolique en musique. Il s’agit alors « de nouvelles manières de construire les phrases et les structures formelles ». Lui-même relevait que ses contemporains ne pouvaient suivre le sens de ses œuvres, mais il n’en considérait pas moins qu’il y avait « un véritable sens » à son message et une « intelligibilité ». Cette intelligibilité, il s’efforça d’en produire la théorie dans ses textes consacrés à la dissonance, mais il est certain qu’elle reste inaccessible à la plupart des auditeurs qui n’en éprouvent qu’une rencontre avec un insupportable, comme en témoignent les réactions de rejet dont son œuvre fut l’objet, réactions qui sont toujours d’actualité (on en trouve aujourd’hui la manifestation dans le courant dit néo-tonal[4] qui montre que le révisionnisme existe également en musique). Le développement de son œuvre conduisit Schoenberg, au bout de douze ans de recherche, de l’émancipation de la dissonance à l’établissement d’un nouveau mode de composition se substituant au système tonal, le dodécaphonisme.

Pourtant Schoenberg refusa le qualificatif de « révolution », lui opposant l’idée qu’il s’agissait du « développement logique des ressources musicales dont on disposait déjà ». La publication de son Traité d’harmonie en 1911 lui valut d’ailleurs la reconnaissance qu’il était « élevé dans la tradition de Brahms ». Dans un texte souvent cité où il énumère ses maîtres[5], il conclut ainsi : « Je m’enhardis à tirer gloire de ce que j’ai écrit une musique réellement nouvelle qui, appuyée sur la tradition, servira un jour à son tour de tradition ». Il faut ajouter que Schoenberg n’innova pas en ce qui concerne les formes et les instruments de la tradition occidentale, composant sérénade, concertos, opéras, symphonies, quatuors, œuvre chorale comme ses maîtres. Ce qu’il affirma dans un premier temps c’est qu’il composait avant tout une musique qui lui plaisait. Pas seul cependant. Dans plusieurs écrits, il revient sur ce qui est à l’œuvre dans la création qui nous éclaire sur le véritable sens de sa référence à l’inconscient dans le processus créateur. Il y voit l’intervention du Tout-Puissant, auteur d’un miracle que jamais son « seul talent n’eut été capable de concevoir », un « mouvement inconscient dont vous a fait gracieusement don le Suprême Dispensateur ».

Schoenberg ne rencontra jamais Freud, lui qui habita entre 1908 et 1910 à quelques pas de la Berggasse, et il ne s’est pas intéressé à la psychanalyse. On ne trouva aucun ouvrage de psychologie ou de psychanalyse dans sa bibliothèque après sa mort. Herbert Graf, le petit Hans, fût cependant un de ses metteurs en scène et Schoenberg loua son travail. Max Graf, le père du petit Hans, écrivit dans un livre dédié à l’œuvre du vivant du compositeur. Et pourtant, le texte profondément psychologique d’Erwartung fût écrit par Marie Pappenheim, parente de Bertha Pappenheim, que nous connaissons sous le nom d’Anna O…

Mais concluons en musique ! Nous vous laissons apprécier la distance entre La Nuit transfigurée, œuvre majeure de la première période https://www.youtube.com/watch?v=U-pVz2LTakM et une de ses premières œuvres atonales, 5 pièces pour orchestre (1909) https://www.youtube.com/watch?v=ooW4Jk8umxw

[embed]https://youtu.be/U-pVz2LTakM[/embed] [embed]https://youtu.be/ooW4Jk8umxw[/embed] *Le lecteur pourra en trouver la liste dans la bibliographie jointe à la fin du texte [1] Stuckenschmidt H.-H., Arnold Schoenberg, Paris, Fayard, 1993, p. 104. [2], Schoenberg A., « Lettre à Hugo Botsiber », Correspondance 1910 – 1951, Paris, Jean-Claude Lattès, 1977, p.57. [3] Moses und Aaron sera présenté dans une mise en scène de Roméo Castellucci du 17 octobre au 9 novembre 2015 à l’Opéra de Paris. [4] cf. « L’affaire Ducros/Befa au Collège de France », soit la « bataille » des tonaux contre les atonaux. http://www.philippemanoury.com/?p=5182 [5] Schoenberg A., « Du nationalisme en musique (II) », Le style et l’idée, Paris, Éd. Buchet-Chastel, 2011, p.139. Bibliographie Dans ce texte, les passages entre guillemets sont des citations de Schoenberg tirées des ouvrages suivants : Stuckenschmidt H.-H., Arnold Schoenberg, suivi d’Étude de l’œuvre, par Alain Poirier, Paris, Fayard, 1993. Schoenberg A., Le style et l’idée, Paris, Éd. Buchet-Chastel, édition augmentée, 2002. Schoenberg A., Journal de Berlin, Paris, Christian Bourgois, 1990. Schoenberg A., Correspondance 1910 – 1951, Paris, Jean-Claude Lattès, 1977. Schoenberg A., Schoenberg-Busoni, Schoenberg-Kandinsky, Correspondances, textes., Genève, Éditions Contrechamps, 1995. Schoenberg A., Regards, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1995.

