Focus

Les lundis de l’AMP « Vers Rio 2016 »

La seconde soirée des lundis de l’AMP animés par Laure Naveau a réuni une fois de plus un public nombreux ce lundi 30 novembre. Ce fut l’occasion d’écouter les interventions de Gérard Wajcman et Pierre Naveau autour du thème de travail de ces soirées : « La psychanalyse change, ce n’est pas un désir, c’est un fait. »[1]

Laure Naveau, coordinatrice de l’AMP avec l’ECF, a rendu cette soirée particulièrement vivante par la pertinence de ses analyses et de ses questions. C’est à propos des attentats qu’elle a lu la quatrième de couverture du dernier Scilicet qui vient juste de paraître : « La psychanalyse tend à rendre possible pour chacun l’invention, selon sa singularité, d’une alliance entre son corps et les ressources de la parole contre le pire. »[2]

Gérard Wajcman nous a ramenés au premier temps de l’enseignement de Jacques Lacan dans une intervention intitulée « Notes à propos du stade du miroir ». Lacan est entré dans la psychanalyse avec le corps. Si celui-ci est au cœur du stade du miroir, on y trouve également le drame, tel que Lacan le qualifie, drame qui est en résonance avec l’air du temps puisqu’au moment même où il prononçait sa célèbre communication avaient lieu les fameux Jeux olympiques de Berlin de 1936. Cette conférence intitulée « Le stade du miroir » fut prononcée à l’occasion du XIVe Congrès de psychanalyse de l’IPA à Marienbad, le premier auquel participait Lacan. Son texte inédit a été perdu et n’a pas pu être prononcé en entier par Lacan, interrompu au bout de dix minutes par Ernest Jones[3]. Dès le lendemain, Lacan se rendait à Berlin pour « aller prendre l’air du temps, un temps lourd de promesses, à l’Olympiade »[4], malgré le désaccord d’Ernest Kris. Il allait ainsi confronter sa théorie du stade du miroir au miroir du stade. En effet, ces JO étaient l’exaltation de l’image idéale du corps athlétique, un spectacle d’art total au service de la propagande nazie. Il s’est agi de ce que Walter Benjamin appelle « une esthétisation de la politique »[5] en conclusion de son texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Lacan a donc rencontré à Berlin cette exaltation des corps, mais aussi de l’esprit de corps à travers l’accomplissement de l’unité d’un peuple dans la foule, au sens de Jean-Claude Milner qui distingue foule et masse[6]. Cette foule qui faisait corps aux JO a détruit la division du corps social qui fondait la démocratie. Cette solution nazie impliquait la guerre sur le front de la beauté, beauté opposée à la « laideur juive », beauté qui impose le silence. L’élection d’une image idéale a un effet de voile du réel et de ségrégation. Le corps olympien a été l’annonce des corps amoncelés des charniers des camps de concentration. Ces JO ont donc réalisé une fête du peuple et de la beauté qui a utilisé les deux dimensions politiques du corps : spectacle des corps et jouissance du spectacle.

Aujourd’hui, les avancées de la technologie tendent à dissoudre le réel dans l’image. L’art renvoie à la contemplation et à la jouissance du regard alors que les produits de la science renvoient à l’observation et à l’inquiétude qui lui est liée. Dans notre monde contemporain, nous jouissons de nous regarder comme le soulignent les selfies. « Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme.»[7]

Pierre Naveau, avec un titre très pascalien, « Le corps a ses résons », a développé les effets de la résonance du dire sur le corps en lien avec le psychanalyste.

Il nous a tout d’abord rappelé la célèbre citation de Lacan dans le Séminaire Le sinthome « Les pulsions sont l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[8]. Le corps est donc sensible au dire. La résonance du dire, de l’équivoque signifiante (résons), produit dans le corps une réponse (répons), c’est la voix. La résonance donne une voix au corps qui dès lors se met à parler et devient le corps parlant. « Le corps parlant parle en termes de pulsions. », nous précise J.-A. Miller[9]. Ce corps parlant est le corps dans lequel des événements de discours ont laissé des traces qui font la singularité du sujet en lien avec son histoire. « Ces traces dérangent le corps »[10] et « y font symptôme pour autant que le sujet soit apte à lire ces traces, à les déchiffrer ». Pour cela, il faut un psychanalyste et c’est alors que le corps a ses résons. Le psychanalyste fait donc partie du corps parlant. Il opère à partir de l’interprétation équivoque qui permet que l’écho dans le corps soit perçu et que la résonance pulsionnelle puisse être entendue par le sujet. Pour être entendue, elle doit être articulée. La pulsion a été présentée par Lacan « sur le modèle d’une chaîne signifiante »[11] susceptible d’être déchiffrée et qui est faite de « substance jouissante »[12]. Le signifiant est donc la cause matérielle de la jouissance. P. Naveau a fait alors l’hypothèse que la pulsion qui va en silence trouve dans le symptôme en tant qu’événement de corps l’articulation signifiante qu’il s’agit de déchiffrer afin de pouvoir la lire. Il a illustré son propos à partir d’un cas clinique d’une jeune anorexique, Roseline, cas tiré du livre d’Hélène Bonnaud Le corps pris au mot[13]. Le corps est pris au mot, car il a son mot à dire. Et dès qu’il y a un psychanalyste, le symptôme s’avère plutôt bavard. Le symptôme à déchiffrer de Roseline est l’écho dans son corps d’un mal dire de la mère, « tu es trop grosse ». Mais ce corps décharné sait aussi quelque chose, la tragédie des camps d’extermination que sa mère taisait.

La conversation a été vive et animée et est revenue, entre autres, sur le spectacle nazi de la destruction des corps et sur le rapport entre le silence de la pulsion et le corps parlant.

[1] Miller J.-A., «  L’inconscient et le corps parlant », Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, Collection rue Huysmans, EURL Huysmans, 2015, p. 23.

[2] Scilicet, op. cit., quatrième de couverture.

[3] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 184.

[4] Lacan J., « La direction de la cure », op. cit., p. 600.

[5] Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique  (1939), Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 316.

[6] Milner J.-C., « À propos de la foule », entretiens réalisés par Pablo Lucchelli, Radio Lacan, http://www.radiolacan.com/fr/topic/653/5.

[7] Benjamin W., loc. cit.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, p. 17.

[9] Miller J.-A., op. cit. p. 32.

[10] Miller J.-A., « Biologie lacanienne », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 44.

[11] Miller J.-A., «  L’inconscient et le corps parlant », op. cit. p. 32.

[12] Ibid.

[13] Bonnaud H., Le corps pris au mot, Paris, Navarin, Le champ freudien, 2015, p. 52-57.

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Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle[1]

Vers le Xe Congrès de l’AMP, go !

