CPCT

Présentation du CPCT de Lyon

Matinée de formation du 24 mars 2015 - Salle des Archives municipales à Lyon

Qu’est-ce qu’accueillir quelqu’un au CPCT ? Nicole Borie donne une réponse générale et une réponse particulière articulée à un cas. L’analyste nous apprend, lors de l’accueil d’un sujet en particulier, que les questionnements de l’analyste sur les conséquences subjectives de sa pratique ne doivent jamais être éludés.

Pour vous parler de ce passage par le CPCT des personnes accueillies, je vais partir du dispositif même du CPCT.

Le CPCT est un outil pour les travailleurs sociaux qui nous adressent, ainsi c’est un lieu où arrivent des personnes qui sont d’une certaine manière « accompagnées ».

Ce dispositif est assez simple dans son principe : toute personne de plus de dix-huit ans qui en fait la demande est reçue par un consultant. Lors de cet entretien se décide la suite. Après une ou deux consultations, la personne peut passer en traitement, une fois par semaine, avec un autre praticien, pour seize séances. Comme vous l’avez entendu ce matin, nous recevons beaucoup de jeunes qui sont aussi décidés que désarrimés, et trouver la meilleure manière de les accueillir fait partie du dispositif qui s’invente dans chaque cas. Nous accueillons les solutions que chacun avait déjà trouvées et nous repérons celles qui ne tiennent plus. Ce sont souvent des solutions anciennes, mais aussi des solutions très défaites. Très rare sont ceux qui poussent la porte du CPCT en passant devant le centre. À chaque fois, quelqu’un a indiqué l’adresse du CPCT. Certains sont dans un état d’urgence, ou très démunis pour parler, d’où l’importance qu’ils soient accompagnés par ceux qui ont souci d’eux. Il ne s’agit pas de les accompagner physiquement, bien que cela se produise. Ce qui exige du CPCT quelques conditions de souplesse par rapport au fonctionnement standard d’une institution.

La première souplesse est d’accepter les absences au premier rendez-vous. Nous en avons beaucoup discuté cette année puisque nous avons eu affaire à une augmentation sans précédent d’absences aux premiers rendez-vous. Nous avons essayé de comprendre et de parer à ce phénomène qui a priori s’écrit dans les chiffres. Il a donné lieu à une réflexion clinique qui a permis de trouver des solutions pragmatiques. Autrement dit, nous avons inclus ce phénomène dans notre façon de penser l’accueil au CPCT. Nous avons décidé qu’une personne peut prendre plusieurs rendez-vous sans venir et qu’elle sera acceptée une troisième, voire une quatrième fois, si elle prend rendez-vous. Nous essayons de comprendre cette augmentation et nous en avons discuté lors de nos rencontres avec nos financeurs.

Après ce premier rendez-vous, il y a celles et ceux qui ne peuvent pas être adressés pour des raisons diverses à un autre praticien au sein même du dispositif du centre. Tout se décide dans le huis clos avec le patient. Le consultant peut choisir de garder la personne en traitement pour seize séances avec une temporalité que l’on ne connait jamais à l’avance. On peut dire « Allez, on essaye toutes les 3 semaines », et puis finalement ce ne sera pas ça, ça peut être tous les mois, puis ce sera tous les quinze jours, puis de temps en temps ce sera toutes les semaines, puis toutes les six semaines. Enfin, une façon de faire qui n’est pas décidée à l’avance, mais qui va permettre d’écrire, d’ordonnancer les petits détails qu’un tel ou une telle viendra déposer au CPCT et qui fabriquera ce quelque chose qui va alléger un temps la vie de cette personne.

La présence du praticien au CPCT est exigeante. Il s’agit d’une présence qui ne sait pas ce qu’elle accueille et qui mise sur ce qui va se produire. Nous ne savons pas a priori comment nous allons faire, nous n’avons pas de protocole écrit à l’avance. Nous inventons un refuge qui ne soit pas un refus des autres, nous inventons quelques solutions qui peuvent être temporaires ou plus durables, avec chaque personne. L’année dernière j’avais été sensible à une formule entendue lors de notre journée de formation : un intervenant parlait des « isolés durables », expression qui correspond à bien des personnes reçues au CPCT. Ces isolés durables, s’il n’y a personne pour les faire transiter, leur offrir un viatique pour arriver quelque part, ils s’égarent ou retournent à leur isolement. C’est pourquoi je souligne ce « accompagné ».

La nécessaire légèreté de l’institution est corrélée au sérieux de la présence. Pouvoir supporter de ne pas décider à l’avance de ce qui va se produire, ou de ce qu’il conviendrait de faire est une conséquence du sérieux de la présence. Nous inventons tous les jours le CPCT.

Bien sûr le plus grand nombre de traitements sont des traitements dits classiques, pour ceux qui peuvent changer d’interlocuteur. Une fois passé le sas de la consultation, ils peuvent s’adresser à quelqu’un d’autre et porter leur demande au-delà du CPCT. N’oublions pas que ce passage peut se faire si quelqu’un, un travailleur social, a déjà été un « passeur ». Pour les autres formes d’usage du passage au CPCT nous les appelons « traitements ponctuels ».

C’est cela l’accueil des petits détails : inventer ce qui va se faire. Beaucoup de ceux qui bénéficient du passage au CPCT nous disent qu’ils ont acquis une certaine « immunité » selon la formule de Jérôme Lecaux, ils sont moins maltraités par le monde. Ils trouvent une façon d’être un peu moins hors de leur corps. Nous proposons un lieu spécialement pour une personne, nous inventons des temps éphémères, ou plus ordonnancés, plus ordinaires qui supposent pour les praticiens de « se laisser déranger » avant même de savoir si l’on peut répondre.

Très souvent nous recevons au CPCT des personnes qui ne croient ni pouvoir être entendues ni que ce qu’elles ont à dire puisse être partageable, ni même d’ailleurs qu’elles pourraient le dire. Et pourtant dans les entretiens nous pouvons cerner ce qui tyrannise le plus. Alors se produisent des effets d’allègement. Ce travail ne peut se faire sans les groupes cliniques où chaque praticien est invité à dire ce qu’il fait dans des situations qui lui posent problème.