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ALBAN BERG : lyrisme et dodécaphonisme. Le Concerto à la mémoire d’un ange

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Le concerto pour violon écrit en 1935 est la dernière œuvre de Berg. On l’a considéré comme son testament musical en raison des circonstances qui présidèrent à sa création ; la mort de la jeune Manon Groppius à l’âge de 17 ans, fille d’Alma Mahler ; son atmosphère funèbre avec les références explicites de Berg à la mort dans la partition même semblent confirmer ce jugement. Pourtant, les biographes nous apprennent que Berg n’était pas spécialement lié à cette jeune fille. Si l’on cherche l’expression des sentiments privés de l’auteur, c’est sa passion contrariée pour sa maîtresse (d’un jour... paraît –il, mais Muse toute sa vie) Hanna Fuchs qui domine l’œuvre. La mort de Manon voile un deuil plus intime comme une sublimation mélancolique du renoncement.

Le musicologue Alain Galliari[1] démonte la légende qui veut que Berg ait eu la prémonition de sa propre mort en composant le concerto. Cette œuvre tragique n’est pourtant pas son requiem même si Berg est mort un an plus tard en 1935 (accidentellement d’une piqure d’insecte). En fait, on projette sur Berg la légende du requiem de Mozart.

L’œuvre fut écrite avec un enthousiasme et une rapidité inattendus, Berg interrompant sa rédaction de Lulu pour se précipiter sur cette partition commandée par le violoniste américain Louis Krasner. Ce dernier la joua en première audition à Barcelone le 13 avril 1936 après la mort de Berg au début de la guerre civile, avec Hermann Scherchen au pupitre ; puis à Londres le 1er mai 1936, sous la direction de Anton Webern. On dispose de l’enregistrement sur YouTube : interprétation émouvante jouée très lentement dans un phrasé romantique, l’orchestre dominant nettement le soliste, sans doute paralysé par la performance.

Berg, semble-t-il, conserva cette bonne humeur une fois l’œuvre achevée. Entre temps, la symphonie de Lulu fut donnée à Prague avec succès (tandis qu’elle était interdite à Karlsbad par les nazis).

Le concerto, œuvre populaire, bien que tout à fait sérielle, sert de paradigme pour juger de la liberté que prend Berg pour s’affranchir parfois de la règle dodécaphonique. Pour les puristes, Alban Berg n’est pas un sériel rigoureux : l’œuvre est hybride, tantôt tonale tantôt atonale, truffée de citations musicales connues et de musiques populaires viennoises. Selon Pierre Boulez[2], des restes de mauvais goût et de préciosité un peu fade, caractérisent cette troisième période du musicien. Il stigmatise dans Lulu une esthétique assez grossière, une parodie pâteuse issue de l’expressionisme allemand déjà vieilli à cette époque.

On peut voir la chose autrement : non pas la régression au conformisme viennois, pour rendre l’œuvre acceptable au public mais, au contraire, la caricature de ces clichés, comme la fin d’un monde que la valse viennoise représente. Ravel avait fait de même dans La Valse, ce « tourbillon fantastique et fatal », œuvre écrite pendant la grande guerre et jouée en 1920. À cette même date, à l’invitation de Berg et Schoenberg, Ravel la joua à Vienne avec le pianiste Casela pour piano à quatre mains ; sans qu’on puisse dire qu’elle ait influencé les citations viennoises du concerto.