Après plusieurs dossiers aux thèmes prélevés dans la Conférence introductive de Jacques-Alain Miller au bien proche Congrès de l’AMP : « Le corps parlant. L’inconscient au XXIe siècle », l’Hebdo-Blog vous réembarque promptement vers Rio de Janeiro ! Marie-Christine Baillehache, René Fiori et Christine Maugin ont rencontré pour vous Marie-Hélène Roch, chargée de l’édition française de Scilicet. Lisez ce bel entretien, invitation au voyage, invitation à lire le précieux volume préparatoire au Congrès ! Dans l’échange, un constat se dégage : le concept de parlêtre, « discret » et « pas sur l’affiche », fil conducteur dans l’assemblage du Scilicet, fil rouge des travaux du prochain Congrès. Des conséquences cliniques et théoriques du dernier enseignement de Lacan encore en vue ! Et vous ? Déjà inscrits ?

Stella Harrison, Omaïra Meseguer

   

René Fiori Le corps parlant et le parlêtre distribuent-ils, selon vous, une différence en référence aux travaux de ce volume ?

Marie-Hélène RochLe corps parlant fait le titre de Scilicet qui porte sur L’inconscient au XXIe siècle. Dans sa conférence, Jacques-Alain Miller précise que la substitution du parlêtre lacanien à l’inconscient freudien est un index de ce qui change dans la psychanalyse au XXIe siècle, et il fait de cette substitution la boussole du prochain Congrès de l’AMP ; elle est aussi la boussole des textes qui composent ce volume. Cependant le parlêtre se fait discret, « il ne sera pas sur l’affiche du prochain congrès. Ce sera entre nous que ça se saura qu’il est question du parlêtre »[2]. Chargée de l’édition française du volume, j’ai suivi cette indication à la lettre. Le parlêtre – néologisme lacanien et nouveau nom de l’inconscient – comporte une entrée alphabétique dans le volume, vous le trouverez à la lettre P, il n’apparaît dans aucun autre titre, à l’exception cependant de ce paradigme : Symptôme du parlêtre. Le parlêtre est donc l’agalma pour « percer le mur du langage », et faire que les psychanalystes restent au plus près de l’expérience – savoir la dire, l’écrire.

Maintenant, comment se distribue la différence entre corps parlant et parlêtre ? Scilicet est tout aussi fragmenté, morcelé que peut l’être un corps. Il y a des entrées de ce volume qui traitent de l’imaginaire (comme nouvel imaginaire) du fait de l’écriture de l’espace et du temps inventée par Lacan, dans son tout dernier enseignement. Dire corps parlant, c’est ajouter un autre registre au corps imaginaire, le registre du symbolique (« il n’y a de corps que décerné par le langage »), sachant que c’est l’émergence d’un mode de jouir qui fait le réel du nœud. Par conséquent, c’est mettre l’accent sur le parlant d’un corps, c’est-à-dire, sur ce qui fait le mystère de cette union, sa corporisation – à cet endroit là précisément, où il y a défaut (sin, l’esp d’un laps), à cet endroit – la langue prend corps, se fait cause de jouissance, affectant ce corps de manière singulière, ce qui lui reste chair.

Christine Maugin – Ce nouveau Scilicet promet de nous enseigner très précisément. Y aurait-il un article dont vous pourriez nous parler plus particulièrement? Peut-être celui d’Antonio Di Ciaccia sur le « corps parlant » ?

 MHR – Vous me posez la question et me soufflez la réponse ! Eh bien parlons du texte d’Antonio Di Ciaccia. Celui-ci a hérité du titre du congrès: le « corps parlant ». Son texte s’ouvre par cette formule sans ambages de Lacan: « pousse-toi de là que je m’y mette, donc ». Y aurait-il querelle entre inconscient et parlêtre, entre inconscient freudien et inconscient lacanien ? Ce « pousse-toi  de là […] » vient attester de la force d’une invention, « ce qui se découvre, c’est d’un seul coup » écrit Lacan dans « Joyce le symptôme »[3] en faisant de l’inconscient l’événement Freud. Parler d’invention, c’est introduire le corps parlant avec sa jouissance, c’est jouer de la hâte, c’est compter (faire avec) la force de la pulsion. Il y a un lien entre ce qui s’invente et le perfectionnement de la langue au moyen de l’écriture, celle des néologismes, ils sont de la nature du parlêtre.

C’est ce que m’inspire le texte de Antonio Di Ciaccia, Il y a bien d’autres choses à en dire mais je laisse les lecteurs le découvrir, c’est-à-dire y mettre leur part d’invention.

Maintenant, je pourrais prendre chaque texte de ce Scilicet et y trouver mon bonheur ! C’est le grand intérêt des volumes conçus en préparation de nos congrès, et il faut bien le dire, le thème du prochain congrès est particulièrement accrocheur.

Marie-Christine Baillehache – Pour la psychanalyse, les mots marquent le corps d’une jouissance permanente, mystérieuse, singulière et troumatique. C’est par son néologisme lalangue que Lacan nous fait entendre et lire la matérialité sonore du signifiant par laquelle « le symbolique prend corps »[4]. Il y a bien une rencontre entre les mots et le corps et cette rencontre est réelle. Elle produit un mode de parler où les trous du dire sont aussi importants que les pleins du dit.

 Diriez-vous qu’en rendant prévalent sur le symbolique le corps qui jouit, notre XXIe siècle tend à faire taire la voix singulière de lalangue du parlêtre au profit de la voix du surmoi, exilant toujours plus le sujet parlant de son corps vivant ?

MHR – Dans ce volume, de nombreux auteurs s’emploient à cerner, saisir l’impact de l’empire de la technique sur les corps, la diffusion planétaire sur le web des multiples images (pornographiques, selfies, images de sa vie privé, etc.) Un point mérite notre attention, on s’interroge: y a-t-il chiffrage ? Il semblerait que cette superposition de l’empire de la technique sur l’empire des corps ne produise pas d’énigmes sur les sujets et n’ait pas d’autres effets au XXIe siècle qu’excès, toujours plus de consommation.

« Le spectacle est la principale production de la société actuelle ». C’était ce qu’écrivait Guy Debord de la société en 1970. Aujourd’hui, nous parlerions de « show du je », toujours plus de transparence et toujours moins d’intimité. Il y a de très bons textes là-dessus.

Pour l’anecdote, j’ai entendu un acteur raconter une expérience instructive. Après la projection de son dernier film, Vincent Lindon qui était invité à parler de son film, attendait les questions de la salle. Les premiers rangs ont attiré son attention, ils étaient occupés par des jeunes, qui avec leur portable ne cessaient pas de le prendre en photo. Il leur demande alors d’arrêter, il n’est pas venu pour ça, on peut parler quoi ! Mais ce fut sans succès. Sans aucune gêne, les jeunes continuaient à prendre des images sans mots dire. Comme V. Lindon s’apprêtait à partir, deux jeunes filles sont allées le voir, enfin il va peut-être pouvoir parler avec, non elles voulaient seulement un selfie avec lui pour vite envoyer ça sur Facebook.

L’expérience de la psychanalyse nous apprend que « la voix singulière de la langue du parlêtre », son énonciation, est de la nature accomplie du sinthome. Un psychanalyste qui s’autorise comme tel ne peut faire l’économie sur lui-même de l’Unbewusst, (l’Une-bévue) qu’atteste la discordance de son corps avec l’inconscient. Sur le fond de cette discordance primordiale, il trouvera certains accords permettant l’heureuse rencontre d’un corps à corps. Pour enfin s’accomplir d’une alliance renouvelée entre corps, parole et lalangue, du fait de la jouissance. Alors il pourra opposer au pire, au « faire taire », des ressources inédites.