Ce sont souvent des vies arrêtées, et nous n’avons aucune intention de les remettre sur « une bonne voie ». En mettant en jeu notre présence, nous nous opposons à ce qui se pétrifie dans des vies chaotiques. Nous raccommodons des modalités d’une séparation plus supportable, des modalités de lien souvent extrêmement léger.

Lire la suite

Une adolescente branchée sur la voix de l’Autre

La consultation au CPCT se fait à la demande de l’éducatrice de Jeanne qui a des relations difficiles avec sa mère, un goût pour la rue et pour la marginalité.

Jeanne est une adolescente de dix-sept ans, au look androgyne, gothique. Elle craint les moments de solitude car les « mauvais souvenirs » l’assaillent alors, liés à un événement traumatique du passé et elle ne sait plus comment trouver un soulagement. Il lui vient des « mauvaises pensées » : elle a des idées noires et se scarifie. Deux ans auparavant, elle a fait une tentative de suicide en ingérant une grande quantité de médicaments prescrits à sa mère. Son intention était de « s’endormir » pour oublier ses problèmes.

Lors de la deuxième séance, aussitôt entrée dans le bureau, elle paraît paniquée et me demande si elle peut brancher son téléphone car elle n’a bientôt plus de batterie et « ça l’embête que son petit ami ne puisse pas l’appeler ». Elle semble soulagée que j’accepte sa demande. Je saisis cet événement contingent pour m’intéresser à la position subjective de Jeanne dans son usage de l’objet téléphone portable.

Elle explique qu’elle et son copain « sortent ensemble » depuis quelques mois seulement mais restent « connectés » en permanence par leurs téléphones, qu’ils laissent branchés nuit et jour, sept jours sur sept. Lorsqu’ils sont séparés, elle reste rivée à son téléphone, en espérant qu’il lui envoie des sms. Elle ne sait pas si elle est amoureuse de lui, précise-t-elle, mais « il me rassure ».

Il arrive souvent à Jeanne d’appeler son ami en pleine nuit lors d’une insomnie. Celui-ci se prête au jeu, quelle que soit l’heure, et semble valorisé par ce rôle.

Elle est sûre qu’il aura laissé son téléphone allumé et répondra à son appel. Cette pensée a davantage un caractère magique apaisant qu’une valeur de certitude.

Jeanne aime prendre des risques et expérimenter de nouvelles sensations ; elle prend de l’ecstasy et du LSD dans des rave party, malgré les mises en garde de sa mère. Elles se sont souvent disputées à ce sujet mais sa mère, débordée et dépressive, a finalement cédé, ne parvenant pas à faire respecter son autorité et à limiter la jouissance de sa fille. Jeanne raconte, non sans ironie, que son ami, lui aussi, n’est pas content de ses expérimentations. C’est un sujet de dispute avec lui, mais elle ne lui en tient pas rigueur, et ils sont parvenus à un compromis : elle l’appellera régulièrement au téléphone durant ses virées.

Que représente l’autre pour Jeanne ? Sans le formuler explicitement, elle adresse à son ami un appel pour qu’il la protège contre un réel, celui de la pulsion de mort dirigée contre son propre corps.

Par ses appels, elle s’assure de la présence et de la disponibilité d’un petit autre, même pendant son sommeil. La relation de co-dépendance qui s’est établie autour du téléphone fait écho aux différents laisser tomber parentaux douloureusement vécus par Jeanne : absences répétées du père, défaut de protection de la mère.

L’objet téléphone, en permettant un accès sans limite au partenaire, traite le laisser tomber et les angoisses auxquelles Jeanne est confrontée lors de ses insomnies à répétition. À défaut de trouver un regard pacifiant et rassurant, c’est l’objet voix qui est sollicité à travers le combiné du téléphone, soutenu par la croyance que le partenaire sera toujours là pour répondre. La voix vient réconforter et traiter le plus-de-jouir de Jeanne qui se satisfaisait auparavant dans la scarification du corps, jouissance mortifère.

Au-delà d’une addiction potentielle, cette dépendance à l’objet téléphone portable est une tentative de solution du sujet pour suppléer à l’impossible de la séparation d’avec l’objet, notamment maternel, et à l’insupportable de l’Un-tout seul. À ce titre, je me suis gardé de tout jugement sur cette modalité du lien à son partenaire. Je l’ai accueillie comme une trouvaille temporaire, qui n’a pas la valeur d’une solution pérenne mais est un aménagement de son lien à l’Autre qui met en valeur la fonction de l’objet voix pour elle. En m’intéressant à sa trouvaille et en lui permettant de mettre en paroles et d’élaborer une situation qui s’est installée de façon intuitive, dans laquelle la pulsion et l’angoisse ont un rôle prépondérant, ma position a été de faire tiers dans la relation duelle avec son petit ami et, peut-être, de redonner un peu de crédit à sa parole et une écoute adulte qui a fait défaut dans le passé.

Est-ce que Jeanne s’est abonnée à la parole grâce au dispositif du CPCT ? Il est sûrement trop tôt pour le dire. Il lui arrive encore, lorsqu’elle rate ses rendez-vous, d’avoir la délicatesse de nous envoyer un sms...

Lire la suite

« Rien à dire » ou « difficile à dire » ?

Mlle D., jeune femme de vingt-deux ans, s’est adressée au CPCT suite à un dépôt de plainte contre son frère pour violence. Les entretiens au CPCT se déroulèrent entre l’instant du dépôt de la plainte et le moment du verdict du juge. Ainsi, précédant l’audience publique au tribunal, Mlle D. est venue parler en privé au CPCT. Ces entretiens accompagnèrent une attente et une incertitude angoissantes quant à la future décision du juge. Pendant ces quatre mois, Mlle D. est venue traiter quelque chose de son acte, assumé mais hésitant, qui l’avait ébranlée : « Ai-je eu raison de porter plainte ? Parfois J’ai l’impression que tout ça n’a servi à rien. […] Est-ce que mon frère va changer après ça ? […] Tout ça m’a marquée ».