Les élèves de Schoenberg n’avaient pas d’intention révolutionnaire et s’inscrivaient volontiers dans la continuité de la musique allemande post wagnérienne, Mahler compris (voir l’article de P. Benichou). Ils n’ont pas subi l’influence ni de Debussy ni de Ravel. C’est plutôt le contraire ; le Pierrot lunaire de Schoenberg date de 1912, et c’est Stravinsky qui l’a fait connaître à Ravel qui écrivit peu après, en 1913, la musique des Trois poèmes de Mallarmé. Debussy est joué à Vienne également. Au reste, l’atonalisme est loin de l’impressionnisme à la française, considéré encore comme une musique de salon. Une idée de ce décalage est fournie par les références à la peinture comme en témoignent les affinités du groupe avec l’expressionnisme berlinois venu du Blaue Reiter : Munch, Otto Dix, Nolde… L’abstraction avec la peinture de Kandinsky est explicitement revendiquée par Schoenberg. Il est vrai que Berg penche pour Klimt mais l’expressionnisme triomphe dans Wozzeck et plus encore dans Lulu.

Dans le concerto, le phrasé très précis maintient la tradition classique du lyrisme au violon. Berg a commencé à écrire pour la voix et finit avec un concerto contemporain de son dernier opéra. D’autres moyens très expressifs contribuent à compenser la perte du code symbolique créé par l’atonalisme en ayant recours au récit, voire au programme. Les adjectifs employés dans la partition sont assez explicites concernant les sources dramatiques de la composition : doloroso, amoroso, religioso. Pour certains musicologues, le concerto est traversé par un texte crypté, véritable numérologie, à quoi Berg, très superstitieux, adhérait. Cette croyance est d’ailleurs le seul rapport lointain que Berg entretient avec la psychanalyse. Il a été en effet en contact avec Fliess (le Fliess de Freud) qui lui a transmis ses élucubrations sur les chiffres et les lettres, notamment le chiffre 23 qui cristallise un nœud de significations privées chez Berg.

Mme Marie Faucher invitée de notre cartel, et qui fait une thèse sur Alban Berg, nous a confirmé que nombre de détails du roman sentimental du musicien sont signalés par des intervalles de notes répétitifs qui surplombent l’écriture sérielle. D’autres musicologues croient lire, tels des messages subliminaux, nombre de passages liés au souvenir d’Hanna Fuchs. Alain Galliari reprend sans critique l’exégèse occulte de Douglas Jarman[3] qui fait du concerto une musique à programme où s’avoue l’inconscient chiffré d’Alban Berg. On a usé et abusé de ces références comme d’un codage labyrinthique pour établir des relations terme à terme entre épisode biographique et partition, allant parfois jusqu’au détail ridicule comme l’attribution du nom de l’aimée à telle ou telle note ; le chiffre 23 pour Berg et 10 pour Hanna, ou l’interprétation d’intervalles récurrents : pour Hanna Fuchs (H F : si fa), et pour Berg (A B : la si), la notation allemande des notes utilisant les sept premières lettres de l’alphabet.

Ces spéculations montrent à quel point les musicologues ont besoin de remplir de sens une musique qui procède à la dissolution de l’ordre harmonique qui est le code symbolique spontané du public.

En revanche, la fusion du moderne et du baroque, de l’atonal et du tonal est tout à fait explicitée dans le concerto : débutant avec le cycle des quintes, atonal, (premières mesures du violon) l’œuvre s’achève avec l’utilisation du choral de Bach Es ist genug (« C’en est fini »), dont les quatre premières notes en gamme par ton, sont les dernières de la série utilisée dans le concerto (si, do dièze, mi bémol, fa). Cette synthèse se fait également avec la musique populaire, comme dans l’opéra Wozzeck ; dans le concerto, c’est le folklore carinthien qui introduit des coupures dans le discours sériel…

Enfin, Berg surligne les passages les plus tendus du concerto en les signalant par l’écriture ; par exemple Hochpunkt de la mesure 325 (point culminant). On pense à la note « si » naturelle dans Wozzeck, amplifiée par l’orchestre au moment du meurtre de Marie dans un monstrueux élargissement.