MCB – Si en 1960, dans L’éthique de la psychanalyse[5], Jacques Lacan fait de la sublimation l’élévation de la jouissance muette à un objet digne, en 1975 dans « Joyce le symptôme »[6] il invente le mot S.K.beau pour désigner la jouissance toujours énigmatique et hors-sens – S.K – à laquelle l’artiste se confronte et qu’il voile et sublime avec l’objet digne – beau. Alors que l’objet digne de la sublimation peut se présenter comme la Chose digne du père universel, l’S.K.beau est un objet bricolé, plus modeste et plus inesthétique, relevant d’un usage pragmatique du réel et engageant directement le corps.

L’art contemporain témoigne d’un usage direct du corps pour traiter de la jouissance sans loi. Pouvez-vous nous éclairer sur le traitement par ces artistes de l’abject qui ne noue pas la jouissance du corps à la parole et produit un effet de réel incontestable sur l’amateur d’art contemporain, mais néanmoins fait S.K.beau pour ces artistes ?

MHR – J’ai entendu une histoire éloquente sur le destin d’une installation contemporaine au musée de Bolzano, en Italie. L’installation de l’artiste s’appelait : « Où allons-nous danser ce soir ? » Elle agissait un peu comme une anamorphose. On y voyait des bouteilles vides jonchant le sol comme les derniers reliefs d’une soirée alcoolisée. Eh bien, figurez-vous qu’au petit matin, les femmes de ménage du musée sont venues nettoyer la salle, jetant par erreur l’installation d’art à la poubelle. C’est d’un drôle. L’histoire est métaphorique de l’art contemporain dont on n’a pas toujours le mode d’emploi. Le geste des femmes de ménage ajoute quelque chose à l’installation, comme la poubelle. Sans médiation, sans mots, l’œuvre muette peut rencontrer son vrai destin de poubellication, comme le suggérait Lacan à propos des écrits.

Ce volume parle du Body art qui montre très bien au moyen de performances sur les corps, cette déconnection entre les corps (découpés, réinventés avec la chirurgie esthétique, travaillés comme pour une toile …) et les sujets de l’inconscient.

J’aimerais citer : Joyce ou l’Art-gueil, S.K.beau (et Duchamp), Escabeau (et Schoenberg), Passe et escabeau. Ces néologismes, à l’instar des noms de jouissance, indexent un work in progress avec la langue. Quand Lacan écrit « S.K.beau », il l’invente dans une version propre à l’esthétisme de Joyce qui élève son œuvre à la dignité du sinthome.

 [1]. Sous la direction de Jacques-Alain Miller, Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, 2015, ECF, Collection rue Huysmans.

[2]. Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant – Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet, op. cit., p. 28.

[3]. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 566.

[4]. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 408.

[5]. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

[6].  Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 565.

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Rupture et procrastination

La séparation impossible est un classique. Serge Cottet démontre avec finesse qu’en voulant protéger l’autre de la rupture, c’est nous-mêmes que nous protégeons. Les chemins alambiqués de l’inconscient, masculin, en occurrence…

Le roman ultra célèbre de Benjamin Constant, Adolphe, fait figure de paradigme de la rupture impossible. Bien au-delà des clichés de la littérature romantique, le mode d’impasse subjective relaté confirme les ruses de l’inconscient.

Il s’agit d’un jeune homme de 24 ans, indécis quant à sa carrière, qui quitte la maison paternelle pour courtiser une veuve de dix ans de plus que lui. Celle-ci, une fois séduite, le sujet s’en trouve embarrassé comme un poisson d’une pomme : la rupture est toujours différée, annulée, jamais définitive ; seule la mort d’Éléonore mettra fin aux tergiversations. Le roman a donné lieu à d’innombrables débats et exégèses relatives à la biographie de Constant et au déguisement plus ou moins voyant des relations amoureuses du narrateur, bien connues des historiens.Bandeau_web_j452_def2

Stendhal qui n’appréciait qu’à moitié l’ouvrage, le résume ainsi : « Un marivaudage tragique où la difficulté n’est point, comme chez Marivaux, de faire une déclaration d’amour mais une déclaration de haine »[1]. Ce jugement abrupt escamote le dilemme auquel est confronté le jeune homme qui, certes, n’aime pas Éléonore d’une passion violente, mais se trouve prisonnier de scrupules : s’il pense l’abandonner, le mal serait aussi grand pour elle que pour lui : « La grande question dans la vie, écrit l’auteur, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait »[2]. Justification d’une mauvaise conscience ou indécision du désir se confondent. Si la douleur est certes du côté de l’objet abandonné, « c’est un affreux malheur d’être aimé quand on n’aime plus »[3]. Lacan traitera ce paradoxe qui fait qu’on est en deuil non pas seulement de ceux qu’on aimait mais peut-être plus encore de ceux qui nous ont aimés et dont nous étions le manque. « Bizarrerie de notre cœur […], écrit Constant, que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir »[4].

Adolphe se répand en auto-justifications alambiquées pour s’exonérer d’une faute qui n’est pas loin de faire de lui un monstre dans le cercle étroit que fréquente Éléonore. Il touche pourtant un point qui n’est pas toujours relevé par les critiques littéraires concernant l’interprétation qu’Éléonore elle-même donne des atermoiements de son jeune amant : « Vous croyez avoir de l’amour pour moi mais ce n’est que de la pitié »[5]. Ces paroles ont un tel effet de vérité sur le jeune homme que son sacrifice perd son sens. Celui d’Éléonore tout aussi bien, elle qui sacrifie et ses enfants et sa fortune à cette duperie (elle renonce pour lui à un mariage avantageux). Adolphe est justiciable de l’analyse que fait Lacan de l’altruisme moralisateur : « en voulant le bonheur de ma conjointe, sans doute je fais le sacrifice du mien, mais qui me dit que le sien ne s’y évapore pas aussi totalement ? »[6]

Benjamin Constant, lecteur de Jean-Jacques Rousseau, a bien compris ce qu’il fallait entendre par pitié, rien d’autre qu’une projection imaginaire de l’amour de soi-même. Les sentiments qui en procèdent sont tournés vers soi-même plus qu’ils ne témoignent d’un amour pour le prochain. Il apparaît alors que la relation à Éléonore est marquée d’un trait narcissique quasiment transitiviste. Il se tue lui-même, dit-il, s’il la quitte. Perdre l’amour lui semble aussi impensable qu’est pour Éléonore l’idée d’être abandonnée. Mais s’il reste ce n’est pas mieux ; on l’a dit : le bonheur de l’un se consume des renoncements de l’autre.

Il est facile de faire de la psychanalyse appliquée dans ce cas et de mettre en évidence la structure œdipienne des impasses du désir. Nombre de biographes ont rappelé que Constant n’avait pas connu sa mère décédée après sa naissance. Il lui est arrivé d’avoir des maîtresses beaucoup plus âgées que lui. Son ambivalence à l’égard de Mme de Staël (qu’on identifie généralement à Éléonore) dont il ne supporte pas les récriminations, donne à certains l’idée d’une vengeance à l’endroit d’une mère qui l’a laissé tomber.