La marque, il a fallu qu’elle la voie sur son visage dans l’image du miroir, il a fallu que sa mère soit très loin, quelque part en vacances, pour qu’elle ose faire le pas d’aller à la police et cesser d’être l’objet de son frère.

Lorsque je la rencontre, son frère, d’un an son cadet, n’a pas le droit de l’approcher jusqu’à la décision du juge, et il est parti habiter alors chez son père. « J’en suis soulagée, enfin j’ai une vie un peu normale, je suis moins tendue », dit-elle, tout en décrivant un quotidien infernal avec son frère, et ceci depuis qu’elle est enfant.

Elle habite donc depuis peu seule avec sa mère qui est ambivalente quant à la procédure entamée, considérant que cette dernière exagère et banalise la situation. Son frère ne comprend pas non plus. Cette banalisation ambiante procure à Mlle D. un sentiment intermittent de folie, est-elle vraiment en train d’exagérer ? Est-ce que quelque chose lui échappe ? Oui, nous pouvons supposer que quelque chose de la loi échappe dans le discours familial, et que Mlle D. se voit donc poussée à faire appel à celle-ci, là où elle fait défaut. Elle fait appel à un tiers qui ne banalise pas son dire, d’abord la justice puis la psychanalyse.

À ce sentiment de folie, je m’oppose en légitimant sa souffrance, en la croyant, en prenant très au sérieux son dire. Car « dire », voilà qui lui a toujours posé problème : « Je n’arrive pas à dire ce que je pense et ça va me porter préjudice. » Elle met en lien l’échec de son dernier stage avec son impossibilité à dire. On lui aurait reproché « de ne pas être assez extravertie ». De même dans ses relations amoureuses : « Je n’arrive pas à dire ce que je pense de peur d’être rejetée, je n’ai rien à dire d’intéressant. » Pour ajouter plus tard : « Il n’y a qu’ici que je peux parler de mon frère, ailleurs ce n’est pas possible […] j’ai honte ». Nous pouvons poser l’hypothèse qu’elle ne peut dire car l’horreur propre au réel du lien à son frère l’empêche de trouver un lieu d’énonciation dans l’Autre qui ne passe pas par la honte de ce réel familial. L’énonciation reste problématique, pointant une difficulté dans le registre symbolique.

Mais une des solutions possibles qu’elle a trouvée pour voiler ce réel passe par l’image, « contrôler par l’image ce que je ne peux contrôler ailleurs », dira-t-elle. Mlle D. est une belle femme, toujours très bien habillée, qui aime le cinéma asiatique et veut en faire son métier (s’occuper de la distribution de films en France). Pourquoi le cinéma asiatique ? « Car j’aime son esthétique », c’est tout ce qu’elle peut en dire.

Une autre solution, qui traite plus directement ce réel, est la découverte assez récente d’une passion pour la boxe, activité à laquelle elle consacre beaucoup de temps et qui lui permet de se « défouler », car, elle l’aura avoué en filigrane lors d’un de nos entretiens : « Mon frère me rend violente. »

Mlle D. aimerait que « ça aille vite et que tout ça soit fini » : laisser derrière ses soucis avec son frère, terminer ses études et trouver un travail, d’où ses multiples activités. Son école privée de cinéma lui prend tout son temps, promesse de bonheur qui lui a valu l’emprunt de huit mille euros. Le soir et le week-end elle s’attelle à des jobs d’étudiante et prépare son permis de conduire. Ses difficultés à dire ne l’empêchent pas de faire, cette sorte « d’hyperactivité » l’épuise, mais peut s’expliquer par des coordonnées familiales peu rassurantes : « En fait j’ai peur d’être comme mon père, il est alcoolique, n’a jamais vraiment travaillé, s’est endetté puis s’est déclaré insolvable […] et mon frère il est comme mon père, il ne fait rien, il ne fait aucun effort, j’ai l’impression que ses problèmes sont fabriqués ».

C’est du côté de la mère, femme qui travaille, qu’elle peut dans une certaine mesure trouver un point d’appui identificatoire.

Mlle D. pense que seul l’éventuel retour de son frère à la maison pourrait venir perturber ses projets, elle constate bien que l’apaisement de l’angoisse depuis son départ lui permet de mieux travailler. Le juge l’aidera dans son sens : le verdict finalement prononcé contre son frère sera de six mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l’épreuve avec interdiction d’approcher sa sœur.

Mais le traitement au CPCT lui permettra tout de même de constater que tout ne va pas si vite : « Je pensais que tout ça c’était un problème de mon frère, mais je vois que ça m’a marquée plus que je ne l’imaginais. »

Mlle D., malgré son emploi du temps chargé, a quand même su trouver le temps de faire une pause pour venir parler au CPCT. Elle a rencontré un Autre qui l’a crue, qui lui a précisé qu’elle pouvait dire et a donné valeur à sa parole. Elle est repartie en me disant qu’elle serait très occupée dans les mois à venir, mais en me demandant si, de manière ponctuelle, elle pourrait me rencontrer si elle en « ressentait le besoin ».

De notre côté reste en suspens une question qui ne se réglera pas en seize séances. Je ne sais toujours pas si « elle n’a rien à dire » ou si « elle ne peut pas dire ce qu’elle pense », pour reprendre deux de ses formulations, renvoyant l’une à un vide et l’autre à une inhibition en lien à des coordonnées symboliques.

Lire la suite

Victime et/ou coupable ?

Dans le temps imparti au CPCT, celle qui consulte énonce un « je mens » dans le jeu signifiant, index de la place du sujet dans l’énonciation. Le sujet est là, dans son intention de tromper. L’analyste, rompu à la pratique du signifiant, permet ainsi au sujet de se dégager de l’emprise de l’Autre.

Madeleine consulte au CPCT car elle est angoissée par l’arrivée prochaine de sa mère. Elle est en arrêt maladie depuis plus d’un an pour une maladie somatique douloureuse apparue après ce qu’elle nomme « un harcèlement au travail ». Je note qu’elle ne se plaint pas de ses douleurs.