Notre objet n’est pas l’analyse de l’œuvre du point de vue de l’écriture musicale, qui est affaire de spécialistes. On pose la question : une œuvre sérielle ne peut-elle passer dans le public qu’à la condition d’un compromis avec une certaine tradition tonale, un pastiche de l’ancien, un recours au lyrisme traditionnel des concertos il faut de violon dans l’Allemagne du XIXe siècle ? La même question s’est posée pour Lulu. On pensera que l’expressionisme attardé de l’œuvre supplée la radiation du code harmonique par une parodie pâteuse (Boulez encore) et grandguignolesque de drames sordides. Pourtant le dodécaphonisme va comme un gant à la perte de sens et de repères symboliques des années 20 comme à l’égarement de la jouissance à cette époque. Un Webern, pourtant séduit par Egon Schiele, mais austère et pudique, rendra le sérialisme vierge de toute effusion folklorique. La génération d’après, convertie au sérialisme intégral, l’aura bien compris : Cage, Berio, Stockhausen, Boulez, les plus radicaux des années 50 se sont complètement affranchis des clichés de la musique populaire ; c’est ainsi que le problème de la diffusion de leur œuvre peut se poser.

[1] Cf. Galliari A., Concerto à la mémoire d’un ange – Alban Berg 1935, Paris, Fayard, 2013. [2] Cf. Boulez P., Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp. 311 et 325. [3] Jarman D., Alban Berg, Wilhelm Fliess and the Secret Programme of the Violin Concerto, The International Alban Berg Society n° 12, 1982.

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La parole et la musique

Lacan nous a mis sur la voie de l’inconscient structuré comme un langage. Dans cette perspective, l’être parlant est représenté par les signifiants qui le déterminent quand il parle. Comme Lacan nous l’enseigne également, le sujet dit toujours plus qu’il ne pense dire. Dans l’expérience analytique, l’acte de parler nous montre comment l’être parlant est pris dans les signifiants de l’Autre ainsi que par le réel de lalangue, les signifiants qui lui sont propres et qui ne sont pas partagés avec les autres.

Bien que la musique ne soit pas un langage, le sujet est pris dans le discours de la culture musicale, qui le détermine aussi. Le discours de la musique écrite, dans la culture académique européenne par exemple, représente un aspect de ce qu’est une musique qui n’est pas partagée par les autres cultures musicales du monde, celles qui dépendent des traditions orales. Malgré ces différences de cultures musicales, je constate qu’il y a toujours un lien étroit entre la matière linguistique et la matière musicale. Les deux matières, linguistique et musicale, sont capables d’être transcrites et analysées avec les mêmes paramètres sonores qu’ils partagent : temps, rythme, dynamique, intonation, registre, hauteur, articulation, expressivité, etc.

Ce qui les distingue, c’est la signification qui résulte, pour la matière linguistique, de l’articulation entre signifiant et signifié. Néanmoins, le fait de partager des paramètres communs implique qu’il y a un lien entre la musique et la parole au niveau du son. Quelles conséquences pour le lien psychanalyse et musique ?

Pour répondre à cette question, je vous propose ma transcription en partition musicale d’un fragment d’enregistrement de James Joyce qui lit la dernière partie de l’épisode Anna Livia Plurabelle de Finnegans Wake[1]:

krashenkoHD

Écoutez Joyce sur : https://www.youtube.com/watch?v=M8kFqiv8Vww

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Cet exemple nous montre une organisation rythmique unique de la parole, qui correspond à la mesure 6/16 et, à l’exception d’une courte pause, une parole qui coule continuellement, comme le fleuve kennet mentionné dans le fragment de Joyce, et ce, malgré une succession de paroles courtes.

Quand on parle, on essaie communément de séparer les mots courts par des pauses afin qu’ils ne se collent pas les uns avec les autres et que le sens ne soit pas perdu. Dans l’exemple de la lecture de son texte par Joyce, les mots deviennent matière musicale pour une séquence rythmico-percussive au tempo rapide. Mon analyse de la lecture du texte de Joyce m’a permis de mettre en évidence que Joyce se souciait beaucoup de la sonorité du texte et qu’il a trouvé une modalité vocale pour lui-même qui se situe entre une lecture expressive – grâce à son accent irlandais – et une aspiration à la composition musicale et poétique dans le sens le plus formel de ces termes.

Toute parole est potentiellement susceptible d’être transcrite sous la forme d’une partition musicale. Cependant il est absurde d’imaginer un monde dans lequel la parole du sujet serait toujours possiblement reproductible uniquement à partir de partitions musicale ! De plus, la musique n’est pas déterminée par un seul discours culturel, et elle pourrait être conçue, non pas comme une partition écrite, mais comme un chakra (voir en Inde), c’est-à-dire une énergie sonore qui a des effets sur le corps entier ou sur des parties du corps.