L’aveu de la rupture pour Adolphe est difficile, car c’est son propre malheur qu’il déclenche. Croyant ménager l’autre, il se ménage. D’ailleurs, après qu’il ait eu le courage de lui avouer « je ne vous aime plus »[7], il se ravise comme chaque fois qu’Éléonore s’effondre. Il y a dans cet aveu qui, croit-il, le délivre de ses chaînes, une jouissance impossible à supporter ; celle-la même que Lacan dénonce comme le trait de cruauté dans l’amour du prochain[8]. D’un mot, Adolphe bat sa coulpe : il est culpabilisé. La belle affaire !

On raconte que lors d’une présentation de malade à Sainte-Anne une jeune femme avait fait une tentative de suicide par désespoir amoureux ; Lacan la faisait parler de son amant ; un médecin qui avait pris contact avec ce dernier est intervenu à sa décharge pour dire : « Oh ! Mais il est très culpabilisé ! » « Alors, avait conclu Lacan, c’est qu’il est bien décidé à ne rien faire. »

[1] New Monthly Magazine, 1er décembre 1824 ; d’après Stendhal, Courrier Anglais, tome 2, p. 224.

[2] Constant B., Adolphe, Réponse à la lettre de l’éditeur, Garnier Flammarion, Paris, 1989, p. 196.

[3] Ibid., p. 100.

[4] Ibid., p. 101.

[5] Ibid., p. 108.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 220.

[7] Constant B., Adolphe, Réponse à la lettre de l’éditeur, Garnier Flammarion, Paris, 1989, p. 113.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 229.

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La rupture inscrite au départ : Gustave Flaubert, Louise Colet

On dit parfois que la dispute est une modalité qui sied fort bien au couple, et à sa longévité. Il arrive qu’entre la joie renouvelée de la rencontre des corps et la satisfaction obtenue par d’ineffables querelles un couple tienne par devers soi. Mais quand le mépris s’en mêle peu y survivent. C’est le coup fatal que portera Gustave Flaubert à Louise, que met ici en lumière Francesca Biagi-Chai.
 « C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur »[1], écrit Gustave Flaubert à son ami Maxime Du Camp, tout en lui donnant ce conseil « Prends garde d’aimer trop cette bonne Marthe »[2]. « La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux »[3]. Ces mots précèdent de quelques mois la rencontre avec une femme, Louise Colet, qui sera le seul amour durable de Flaubert. Quand il la rencontre, il a vingt-cinq ans, elle en a trente-cinq, il vient d’interrompre ses études du fait d’une crise nerveuse qui a duré deux ans, celle-ci marqua la fin de sa jeunesse « sa fermeture, le résultat logique ». Il traverse une période douloureuse ; en quelques mois il perd son père et sa sœur, ainsi qu’un ami cher.Bandeau_web_j452_def2

La rencontre, l’amour prévenu

 C’est la correspondance abondante entre les deux amoureux, l’une vivant à Paris, l’autre à Rouen qui donne le ton. Leurs échanges épistolaires commencent dès le lendemain des premiers ébats sexuels. Flaubert est rentré chez lui et a emporté les « petites pantoufles » de sa dame, un petit mouchoir taché de sang, plus tard, des lettres d’elle et son portrait les rejoindront. Déjà s’installe entre eux un peu plus qu’une distance géographique, des objets la représentent, qui se substituent à elle. Et puis il y a sa mère qui « avait des hallucinations funèbres »[4]. D’emblée sont évoqués cette distance d’avec la légèreté de la vie et cet éloignement que le désir et le devoir d’écrire renforcent. Il prévient, il anticipe, la séparation montre le bout de son nez. « Merci de ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi. »[5], « Il faut que je t’aime pour te dire cela. Oublie-moi si tu peux, arrache ton âme avec tes deux mains et marche dessus pour effacer l’empreinte que j’y ai laissée. »[6] Déjà le verbe est au passé.

Un amour tumultueux, premier épisode : 1846-1848

 C’est contre l’(a)mur que Louise Colet ne cesse de se cogner, elle frappe, elle crie, elle menace, rien n’y fait. Elle n’ira jamais à Croisset, elle n’approchera jamais madame Flaubert mère. « je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meilleure volonté du monde, je n’y peux rien […] La bonne femme est peu liante »[7]. Mais de son côté, les visites de Flaubert manquent d’empressement, elles sont intenses certes, mais trop peu fréquentes pour Louise. « Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis je te répondre ? »[8] Elle lui parle de gloire, il l’espère mais la croit inatteignable. « est-ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver et qui ne s’y rencontre pas… ? »[9] « J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu le voudrais ». Lorsqu’ils se voient, la tendresse, l’élan et l’amour physique sont toujours présents. Mais sur fond de disputes. « Aimant avant tout la paix et le repos je n’ai jamais trouvé en toi que troubles, orages, larmes ou colère. »[10] « J’étouffais, j’étais à bout »[11]. Puis, les causes s’étendent et les querelles s’intensifient, Louise lui reproche d’être sous l’influence de son ami Du Camp. « C’est lamentable pourtant, écrit-il, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! »[12] Quatre mois plus tard, en mars 48, il passe du « tu » au « vous », la distance est de mise. Entre temps, Louise se pense enceinte d’un amant de passage. Flaubert lui signifie qu’il sera toujours là, « un lien qui ne s’effacera pas... », malgré « ma monstrueuse personnalité comme vous le dites ».

 Deuxième épisode : 1851-1855

 Flaubert part en Orient avec Du Camp. On saisit en creux que la colère de sa maîtresse, ses griefs contre Du Camp pouvaient être liés à ce voyage. À son retour, en Juillet 1851, Louise le sollicite, leur liaison reprend et avec elle, leur correspondance. « Il y a aujourd’hui huit jours à cette heure, je m’en allais de toi gluant d’amour. »[13] Mais Flaubert est plus assuré dans le clivage qu’il veut maintenir entre le désir et l’amitié : sa modalité d’amour à lui qu’elle ne supporte pas. « Ô Femme ! femme, sois-le donc moins ! Ne le sois qu’au lit ! »[14]  Flaubert est alors fort de son écriture avant tout, il est tout entier à son roman, sa Bovary règle son temps et sa vie. Les lettres sont de plus en plus longues, mais elles sont consacrées à l’évolution de l’écriture, à la Revue des Deux Mondes, au milieu littéraire et aux comparaisons qu’il établit, qu’il scrute. « Où est donc le style ? En quoi consiste t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre. » C’est à la Muse, à l’amie qu’il fait le récit de son cheminement, et cela lui est nécessaire. Les visites sont rythmées par le travail, tandis que les reproches de Louise sont invariables et constants. « Quelle étrange créature tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! »[15] Louise lui envoie les pièces de théâtre qu’elle écrit en vers. C’est là que se produit tout à coup quelque chose qui s’apparente à la chute. Si elle écrit de bons vers[16] cela ne fait pas d’elle un auteur et il le lui dit sans ménagement : « Les bons vers ne font pas les bonnes pièces », « Or je trouve la pièce À ma fille, lâche de sentiment. »[17] « L’orage pour dire le malheur a été dit par tout le monde […] Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma sœur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent. » Plus tard, Louise fera un faux pas et tout sera, en un instant, consommé. C’est la séparation définitive.