Employée « irréprochable », elle travaillait soixante heures par semaine. Elle dit « s’être jetée à corps perdu dans le travail » et s’y être longtemps épanouie, jusqu’à la promotion d’une collègue à un poste de responsabilité qui aurait dû, selon elle, lui revenir. Rivalité mortifère à laquelle avait succédé sa mutation dans un service où ses compétences n’auraient plus été reconnues. Était survenue enfin l’obligation, pour tous les employés, de « badger », selon sa formule, à chaque entrée et sortie de son bureau, même de courte durée, une « volonté de contrôle absolu » de l’autre qui avait déclenché ses symptômes.

Mais ce dont Madeleine vient parler au CPCT, c’est de sa relation à sa mère. Elle précise en effet que ses ennuis professionnels n’auraient pas eu de telles conséquences s’ils n’avaient fait écho à sa souffrance infantile.

Sa mère ne s’est jamais remise du départ du père de Madeleine, survenu alors que celle-ci avait six ans. Elle avait alterné moments dépressifs et moments de colère où elle humiliait et insultait sa fille. Mais le point le plus douloureux avait été l’intense sentiment de culpabilité engendré par les reproches de sa mère de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour retenir son père ou le faire revenir au foyer.

Chacun des séjours chez celui-ci était suivi d’un interrogatoire maternel sur tout ce qu’elle y avait vu, entendu et dit, « une volonté de contrôle absolu ». Comme elle le formule, « Elle était sa chose ». En position d’objet de sa mère, elle était en effet l’œil et l’oreille par lesquels sa mère voyait et entendait ce qui se passait chez son ex-mari et elle avait ordre de dire ce que sa mère ne pouvait plus lui dire.

Après l’inhibition et le repli de sa jeunesse, Madeleine avait néanmoins réussi à établir des liens sociaux, gardant une position de réserve que rendait nécessaire, selon elle, sa propension à combler le manque de l’Autre, comme elle l’avait toujours fait avec sa mère. Tant que sa vie professionnelle et ses diverses activités lui donnaient satisfaction, elle avait pu trouver une pacification dans ses rapports aux autres, excepté avec sa mère.

Celle-ci, en effet, l’avait logée en place d’agent coupable du départ du père, sur l’axe imaginaire a-a’, et Madeleine s’était dans un premier temps totalement identifiée à cette image. Dans un deuxième temps, elle s’était sentie à la fois victime de sa mère, subissant ses vociférations, insultes et humiliations, mais en même temps toujours coupable de ne jamais faire assez pour elle. Elle passait ainsi de la culpabilité à la victimisation comme on passe de l’extérieur à l’intérieur sur une bande de Mœbius.

Jusqu’à l’effondrement de son identification à l’employée irréprochable. La rivalité imaginaire dans laquelle elle s’était mise avec sa collègue avait alors activé un délire de persécution. L’Autre jouissait d’elle et de sa position de victime. Ce déclenchement avait également touché son corps par des douleurs et un affect dépressif.

La figure du surmoi, dans sa férocité obscène, s’était constituée à partir des vociférations et humiliations maternelles, noyau de son délire de persécution. La dimension imaginaire de sa jouissance d’être coupable se manifeste clairement quand Madeleine énonce que seul son corps, par ses douleurs et divers phénomènes de corps, peut dire non aux exigences maternelles. C’est bien le corps du stade du miroir, reconnu par le regard maternel, qui peut lui opposer un refus, sa seule défense, par ses douleurs.

Madeleine a pu déplier, au long de nos rencontres, son rapport à son corps-victime qu’elle avait toujours malmené, cogné, blessé. Elle a pu dire que la douleur avait pour elle « une fonction rédemptrice de sa culpabilité » en même temps qu’elle « soignait cette culpabilité », réactivée quand elle s’était sentie persécutée à son travail. Elle ajoute que la douleur lui « donne le sentiment d’exister », elle lui donne un corps et l’apaise.

Mais le corps à corps avec sa mère lui est maintenant devenu impossible à supporter. À défaut d’une séparation symbolique, la solution trouvée à cet insupportable est une séparation des corps dans le réel : elle part chez un ami pour plusieurs jours et vient trouver au CPCT, dans l’appui transférentiel, une légitimation de sa position pour limiter sa culpabilité.

Alors qu’elle déroule une fois de plus la litanie des reproches adressés par sa mère, je lui fais valoir « qu’elle y croit ». Très surprise, elle approuve ce changement de point de vue, qui laisse à sa charge la responsabilité de la place à donner à la parole maternelle, celle de La vérité ou bien celle d’un mensonge, la faisant quelque peu déconsister.

Peu après, alors que je lui demande ce qu’elle pourrait trouver maintenant en lieu et place de la couture qu’elle ne peut plus pratiquer, elle évoque son goût pour les « carreaux de ciment » qu’elle collectionne pour les disposer en motifs décoratifs. Curieusement, ses douleurs n’empêchent pas ces travaux qui demandent pourtant une certaine force manuelle.

Lors de la séance suivante, elle parle pour la première fois des mensonges auxquels sa mère l’aurait en quelque sorte « forcée » depuis l’enfance, seule échappatoire qu’elle avait trouvée à ses interrogatoires, au prix d’une grande culpabilité.

L’équivoque du signifiant « ciment » fait entendre « si-ment » (si elle ment ou si je mens). C’est une ouverture à l’éventualité du mensonge, aussi bien le sien que celui de sa mère, de ses paroles culpabilisantes auxquelles elle pourrait ne pas croire et auxquelles elle n’avait pu opposer elle-même que le mensonge et la dissimulation. Lui faisant faire un pas de côté, c’est aussi une solution de sortie de son inexorable dualité victime/coupable.