John Cage pensait qu’il existe une équivalence entre son et musique telle que : « tout son = musique », indépendamment de la provenance du son. Néanmoins, le mot « tout » est à relativiser. Lacan a mis l’accent sur l’incomplétude du « tout », il a plutôt mis la vérité du côté du « pas-tout » et donc, je ne dis pas : « toute parole = musique ».

C’est pourquoi je préfère penser parole et musique comme les deux côtés du « fleuve coulant » de Joyce. D’un côté, nous essayons de comprendre ce que le fleuve veut dire et, de l’autre, nous écoutons la musique que le fleuve produit.

Un auditeur d’une conférence du célèbre philosophe Alexandre Sekatski rapporte un événement curieux survenu lors d’un exposé de ce dernier : « Pour moi, très souvent, ce que Alexandre Kupriyanovich [Sekatski] dit entre en moi comme une musique très belle... Ce n’est pas une petite chose. Il parle très bien et je comprends qu’il y a un au-delà de sa parole, mais je ne le saisis pas à cause de l’abondance des termes philosophiques. »[2] Cet exemple nous montre que pour que l’expérience de la parole incompréhensible devienne une expérience musicale et pas un non-sens, il est nécessaire pour l’auditeur d’avoir affaire à un être parlant qui est « sujet supposé savoir ». L’auditeur fait valoir la parole incompréhensible du sujet parlant qui lui permet [à l’auditeur] de jouir d’une sublimation du non-sens entendu comme « belle musique ». Cela lui permet de projeter sur le non-sens de la parole entendue un sens imaginaire mais impossible à dire, un « jouis-sens ». Si l’auditeur « dé-suppose » à l’être parlant un savoir- faire, il va entendre le non-sens propre à la parole de l’être parlant et non une belle musique.

Derrière la musique de même que derrière la parole peut se trouver un être parlant qui se présente au public comme une sorte de prophète, par ses paroles et sa musique vocale, instrumentale et électronique (voir Stockhausen[3]). Si la transmission du message musical n’engage pas la jouissance du public et que le compositeur est « dé-supposé » savoir- faire, ce qui est entendu peut ne pas être perçu comme de la musique », mais comme la propagande d’un gourou et de sa secte.

Ni la parole ni la musique de ce compositeur ne seront perçues comme une « belle musique » du non-sens de laquelle on peut jouir, sans savoir pourquoi.

« Le fleuve coulant » kennet de James Joyce dit que « every telling has a taling ». « Taling » n’est pas simplement un jeu de mots sur le mot anglais « tale » (« histoire »), mais « taling » veut dire également « un commérage méchant et faux ». Pour Lacan, il est impossible de dire toute la vérité, il y a une part de la vérité qui, de toucher le réel, est une vérité impossible à mettre en mots.

Cette vérité impossible à dire ne peut pas être révélée non plus dans les analyses et commentaires écrits de la musique. Nous ne pouvons parler que de nos fantasmes quant au sens de la musique et autres mi-vérités imaginaires. Cela nous oblige à en revenir à l’écoute des grands chefs d’œuvres musicaux et cela nous rend reconnaissants pour leur effet de jouissance qui nous donne l’impression d’entendre dans la musique une vérité universelle et indicible.

*Après avoir étudié la musique dans des institutions de la région de Kaliningrad (Russie), Olga Krashenko suit l'enseignement de la composition au Conservatoire Rimski-Korsakov de Saint Petersbourg puis à l'Ecole Normale de Musique de Paris. Compositeur, interprète de sa propre musique et de créations d'autres compositeurs, elle est par ailleurs photographe et écrivain. Elle vit en France depuis 2009. Elle participe au cartel « Psychanalyse et Musique ».

[1] Joyce J., Finnegans Wake, New York, The Viking Press, 1974, p.213. [2] Extrait transcrit et traduit du russe par O. Krashenko à partir de : https://www.youtube.com/watch?v=XgeSBTtZfyk [3] À propos de Stockhausen, on pourra lire Manoury P., « Stockhausen au-delà… », http://brahms.ircam.fr/documents/document/20045/

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« Coquelicot », « Cercle » de Yannick Haenel

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« Et puis j’ai rencontré la femme du pont des Arts : Coquelicot, la fille en rouge. Elle s’appelait Anna Livia. C’était sur les berges, le 8 mai, juste en bas de l’hôtel Cascade […] Je regardais vers l’est, en direction du Petit-Pont. Elle était-là. C’était bien elle. J’ai reconnu tout de suite son allure de princesse frêle et altière.