 La lettre d’adieu…

 … En suspens depuis toujours bien que l’on ne puisse pas douter que Gustave ait aimé et peut-être continua d’aimer Louise.

Madame, J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi. Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais. J’ai l’honneur de vous saluer. G.F. [1] Flaubert G., Lettre à Maxime Du Camp 7, avril 1846, Correspondance, Choix et présentation de Bernard Masson, Folio, Gallimard, Paris, 1975, p. 73. [2] Ibid., p. 76. [3] Ibid., p. 76. [4] Ibid., Lettre à Louise Collet, p. 78. [5] Ibid. [6] Ibid., p. 80. [7] Ibid., p. 267. [8] Ibid., p. 86. [9] Ibid., p. 89. [10] Ibid., p. 94. [11] Ibid., p. 92. [12] Ibid., p. 100. [13] Ibid., p. 165. [14] Ibid., p. 197. [15] Ibid., p. 266. Il s’agit du pharmacien de Madame Bovary, Homais. [16] Ibid., p. 289. La note fait référence au prix de poésie de l’Académie française qui couronnera Louise Colet pour son poème « L'Acropole d’Athènes ». [17] Ibid., p. 290.

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Quand une rupture est une solution

Par la voie du singulier d’un cas, Dominique Miller nous apprend que l’acte de rompre peut impliquer une séparation d’un choix névrotique. La rupture permet à ce sujet féminin de quitter une manière embrouillée de faire couple et de s’engager autrement avec un homme.

Pour Marie ce n’est pas la rupture avec son mari qui est, comme on peut le faire dans de nombreux cas, à considérer comme un passage à l’acte, mais son mariage. Car cette rupture vient résoudre après coup une impasse subjective dans laquelle le oui à son mariage l’avait engagée. La rupture est une solution vraie là où son mariage était un choix névrotique.

Il s’agit d’un début d’analyse. La demande de Marie a été déclenchée par la décision de rompre après trente ans, juste après l’avoir déclarée à son mari et agie. Cette femme de cinquante ans est venue voir une analyste, parce qu’elle avait peur.

La peur est ce qui a accompagné sa vie, et particulièrement sa vie amoureuse. Enfin, elle dirait plutôt sa vie non amoureuse. Elle s’est mariée très jeune avec un homme de vingt ans de plus qu’elle. Son assurance dans la vie, le fait qu’il soit médecin – sa prestance phallique –, furent comme des garanties pour elle et la précipitèrent dans ce lien. Cet homme de tradition et de convention lui imposa de façon implicite ses règles de vie personnelle et ses principes de vie familiale et conjugale. Elle dit bien qu’ils ont représenté des repères et des limites dont elle perçoit aujourd’hui qu’ils lui étaient nécessaires. Elle sentit qu’il allait lui donner ce qu’elle n’avait pas : « une construction », me dit-elle. « Je n’ai pas mis une heure pour me décider ». Elle qui pourtant ne faisait rien sans mesure et sans précaution, s’est lancée, sans réfléchir, dans cette nouvelle vie, une vie d’épouse et de mère sans faille. Il lui apportait le confort et la sécurité. Elle le lui rendait, en s’appliquant à être à son service. « Il m’avait prise jeune pour me former », me disait-elle. Il ressortait de ses dires en analyse qu’elle vécut cette vie maritale « dans un brouillard », où elle se sentait jouer ce rôle sans jamais avoir le sentiment de faire ce qu’elle désirait. Mais, comme elle le dit, elle ne savait pas ce qu’elle désirait, ni qu’elle pouvait désirer quelque chose pour elle-même.

Une raison essentielle de ce choix apparut dans ce début d’analyse, sans qu’elle en ait encore conscience : cette vie de famille qu’elle construisait à toutes forces venait rectifier sa vie avec ses parents. S’il y a un qualificatif pour désigner celle-ci, c’est bien le contraire de la vie de famille. Loin de ses racines paternelles et maternelles, elle a vécu à l’étranger, au milieu de nulle part, dans une maison immense sur un terrain sans limites, qu’on devait parcourir en voiture, entourée d’une dizaine de personnes à son service. Elle était seule. Son père partait pendant des semaines entières. Sa mère menait une vie de riche propriétaire, faite de relations sociales mondaines, de contraintes logistiques et de compétitions sportives. Écuyère émérite, joueuse de polo, mais surtout pilote d’avion. Sa mère était toujours par monts et par vaux. L’enfance de ma patiente s’est ainsi passée dans un confort luxueux où elle ne manquait de rien, sauf de choses qui devaient un jour devenir indispensables, l’affection, la présence, et même l’éducation. Son cadre de vie dans sa jeunesse était certes prestigieux, mais la laissait dans une sorte d’errance qui a entraîné un sentiment d’insécurité profond.

Ainsi, son passage à l’acte impliquait un réel qui couvait dans l’inconscient, et entretenait une insécurité omniprésente. Elle savait, sans que ce soit jamais commenté, que son père faisait un métier qui comportait des risques importants, à cause du prestige et de la puissance des autorités qu’il fréquentait, des enjeux financiers qu’il engageait, et du danger physique qu’il courait. « S’en sortirait-il ? En reviendra-t-il ? », Une menace planait quand il partait. Et les activités sportives de sa mère renforçaient la menace. La compétition de haut niveau dans l’équitation, l’exercice du pilotage des avions, ne laissaient pas de répit à l’angoisse de l’enfant. Et ce d’autant plus que cela faisait écho à la vie aventurière de son grand-père maternel, un pionnier de l’aviation qui, lui aussi avait épousé une très jeune femme qui tremblait pour la vie de son mari.

Elle n’ignorait pas, au sens de l’inconscient, l’autoritarisme de son mari, son pragmatisme froid, tout à fait perceptible dans la proposition de mariage : je t’offre le confort et la sécurité, tu seras une bonne épouse et une mère. À quoi il faut ajouter les humiliations et les colères brutales de cet homme qui la tétanisaient. Tout cela excluait l’amour. Cette faille ne l’arrêta pas. Elle préféra son aliénation qui venait pallier son manque essentiel. Ce déni a nourri en silence la raison de son passage à l’acte matrimonial.

Jusqu’au jour où elle a rencontré l’amour chez un homme qui lui a offert son attention, sa présence, plutôt qu’un cadre. C’est alors qu’elle décida de rompre avec sa construction maritale, dont elle perçut la facticité. Par cette rupture, elle décidait de quitter le « brouillard », qui sans aucun doute l’avait rapprochée des horizons maternels et paternels dont elle était exclue, mais qui l’avait maintenue trop loin de son désir et de son être femme.

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Quand la rupture devient le ressort d’une passion

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Un couple, un roman. Une rupture. Ils s'aiment encore mais ne se supportent plus, ils se quittent, se désirent plus que jamais. Est-ce fini?