L’encourageant à poursuivre cette activité, j’ai choisi de lui permettre d’en faire usage pour mieux assurer un nouveau nouage de l’imaginaire, du réel et du symbolique. Durant les deux dernières séances de traitement, elle m’a appris qu’elle partait dans la maison paternelle poser ses carreaux et qu’elle allait en fabriquer avec des dessins créés par elle, pour en offrir à ses amis artistes dont elle cache l’existence à sa mère. Une nouvelle voie s’ouvre à elle.

Ainsi ce bref traitement aura permis à Madeleine une réduction de sa jouissance mortifère et persécutive attachée à son symptôme, renforçant sa fonction de nouage, par un usage du symbolique. Ce ne sont plus seulement les douleurs de son corps qui opposent un non à sa mère, mais la possibilité du mensonge, inhérente au langage, qui peut lui permettre maintenant de sceller ce non.

Lire la suite

Ce que Mme U. venait traiter au CPCT

Dans le cas de Mme U., en quoi notre intervention au CPCT se différencie-t-elle de la magie ou de la religion? Suite au traitement, elle est partie munie de deux signifiants – « croyant » et « à l’ancienne » – qui lui ont permis de tracer un espace libéré de la jouissance obscène de l’Autre.

Sous transfert, Mme U. a pu confier son délire et, en même temps, non pas obtenir un savoir – dont elle disposait déjà – mais trouver une solution pragmatique à son rapport avec les hommes.

Ce qui ne va pas 

Mme U. arrive au CPCT parce qu’elle veut connaître les raisons de ses difficultés dans les rencontres amoureuses.

Lors de la première séance du traitement, Mme U. donne déjà sa réponse. Elle rattache sa peur des hommes à celle qu’elle éprouvait pour sa mère. Elle était son bouc émissaire, la proie de sa colère. De son père, elle dit que, selon sa mère, il était un homme violent et qu’elle ne l’a pas beaucoup connu.

Menacée par le désir masculin, elle affirme que les hommes sont des « prédateurs ». Elle préfère les amours platoniques – dérobade de la question phallique – avec des amis homosexuels. Elle « croit toujours » au Prince Charmant.

Croyance et délire      

Elle évoque une enfance joyeuse avec une grand-mère pieuse. Je lui dis : « Ah, elle était croyante aussi ». Cette intervention – par la manière dont cet « aussi » a été entendu – aura l’effet transférentiel inattendu de me faire entrer dans une communauté des croyants auxquels elle peut confier ce qui lui arrive depuis une vingtaine d’années.

Le déclenchement, qui eut lieu à ses trente-trois ans, correspond à des coordonnées classiques. Au moment de la naissance de son fils, de la séparation d’avec le père de celui-ci et de la rencontre avec son propre père, « c’était l’horreur » : des bruits dans son appartement, la jalousie des collègues lui ont fait perdre son poste. Depuis, elle n’a plus eu de travail stable. Encore maintenant, il y a des irruptions chez elle, elle trouve des signes de franc-maçonnerie, on lui fait des marques sur sa boîte à lettres…

Elle n’en avait pas parlé de crainte qu’on la prenne pour une folle. Au long de ces années, elle s’était déjà adressée à des curés et des gourous pour solliciter de l’aide.

Lorsque son délire se déployait au milieu du traitement et que j’y étais convoquée dans le transfert, il me fallait tenir une position délicate : celle de ne pas reculer, tout en restant très attentive à éviter la pente interprétative.

Objet de la jouissance de l’Autre

C’est ainsi que Mme U. reprend le sujet des difficultés avec les hommes. Après quelque temps de relation avec un partenaire, elle se dit : « on a déjà trop touché mon corps », « certaines parties ».

Il y avait quelque chose de « malsain » chez sa mère dont elle a évité le contact physique depuis l’enfance.

Cela fait retour actuellement dans son travail. Ses collègues font des commentaires sexuels, se touchent et la regardent d’une manière obscène. Il y aurait « quelque chose d’incestueux » chez elles.

Deux interventions

J’ai fait le pari de réintroduire un peu de semblant en lui demandant, à chaque fois, si ça allait. Ce qui a rendu sa parole plus légère, plus attachée à des questions de la vie quotidienne.

Se plaignant de la manière négligente avec laquelle des curés ont traité l’apparition des objets de sorcellerie dans une église, elle dit qu’elle n’est pas d’accord avec ces curés « trop modernes ». « Ah ! », lui dis-je, « vous êtes plutôt à l’ancienne ».

Des effets qui se précipitent à la fin

Elle dit qu’elle va mieux, elle est centrée sur des activités qui lui plaisent, telles que la vente d’antiquités. Elle décide d’en faire son métier.

Elle est allée rendre visite à sa sœur qu’elle ne voyait plus depuis quinze ans. Elles n’ont pas discuté de leur histoire, elles ont visité la ville. Sa mère est venue les rejoindre, et cette fois-ci, elle est « restée à sa place ». L’Autre maternel décomplété de sa jouissance, trouve sa place. Elle décide de continuer à voir sa famille avec qui ça se passe mieux.

Elle a rencontré un homme exceptionnel qui « fait le bien autour de lui ». Il est homosexuel, travaille dans un marché aux puces et il est « croyant » lui aussi. Elle découvre en lui quelqu’un capable de prendre soin d’elle, ce à quoi elle n’était pas habituée.

Dans sa dernière séance, Mme U. parle d’une invitation qu’elle a reçue par courrier de la part de cet ami. Elle dit : « il est aussi à l’ancienne » et remarque à quel point elle apprécie ses « petits gestes attentionnés et désuets ». Je souligne ses dires : « à l’ancienne » et « petits gestes attentionnés et désuets » et les sanctionne comme des trouvailles. Elle n’a rien à ajouter. Elle me remercie et part, émue.

Conclusion

Mme U. a rencontré au CPCT une « croyante », ce qui a rendu possible qu’elle tisse un lien transférentiel et puisse se saisir de quelques signifiants avec lesquels faire barrière à la jouissance obscène de l’Autre dont elle était la proie.

Parfois, la limite du temps est bienvenue pour précipiter des effets thérapeutiques et garantir, pour certains sujets, la barre chez celui qui les accueille.