Tout crépitait, plein de sève. Je me disais : c’est un jour à tapis volant, l’un de ces jours où l’on traverse des murs.

On est entré boire un café au Mistral, sur la place du Châtelet. Les murs sont tapissés d’affiches de danse, et en montrant l’affiche d’un spectacle de Pina Bausch : Tabula rasa, avec une femme aux seins nus, le visage caché par une chevelure de nuit étoilée de fleurs, un bras tendu de nymphe et la jupe longue écarlate dont les plis font un éclair dans un champ de fleurs chaudes, je lui ai dit : c’est exactement ça que je cherche avec des phrases, ce mouvement-là, un mouvement si violent qu’il en devient pudique, une saturation de couleurs vives, une beauté calme qui se dessine à travers les lignes : le mouvement de la déesse lorsqu’elle sort des eaux, une sorte de naissance, quelque chose qui s’arrache au désir et en relance la mise : c’est ce geste, précisément ce geste que je cherche avec des phrases.

Anna Livia a eu l’air surprise, elle m’a regardé intensément, comme si elle interrogeait chaque partie de mon visage. Je lui ai demandé si ça allait. Elle a levé sa main vers l’affiche, et sans me quitter du regard, elle a dit « Sur l’affiche, la femme, c’est moi ». Yannick Haenel, Cercle[1].

La « psychologie du coup de foudre » comme déclenchement d’un « attachement mortel »[2] disait Lacan, trouve son image paradigmatique chez le jeune Werther qui déclare avoir assisté au « plus ravissant spectacle que j’aie vu de ma vie »[3] : Mlle Charlotte entourée de six enfants, distribue des morceaux de pain à chacun d’eux. La passion de Werther est immédiatement déclenchée par cette image maternante et nourricière.

Ravissant, Ravissement, ce phénomène, soutient Lacan au début de son enseignement, est le résultat de la coïncidence de l’objet avec une image fondamentale pour le sujet. En reprenant le terme Verliebtheit de Freud, Lacan signale que si l’amour est un phénomène qui se passe au niveau de l’imaginaire (arrêt sur l’image), il provoque par la suite une véritable « subduction du symbolique »[4], à partir d’une profonde perturbation de la fonction de l’Idéal du moi. Tout idéal devient la personne aimée, l’idéal du moi devient le semblable. La formule du coup de foudre serait donc, dans un premier temps : i(a) = I(A) ; au moment de cette confusion, nulle régulation possible « quand on est amoureux, on est fou »[5].

Mais le ravissement à une autre facette bien précise : celle de la surprise ; non pas La Surprise de l’amour où Marivaux décrit ce combat mené face à une passion qui veut être ignorée par le sujet lui-même. Ravi est celui sur qui porte le coup, la soudaineté est une constante qui rend le sujet, dans son discours, irresponsable de ce qui lui arrive : ça lui tombe dessus, il ne sait pas comment, c’est l’inattendu. Alors, comme le note remarquablement Roland Barthes[6] ce qui se présente comme un tableau (visuel ou langagier) vu (ou entendu) pour la première fois, comme une image fixe et idéale, est paradoxalement un rideau qui se déchire, « une faille soudaine dans la logique de l’univers »[7]. L’instant du coup de foudre est coïncidence et faille, idéal mais aussi rupture face à une certaine répétition car la vie n’est plus la même. Chez le personnage du roman d’Haenel, cette image du corps qui danse est la phrase qu’il n’arrive pas à écrire. D’un coup, ce corps est là. Il est la promesse d’une écriture, de quelque chose qui pourrait enfin cesser de ne pas s’écrire.

[1]           Haenel Y., Cercle, Paris, Gallimard, 2007, p. 122-127. [2]           Lacan J., Le Séminaire, Livre 1, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 163. [3]           Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Le Livre de poche, 1999, p. 59. [4]           Lacan J., Le Séminaire, Livre 1, op. cit., p. 162. La subduction est le processus par lequel une plaque lithosphérique océanique s’incurve et plonge sous une autre plaque. [5]           Ibid., p. 163. [6]           Barthes R., Fragments d’un discours amoureux, in Œuvres Complètes, t. III, Paris, Seuil, 1995, p. 633. [7]           Duras M., La Maladie de la mort, Paris, Minuit, 2006, p. 52.

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