Il ne faut pas se méprendre à propos du titre du premier des quatre romans de Jean-Philippe Toussaint qui composent le cycle de Marie : Faire l’amour[1]. Il est ici question, en effet, du moment même d’une rupture.

Peu de temps après leur rencontre, Marie avait expliqué au narrateur qu’elle était tombée amoureuse de lui à l’instant où il avait fait un geste, un simple geste. Au cours de leur premier dîner, il avait rapproché très lentement son verre du sien. Ce geste lui était alors apparu élégant et délicat, mais explicite.

Sept ans plus tard, les deux amants se retrouvent dans une chambre d’hôtel à Tokyo, alors qu’ils sont en train de se séparer. C’est Marie qui a proposé ce voyage au narrateur. Il se pose, en fait, la question : « Était-ce la meilleure solution de voyager ensemble, si c’était pour rompre ? »[2] Le narrateur a plutôt l’idée que « la présence de l’autre à nos côtés ne [peut] qu’accélérer le déchirement en cours et sceller notre rupture »[3].

Ébauche d’un échange :

« – Pourquoi tu ne veux pas m’embrasser ?

– Je n’ai jamais dit que je voulais t’embrasser.

– Alors, pourquoi tu ne m’embrasses pas ?

– Je n’ai jamais dit non plus que je voulais t’embrasser.

Marie le regarde longuement et lui dit :

– Tu ne m’aimes plus. »[4]

Une pointe d’acidité se fait en effet entendre dans les répliques du narrateur. Il a une façon de parler à Marie qui montre qu’à travers les phrases mêmes qu’il prononce, il la laisse tomber et s’éloigne d’elle. C’est pourquoi, d’ailleurs, Marie se laisse tomber sur le lit et se met à pleurer. Le narrateur s’approche d’elle. Ils font à ce moment-là l’amour, précise le narrateur, comme si c’était la dernière fois. Mais, remarque-t-il, n’ont-ils pas fait souvent l’amour comme si c’était la dernière fois ? Souvent, se dit-il. La pensée vient alors au narrateur que, peut-être, il n’aime plus Marie. Mais, ce qui le frappe, le narrateur, c’est surtout la violence de leur étreinte : « J’avais le sentiment qu’elle frottait sa détresse contre mon corps pour se perdre dans la recherche d’une jouissance (…) incandescente et solitaire, douloureuse comme une longue brûlure, tragique comme le feu de la rupture que nous étions en train de consommer. »[5]

Là-dessus, le narrateur quitte Marie, puis la rejoint un peu plus tard dans le hall de l’hôtel. Ils sortent dans la rue. Il fait nuit et il pleut. Ils marchent sans un mot et, au premier mot de Marie – elle lui adresse un reproche – il accélère le pas et la plante là. Or, un incident se produit. Elle lui demande de lui laisser le parapluie. Il le lui tend. Mais le parapluie tombe par terre. « – Ramasse-le. Il ne dit rien. – Ramasse-le. Il ne bouge pas. »[6] Commentaire du narrateur : « Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable. »[7]

Ce moment de rupture à Tokyo se ponctue ainsi dans l’esprit du narrateur : « Et pourtant dieu sait combien j’avais envie de l’embrasser maintenant – et tellement plus / maintenant que nous nous séparions pour toujours / que la première fois que je l’avais embrassée. »[8] Cette ponctuation s’achève ainsi par un « aveu » qui surprend le narrateur lui-même : « Le jour se levait et je la désirais très fortement maintenant. »[9]

[1] Toussaint J.-P., Faire l’amour, Paris, Éditions de Minuit, 2002.

[2] Ibid., p. 25.

[3] Ibid., p. 25.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Ibid., p. 33.

[6] Ibid., p. 81.

[7] Ibid., p. 82.

[8] Ibid., p. 89.

[9] Ibid., p. 90.

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Adieu tristesse: rompre avec la jouissance par l’amour ?

Bandeau_web_j452_defIl s'agira d'Ada et d'Alev, couple d'adolescents dans un lycée allemand. Joëlle Hallet nous propose ici une lecture de l'instant : une cassure se produit dans un couple par le déplacement subjectif de l’un des deux partenaires. L'étonnant livre de l'écrivaine Juli Zeh, « La fille sans qualités », donne un aperçu sanglant d'un éveil du printemps contemporain.  

Spieltrieb[1] précise d’entrée de jeu ce dont il s’agit : du démon de la pulsion freudienne (le Trieb qui pousse) quand il se mue en jeu (Spiel) pervers. La fille sans qualités – titre choisi pour l’édition française de ce roman contemporain – évoque L’homme sans qualités que lisent en classe les jeunes gens dont il va être question, et par conséquent, Les désarrois de l’élève Törless qui campait, au début du XXIe siècle, les souffrances morales d’un adolescent aux prises avec l’irruption de sa puberté. Mais nous ne sommes plus au temps de Törless dans l’école privée Ernst-Bloch où se déroule l’action – école de la dernière chance pour des adolescents ayant tourné le dos dès l’enfance à « l’infantilisme »[2] des adultes. Au début du XXIe siècle, nul désarroi moral ne divise Ada, jeune fille surdouée, parfois froidement impulsive, qui déteste son corps, ni Alev, jeune cynique à la sombre beauté, qui la séduit par son intelligence « anti-humaine »[3]. — Alev : « Ce qu’il y a de bien dans la vie, c’est qu’on n’a plus rien à perdre une fois qu’on a admis que tout cela finira tôt ou tard. Tu sors du néant, tu nais, tu bouffes, tu fais l’amour, tu fais la guerre, terminé. Tant qu’on ne prend pas ça trop au sérieux, on n’a absolument rien à craindre. […] Où est le problème ? »[4] — Ada : « Tu ne désires rien ? Un métier ? Une femme ? »[5] Ada pressent l’importance de la question du désir et du sens de la vie, mais elle reste en panne dans ce champ, car elle refuse de se poser des questions et de chercher des raisons aux actes : « le cerveau donn[e] des ordres et le corps les exécut[e]. Il suffi[t] de ne pas se poser de questions »[6]. Or, nul désir ne peut advenir sans division du sujet ni sans cause. Ada se fera donc l’instrument du jeu pulsionnel d’Alev. Ada n’a rien contre la morale, mais elle refuse que celle-ci puisse affecter son corps dans une société où « les valeurs sont devenues des critères et la morale une norme industrielle […] pendant qu’à quelques heures de vol des mondes entiers […] explosent »[7]. Réponse de la jeune fille aux idéaux obsolètes transmis par les adultes donc. Quels adultes ? Il y a les parents qui ont imprimé leur marque sur leurs enfants : Juli Zeh en dresse finement les portraits féroces. Et, il y a les professeurs qui succèdent aux parents. Deux d’entre eux sont essentiels dans le drame qui va se nouer : Höfi et Smutek, dans les classes desquels on débat de la société et de L’homme sans qualités – deux hommes qui ont cette qualité d’aimer leur femme. Höfi professeur d’histoire, vieux misanthrope bourru, ne mâche pas ses mots. Pas aimé, mais respecté par les élèves, il incarne pour eux une contradiction dialectique. Son suicide, après la mort de son épouse malade, signera la disparition du savoir en tant que médiateur. Smutek, jeune émigré polonais, aux idéaux dépassés, professeur d’allemand, organise des activités sportives, la course à pied par exemple où Ada excelle. Il est conquis par Ada, mais il mettra le temps pour s’en apercevoir, car il se croit heureux avec sa femme – jusqu’à ce que celle-ci tente de se suicider et plonge dans une dépression grave laissant Smutek seul face à son désarroi. Durant les entraînements sportifs, une conversation se noue entre Smutek et Ada qui a sauvé de la noyade la femme de Smutek. Las ! Chaque détail en est rapporté par Ada à Alev qui avance ses pions comme sur un échiquier : quand Smutek commet un faux pas provoqué par Ada, Alev est là, les photographie et envoie les photos par mail à Smutek. Dans quel but ? Aucun, sinon celui-ci : que le jeu pervers continue. Mais… Au travers du dialogue né entre Smutek et Ada, la jeune fille « change de raison »[8]. Un désir naît en elle, d’abord sur le mode conditionnel : « Si je le pouvais, dit-elle [à Smutek], je te sauverais. »[9] Sauver, voire se sauver, voilà ce qui l’anime. Rompre avec la tristesse, « disposition […] coupable, dira-t-elle plus tard, […] en polonais, smutek signifi[ant] “tristesse” »[10]. Ada a-t-elle trouvé pour elle dans l’éveil de l’amour un chemin qui permette à la jouissance pulsionnelle de condescendre au désir ? L’auteure, Juli Zeh, indique cette voie comme possible. [1] Zeh J., Spieltrieb, Franfurt am Main, Schöffling & Co, 2004. [2] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579. [3] Zeh J., La Fille sans qualités, Arles, Actes Sud, coll. Babel, 2007, p. 163. [4] Ibid., p. 165. [5] Ibid., p. 166. [6] Ibid., p. 129. [7] Ibid., p. 642. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20. [9] Zeh J., La Fille sans qualités, op. cit., p. 498. [10] Ibid., p. 640.