Lire la suite

« Ados branchés, débranchés. Tous addicts ? »

Questions de L’Hebdo Blog à Frank Rollier,

directeur du CPCT d’Antibes

concernant le Colloque du CPCT d’Antibes – 18 avril 2015

L’HB Qu'avez-vous pu constater, dans votre clinique au CPCT d'Antibes, pour choisir ce thème pour votre Colloque ?

Notre CPCT ne reçoit pas de sujets toxicomanes ni dépendants de l’alcool. Par contre, l’addiction aux réseaux sociaux et/ou aux jeux vidéo est un symptôme très fréquent, qui motive parfois l’adresse au CPCT tant l’adolescent est empêtré dans une jouissance incontrôlable. L’addiction est parfois masquée par un autre symptôme, absentéisme scolaire, agressivité, angoisse... Certes, elle ressort de l’addiction généralisée des sujets contemporains – les adultes n’étant pas les derniers branchés – mais il convient dans chaque cas de la situer en fonction du rapport qu’entretient l’adolescent avec l’Autre du langage et l’Autre social. La clinique nous enseigne que l’ado ainsi branché était souvent débranché du lien social depuis l’enfance, ou bien depuis sa rencontre d’un réel difficile voire impossible à symboliser lors de l’accès à la sexualité, du décès d’un proche, ou d’une séparation. L’addiction à internet, sous l’une de ses variantes, peut alors représenter pour lui une tentative de se rebrancher sur l’Autre, au prix d’une mise à distance de la rencontre réelle des corps.

Dans le transfert, cet effort de l’adolescent pourra être soutenu par le consultant du CPCT qui le reçoit, pour autant qu’en s’abstenant de lui donner des directives (comme le font ses interlocuteurs habituels), il lui propose une direction : celle de renouer avec la parole pour découvrir quelques signifiants qui fondent sa singularité, capitonner ainsi son discours et mettre à distance les impératifs de jouissance qui l’assaillent. Pour certains, un passage de l’ad-diction au dire pourra s’opérer, ouvrant sur une invention du sujet. Lors du colloque, deux cas cliniques exposés par des consultants du CPCT rendront compte de la fonction de cette addiction dans l’économie d’un sujet et permettront d’ouvrir le débat sur le traitement qui peut en être fait.

Marie-Hélène Blancard, AE de l’ECF, fera ensuite une conférence sous le titre « Sorties de crise : des réponses singulières ». Elle traitera cette question à partir de cas d’analysants dont la clinique sera mise en rapport avec leur adolescence, mais aussi à partir de sa propre expérience de ce moment singulier.

L’HB « L'ado » serait plus en prise à l'Impératif donc, aux exigences du Surmoi ? à l'exigence de la jouissance immédiate ?

L’accroche de l’ado aux objets plus-de-jouir mis à disposition par le marché, est une réponse aux bouleversements pulsionnels et identitaires qui le traversent. L’offre de jouissances immédiates faite aux ados, répond parfaitement à l’angoisse produite par la rencontre qu’ils font de l’impossible à écrire du rapport sexuel. Mais le surgissement des objets, qui évite de désirer et d’en passer par l’Autre, exacerbe la ségrégation et l’angoisse, ce qui tôt ou tard fait symptôme, souvent d’abord pour l’entourage familial et social. Pris dans une spirale infernale, caractéristique du discours du capitalisme, l’ado devient lui-même objet d’une jouissance qui s’adresse à son corps et le prive de parole.

L’HB Vous témoigneriez, au CPCT d'Antibes, d'adolescents addicts à la pornographie ?

Cette question sera l’un des thèmes traités lors de notre colloque. Le paradoxe est que les ados que nous recevons n’en font pas état, la courte durée du traitement ne leur permettant pas d’aborder une question aussi délicate. Par contre, les jeunes analysants que nous recevons dans nos cabinets témoignent très souvent de l’impact qu’a eu le porno dans leur adolescence, et qu’il a souvent encore dans leur vie. La pornographie est aujourd’hui un des modes du troumatisme que produit la rencontre de la sexualité. Objet plus-de-jouir par excellence, elle laisse croire à la possibilité d’une rencontre sexuelle qui n’obéirait qu’à la jouissance des corps. Elle engendre une appétence pour les scénarios d’où toute parole est exclue et fait le lit d’une inhibition envers la rencontre réelle d’un partenaire.

Lire la suite

Au CPCT-Paris le 14 mars 2015, avec Philippe La Sagna

La pulsion « forme supérieure de la demande »

Le 14 mars dernier, le CPCT-Paris recevait Philippe La Sagna pour une après-midi de travail autour du concept de pulsion. La pulsion, nous le savons depuis Freud, est un concept fondamental de la psychanalyse. Elle le sera pour Freud comme pour Lacan qui lui consacrera toute une section de son Séminaire charnière de 1964, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lacan commencera d’ailleurs par se défendre contre ceux qui, à l’époque, taxaient son enseignement d’intellectualisation et l’accusaient d’avoir laissé le concept de pulsion de côté : « Il n’est nul besoin d’aller bien loin dans une analyse d’adulte, il suffit d’être un praticien d’enfants, pour connaître cet élément qui fait le poids clinique de chacun des cas que nous avons à manier, et qui s’appelle la pulsion. »[1]

Pourtant, Lacan va travailler le concept de pulsion d’une manière qui lui est tout à fait singulière. En cela, il ne fera que suivre Freud qui, dans « Pulsions et destins des pulsions », rappelait que si une science « doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis […] le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité dans les définitions »[2]. En effet, Lacan abordera la pulsion comme une demande et pas n’importe laquelle. Il l’écrira $◊D. Avec la pulsion, nous ne sommes plus dans le registre de la demande parlée, de la demande d’amour éventuellement adressée à l’analyste. Car, pour reprendre la formule de Jacques-Alain Miller, « la pulsion est une demande, une demande que l’on ne peut pas refuser […] c’est une exigence du corps »[3]. On entend ici la demande au sens anglais de demand, d’une exigence. Car la pulsion exige – elle ne demande pas poliment – et qu’exige-t-elle ? Elle exige satisfaction. Ce qui fera dire à J.-A. Miller que la pulsion est une « demande de jouissance »[4]. La pulsion comme demande donc. Mais une demande dont on ne peut dire qu’elle soit adressée à un Autre. Elle ne demande aucun signe de l’Autre et c’est en cela qu’elle n’est pas une demande d’amour.

Les deux premiers cas présentés l’après-midi du 14 mars furent l’occasion d’articuler le concept de pulsion avec celui du transfert. Comme le rappelait P. La Sagna, la pulsion n’a rien à voir avec l’amour : c’est bien parce que l’amour, le rapport sexuel, ne marchent pas qu’il y a la pulsion. Or, dans la demande d’amour, il y a une demande de savoir. Et dans le transfert, il s’agit d’utiliser l’appétit du sujet pour le savoir.

Comment interpréter le transfert au CPCT où le traitement est limité dans le temps ? s’interrogeait alors P. La Sagna. Il y a l’interprétation classique, freudienne, qui vise la répétition dans le transfert. Les patientes d’Andrea Castillo et de Caroline Leduc en témoignaient : pour l’une, la mise en évidence d’une répétition à l’œuvre dans sa vie avait déclenché l’entrée dans le transfert ; pour la seconde, c’est l’incapacité (assumée par la patiente) à transférer sur la personne de l’analyste qui, se répétant, avait fait l’objet de l’interprétation.

Lacan nous a indiqué que la bonne interprétation du transfert se situe au niveau de la pulsion. Le fameux acting-out du patient aux cervelles fraîches de Kris (dont il fut souvent question au cours de l’après-midi) nous montre que c’est bien la dimension pulsionnelle qui apparaît dans le transfert. Or, que fait Kris ? Il interprète l’objet dans la réalité au lieu d’interpréter la pulsion orale.

Au CPCT, l’interprétation lacanienne du transfert par la pulsion s’avère difficile. Pour autant – et il ne faut l’oublier - l’interprétation classique par la répétition fait bel et bien surgir l’objet en tant que la répétition est toujours celle d’un ratage. Cette interprétation (qui met en évidence un ratage) n’est donc pas sans rapport avec la pulsion puisque l’objet saisi comme raté n’est autre que celui de la pulsion.

La pulsion « forme supérieure de la demande »[5] ? La formule fut remise en question par P. La Sagna : on pourrait croire que la pulsion est une forme « inférieure ». N’est-elle pas, après tout, muette ? Ne peut-on pas l’opposer en ce sens à la pulsion de vie, où « ça parle », ça se métaphorise ?

Les deux derniers cas de l’après-midi furent l’occasion d’éclairer cette formule. Eve Miller-Rose mit en évidence les effets vertueux de la pulsion : la pulsion, chez son patient, lui aura permis de créer constamment une marge où il est ni « dedans » (où il serait persécuté) ni « dehors » (où il serait seul). Philippe Jonquet, quant à lui, présenta le cas d’un patient qui rejette toutes les interventions de l’analyste. La pulsion de mort œuvre en coulisses. Avec elle, c’est le savoir que refuse le patient. En ce sens, donc, la pulsion est bien une « forme supérieure de la demande », à l’œuvre quand le patient préfère la mort au fait de savoir.

Ces deux derniers cas furent également l’occasion d’illustrer les destins possibles des pulsions. Le patient de P. Jonquet, qui s’offrait sans retenue aux regards et à la jouissance des autres, choisira, au terme de son parcours au CPCT, de se former à un métier rare de l’artisanat, opérant ainsi un renversement de la pulsion quant à son objet et à son but. Le patient d’Eve Miller-Rose, qui est constamment « jeté », « éjecté », parviendra à canaliser, satisfaire cette pulsion qui manque de tout faire « exploser », dans le « parlementage ». On songe à la boutade qu’employa Lacan pour évoquer la sublimation : « pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, eh bien ! je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais »[6].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 148. [2] Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 11-12. [3] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, Paris, Navarin, 2011, p. 140. [4] Miller J.-A., « La pulsion est parole », Quarto, Bruxelles, n° 60, juillet 1996, p. 9. [5] Ibid., p. 141. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 151.

Lire la suite

« On m’a dit que »

Une femme fut confrontée à l’horreur de la mort de son enfant. La naissance d’un second enfant la renvoie alors à ce deuil. Elle veut que cet enfant vive mais le vit comme mort. Dans sa cure au CPCT, elle parvient à retrouver la dimension de la vie, dans un au-delà de l’expérience traumatique. Ce cas nous enseigne sur le parcours d’un sujet confronté à l’indicible. C’est en partant du postulat « le langage ne recouvre pas tout du réel et aucune parole ne peut couvrir le vide », comme le dit Alice Davoine, que la direction de cette cure s’oriente, et que le passage au CPCT trouve tout son sens.

Mme P. vient au CPCT pour la deuxième fois. Elle revient cependant avec la même difficulté : traiter, dit-elle, « sa position de mère » avec son fils, Max.

Le psychologue a dit que…

Mme P. ne sait pas ce qu’elle doit faire avec son fils cadet, Max, qui a treize ans. Elle voudrait tout faire à sa place. Or, le psychologue qui reçoit son fils a dit que Max n’avait pas fait les étapes psychologiques correctement, qu’il fallait le laisser faire tout seul afin qu’il apprenne par lui-même de ses erreurs. Cette intervention laisse Mme P. désarmée : « Max ne se pose pas de questions, il attend que ce soit moi qui décide pour lui. Du coup, c’est forcément moi qui n’ai pas dû faire comme il faut. » Elle estime que c’est à elle que revient la responsabilité de faire passer correctement à son fils les étapes psychologiques.