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Vers les Journées 45 : Quand on se quitte

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« Prince, il faut que vous preniez conscience que tout ce que vous avez promis à celle qui vous aimait était plus inconsistant encore qu’une poignée de neige qui tombe légèrement et doucement du ciel. » Quignard P., Princesse vieille reine, 2015

La rubrique Dossiers de L’Hebdo-Blog a inventé une manière de Faire Couple avec la préparation des Journées 45 de l’ECF: l’écriture sur commande ou ce que nous avons nommé plus joliment « des invitations à écrire ». Depuis le mois d’avril, nous avons publié une série de textes singuliers ayant comme fil rouge la rencontre. Chaque auteur a répondu et nous avons aujourd’hui un magnifique éventail de textes brefs et vifs qui rendent compte, chacun à sa manière, d’un instant inouï.

Un regard, céder à condition de se séparer, l’apparition d’un infime détail, la marque dans le corps, le paraître, l’apparaître... Oui, vous pouvez revenir en arrière en allant consulter la Rubrique Dossiers de L’Hebdo-Blog. Un simple clic et vous pouvez lire ou re-lire les fines trouvailles de chaque auteur. Pour poursuivre notre cheminement vers le rendez-vous parisien des 14 et 15 novembre nous avons décidé de changer de cap. Nous avons lancé une poignée d’invitations à écrire sur « Le moment de rupture ». Notre point de départ : là où la rencontre bouleverse, trouble, enchante, le temps de la séparation est presque toujours douloureux, laborieux, voire angoissant. La liste des raisons qui poussent à la rupture est longue. On se quitte en pleurant, en se disant tout, en ne disant rien, en tenant encore à l’autre ou en le détestant. Le nœud de la rencontre peut se défaire, pour se renouer autrement ou demeurer délié à jamais. Comment se défait-il, le nœud qui formait un couple ? Rapidement, doucement, par surprise? Se rompt-il ? Une fois attachés... liés à jamais? S’agit-il toujours d’une coupure radicale? Voici les questions que nous avons posées à nos invités. Nul doute que des surprises seront encore au rendez-vous. Allez vite lire le premier texte de la série, Dominique Szulzynger y met en évidence, dans un texte subtil, que le mépris d’un homme à l’égard d’une femme peut produire une décision irrévocable.  

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« Je l’ai remarquée, un matin. » À propos du livre Pas son genre, de Philippe Vilain

Dès le premier abord, il la remarque. Issus de deux mondes très différents, ils vont pourtant se rencontrer. L’écriture les réunira, avant de les désunir. Ce roman dont Dominique Szulzynger a extrait deux moments de bascule est un paradigme de ce qui tranche le nœud du couple, dans l’instant du mépris.

Clément, jeune prof de philo, parisien dans l’âme, est muté à Arras. En cette occasion il fait la rencontre de Jennifer, belle coiffeuse. Une rencontre ? Pas vraiment, plutôt la remarque-t-il dans le salon. D’emblée, il est séduit par « son regard concentré, absent » , alors que côté style justement, elle n’est pas son genre. Elle, elle rêve du grand amour, mais tombe toujours sur « des hommes pas faits pour elle […] les mariés » . D’ailleurs, la première fois qu’elle-même remarque Clément, c’est alors accompagné par « une jeune femme brune en tailleur chic ». Cette rencontre, qui n’en est pas une, indique comment chez elle aussi, le ratage amoureux se répète dans le symptôme. Pourtant, ces deux-là se choisissent ! Si la première rencontre se fait par hasard, dès la seconde ce n’est plus du hasard. Avec qui « fait-on couple » ? Osons proposer : avec son partenaire de fantasme. Leur histoire commence comme une romance, leur rapprochement ressemble à une découverte mutuelle des intérêts de l’autre. Elle l’initie à sa passion pour le karaoké, et pour la vie en général, car autant Clément est mesuré, autant Jennifer est pétillante. Lui, il lui offre l’horizon des livres. Elle avait déjà celui de la lecture des magazines et des romans populaires, avec lui elle découvre Dostoïevski, Zola, Giono… Ce goût commun constitue la trame de ce qui les rapproche, ce qui les couple. Or, c’est par le livre justement que la romance sentimentale bascule et ravive ce qui les coupe : Jennifer découvre que Clément lui a caché l’existence de son essai. Car l’écriture est son partenaire secret. Cette tromperie réactive chez Jennifer son savoir inflexible sur le couple : le détachement qui était la marque distinctive de Clément fait signe de son indifférence amoureuse. La seconde séparation aura lieu quelques semaines plus tard, durant le carnaval. Amoureux mêlés à la foule, ils croisent une collègue de Clément, Hélène, qui est en famille et la lui présente. Lui-même ne présente pas Jennifer… Cet « oubli » dévoile son point de jouissance : la honte que Jennifer lui inspire car elle n’est « pas son genre ». Et, plus honteux encore : le mépris qu’il lui porte est la condition nécessaire à son amour. L’image du couple heureux qu’ils formaient quelques instants auparavant, vole en éclats. Le carnaval s’étire. Les géants perdent de leur splendeur et dévoilent un envers du décor où Jennifer quitte la scène. Elle semble ravie par ses émotions, Clément, maladroit, s’excuse. « C’est oublié », répond-elle, lointaine. Le lecteur, comme Clément, comprend, dans l’après-coup, combien cet oubli sera décisif. Il dessine un programme précipitant le passage à l’acte de Jennifer. Ce programme, c’est : oublier ! Dans le plus grand secret, elle organise sa propre disparition, sans laisser d’adresse. Fin de l’histoire. Au-delà d’une lecture sociologique, quelle est la nature du couple Jennifer-Clément ? Couple libidinal, amoureux de la chair et des mots, mais peu enclin à la parole. Couple clandestin, lové dans une chambre d’hôtel, couple sans réelle inscription symbolique… Si ces deux-là s’aimaient, sans doute n’avaient-ils pas la même interprétation de l’amour. Pour Jennifer, aimer est être en couple. Elle veut « avoir des projets », elle veut « un homme jaloux ». Et si elle fait beaucoup d’efforts pour aller vers la culture de Clément, côté inconscient, ce savoir inflexible, à valeur de certitude, l’éloigne de son partenaire. Clément lui-même est aveuglé par son incroyance au couple. Ils sont séparés par l’insu fantasmatique qui gouverne leur relation au partenaire. Dans la séquence du carnaval, l’absence de signifiant qui viendrait nommer Jennifer et l’inscrire dans le semblant du couple, ravive l’impossible du ratage sexuel, et active un franchissement dans le réel. La trahison que la jeune femme dénonce porte sur leurs incapacités à construire un symptôme commun qui aurait pu nouer leur couple. En disparaissant, elle ne leur laisse pas le temps de tisser une solution commune pour inventer leur couple.

 

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Le jeu du regard et du hasard

Il sera question, ici, du rire: le rire d’une femme met en rage un homme. En effet, là où le cinéaste veut rendre visible la rencontre amoureuse, une femme lui rit au nez... Saurait-elle, à son insu aussi bien, qu’il y a des choses qui ne se voient pas et qui n’en sont pas moins réelles? C’est vers cette question que nous conduit le texte d’Alice Delarue entremêlant la rencontre des deux femmes dans La vie d’Adèle, à celle du cinéaste et de son actrice...

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« […] je peux me souvenir avec précision combien la couleur jaune du vêtement qu’elle portait lors de notre première rencontre m’a fait de l’effet, longtemps après, quand je revoyais cette couleur quelque part. »

Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », Névrose, psychose et perversion.

Lors du festival de Cannes qui a vu son film, La vie d’Adèle, remporter la Palme d’or, Abdellatif Kechiche expliquait que ce qui l’avait déterminé à adapter pour la première fois une œuvre – en l’occurrence la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude[1] –, c’était la scène de rencontre fortuite qu’elle recelait : « Adèle tombe sur Emma par hasard. Aucune des deux ne sait si elles vont se revoir, et pourtant cette entrevue va bouleverser leur vie. »[2]

Pour traiter de la place du hasard et de la détermination dans ce qui produit une rencontre, A. Kechiche a, comme dans L’esquive, recours à Marivaux. Le début du film nous montre ainsi Adèle, en classe, captivée par l’étude de la scène du coup de foudre dans La vie de Marianne : « Parmi les jeunes gens dont j’attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres. […] j’oubliais à lui plaire, et ne songeais qu’à le regarder. […] Enfin on sortit de l’église, et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas ; que je regrettais la place que je quittais ; et que je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. »[3]

Or, il ne se passe rien de tel dans la vie d’Adèle. Elle fréquente un garçon du lycée sans qu’il n’y ait eu de rencontre. Ses copines le lui ont désigné : « tu as vu comme il te regarde ? » Mais Adèle n’avait pas vu, car justement elle ne le regardait pas. Et c’est alors qu’elle se rend sans enthousiasme à un rendez-vous avec lui qu’a lieu la rencontre avec Emma.

Cette scène met le hasard et le regard au premier plan. Adèle, qui s’apprête à traverser la rue, s’arrête car le feu passe au rouge. Et c’est parce qu’elle est immobile, observant les piétons de l’autre côté de la rue, qu’elle aperçoit une jeune femme aux cheveux bleus, au bras d’une autre femme. Le feu passe au vert, elles avancent et se croisent, Emma regarde Adèle, qui se retourne plusieurs fois sur Emma. A. Kechiche rend l’émoi d’Adèle palpable ; il la touche dans son corps et tranche avec le sentiment, qu’elle avait jusque-là, de « faire semblant ». Et, comme pour Marianne, cette rencontre exacerbe une certaine nostalgie. La reverra-t-elle jamais ? La couleur bleue, trait métonymique prélevé sur la scène du coup de foudre, ne va dès lors plus cesser de hanter Adèle. Elle finira par recroiser Emma en entrant dans un bar gay. « Je suis tombée ici vraiment par hasard », lui explique-t-elle, et Emma lui rétorque : « tu sais qu’il n’y a pas de hasard ».

Et en effet, A. Kechiche fait de la rencontre entre Adèle et Emma un subtil mélange de hasard et de déterminisme inconscient. Dans cette naissance d’un couple se nouent le symbolique (le discours amoureux comme prélude, représenté par La vie de Marianne), l’imaginaire (Adèle, perdue quant à son choix d’objet, s’énamore de l’image d’Emma au bras d’une femme, c’est-à-dire de « son propre moi réalisé au niveau imaginaire »[4]), et le réel de cette tuché qui touche profondément son corps.

« Voilà des années que je traînais l’idée d’explorer le coup de foudre », expliquait A. Kechiche[5]. Léa Seydoux a en effet pu témoigner de l’attente du réalisateur quant à cette scène : « La première scène où nos chemins se croisent et où c’est le coup de foudre ne dure pas plus de trente secondes, mais le tournage nous a pris une journée entière […] Et à la fin, Kechiche a explosé de rage parce qu’après cent prises j’ai ri alors que je marchais vers Adèle. Nous avions marché l’une vers l’autre toute la journée, c’était si drôle »[6]. L’exigence de A. Kechiche, si elle lui a valu l’opprobre de certains, a cependant porté ses fruits : La vie d’Adèle donne à voir l’une des scènes de rencontre les plus marquantes de l’histoire du cinéma.

[1] Maroh H., Le bleu est une couleur chaude, Paris, Glénat BD, 2010, rééd. 2013. [2] http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/2013/05/23/03011-20130523ARTFIG00561-abdellatif-kechiche-la-vie-d-adele-n-est-pas-un-film-militant-homosexuel.php [3] Cf. Marivaux (de) P., La vie de Marianne. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 163. [5] Cf. http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/2013/05/23/03011-20130523ARTFIG00561-abdellatif-kechiche-la-vie-d-adele-n-est-pas-un-film-militant-homosexuel.php [6] http://www.thedailybeast.com/articles/2013/09/01/the-stars-of-blue-is-the-warmest-color-on-the-riveting-lesbian-love-sory-and-graphic-sex-scenes.htmlb

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