« Je n’ai rien vu »

Mme P. a eu quatre enfants : une fille aînée, un fils, Théo, puis une fille et enfin un fils, Max. Théo est décédé de la mort subite du nourrisson, alors qu’il avait cinq mois. Les circonstances de ce décès sont très particulières. Alors que Mme P. reprend le travail après son congé maternité, elle confie Théo pour la première fois à la nounou. « Quand je suis venue le chercher le soir, le SAMU était en train de le réanimer » me dit-elle. Elle me dit de ce moment : « Je n’ai rien vu arriver du tout. Je me disais que je n’étais pas capable d’être mère ». Mme P. vit alors un choc tel, qu’elle se trouve dans l’incapacité d’en parler, jette toutes les affaires du bébé : le trauma du décès brutal et inexplicable dévoile que le langage ne recouvre pas tout du réel, et aucune parole ne peut couvrir le vide dans lequel Mme P. se trouve.

Répondant au désir de son mari, deux ans plus tard, Mme P. est enceinte d’une deuxième fille. Et puisqu’ils avaient toujours voulu avoir quatre enfants, ils décident d’en avoir un quatrième. Ce sera Max, le fils pour lequel Mme P. vient consulter, qui est né treize ans après le décès de Théo.

Ma mère m’a dit que…

En apprenant qu’elle est enceinte d’un garçon pour la deuxième fois, Mme P. a été très déstabilisée : « J’ai honte de penser ça, mais quand j’ai su que c’était un garçon, j’ai pensé à Théo et j’aurais préféré une fille. »

Quand ils annoncent la grossesse à la mère de la patiente, celle-ci dira : « Avec ce qui vous est arrivé, pourquoi en vouloir un autre ! Tu vois bien que tu n’es pas capable d’être mère! » Cette parole maternelle trouve un écho direct avec sa propre culpabilité formulée lors du décès de Théo, l’assignant à une nomination de « mère incapable ».

Le « parallèle » des deux fils 

Quand Mme P. parle de ce second fils, c’est pour dire à quel point il est inanimé : il ne veut rien de spécial, n’invite pas ses amis à la maison, redouble sa cinquième… « Il n’est pas très vivant, je voudrais le réanimer ! » me dit-elle. Je lui dis qu’elle le voudrait plus que vivant. Cette interprétation signe un moment crucial dans le traitement, puisqu’il aura pour effet de révéler à Mme P. le « parallèle » entre ses deux fils, mot qu’elle utilise pour exprimer ce collage du fils mort sur le second. Elle saisit alors l'enjeu et les conséquences que ça a eu sur sa façon d’être mère pour Max : la culpabilité de ne pas avoir vu les dangers pour son premier fils la pousse à surveiller les moindres faits et gestes du second. Actant ce moment où Mme P. aperçoit ce qui se joue dans sa relation avec Max, je lui dirai alors, d’une manière aussi délicate que possible : « Vous pensez que vous avez tué Théo ». Après mon intervention, un silence de mort se fera entendre. Elle me répondra, très difficilement : « Je crois que je l’ai fait », l’accent de son énonciation portant sur le « fait ». Je ponctuerai, fermement : « crois ». Cette deuxième interprétation soulagera immédiatement Mme P.

« C’est moi qui le dit »

Elle me parlera alors de sa vie d’enfant, de l’année de ses treize ans, très difficile pour elle, année du départ de son frère aîné, parti étudier en internat, et du décès de sa grand-mère qui vivait chez eux « une vraie mère pour nous ». Elle s’est alors retrouvée seule, entre ses parents.

Je soulève le fait qu’avoir treize ans, c’est difficile, et montre la redondance de ce chiffre : ses treize ans, les treize ans qui séparent ses deux fils et les treize ans de Max. Elle s’écriera : « Mais alors, c’est de moi dont il s’agit, pas de mes fils ! » Mme P. aperçoit que c’est dans sa vie que ce « treize » se répète. Elle ponctue dorénavant souvent ses séances par « ça, c’est moi qui le dit ! »

Lors de la dernière séance, Mme P. parle de son fils Max autrement : « Pour Max ? La rentrée se passe bien… Il se ‘laisse vivre !’ » Je fais résonner ces paroles.

Mme P. est venue au CPCT traiter sa culpabilité, dont elle ne pouvait rien dire, l’effraction du décès de son premier fils trouant le langage, la laissant seule avec ce sentiment de faute impardonnable. « Pas capable d’être une mère » est une lecture de ce trou effroyable, lecture toutefois mortifiante pour Mme P. qui ne peut s’en échapper dès lors qu’un deuxième fils naît. L’écho qu’elle rencontre dans les paroles de sa propre mère l’a vouée à une place de mère qui ne sait pas être mère. Son idéal de mère parfaite, sachant répondre à tout, achève de l’enfermer dans une nomination de mère incapable.

Alors qu’un « J’aurais dû le savoir » la cloue à une culpabilité féroce, le « Je ne sais pas tout » qui surgit en séance lui aménage une place plus vivante, et elle peut « laisser vivre » son fils Max.

Comment dire que…

Mme P. se trouve embrouillée dans de nouvelles questions : comment répondre aux questions de ses enfants ? Elle ne sait pas. « La mère idéale, c’est celle qui a réponse à tout », me dira-t-elle. À ma moue dubitative, elle rit : « C’est vrai que c’est la pire aussi ! » Elle entend que l’idéal de la mère parfaite qui a réponse à tout la conduit au pire.

Le travail de Mme P. au CPCT n’a pas été de trouver une réponse à son problème, mais de pouvoir se poser une infinité de questions, et de trouver un partenaire « qui ne juge pas ». « Vous, vous ne répondez pas ! »

Lire la suite

« À mon rythme »

Un fil d’Ariane

« Parent », c’est le semblant choisi par le CPCT de Rennes qui permet à Mme D. de venir parler d’elle. « Pourquoi mes enfants me font ça ? J’ai besoin d’aide. » Cette femme d’origine étrangère arrive perdue. Son énonciation est confuse, elle donne l’impression de chaos et un effort d’historisation à deux semble l’urgence.

À l’âge de seize ans, Madame D. tombe amoureuse d’un homme de trente- trois ans son aîné. Elle le rencontre dans son pays où il a un premier foyer, avec femme et enfants. Ils se voient en cachette, mais une grossesse inattendue la précipite à s’installer en France où il habite la majeure partie de l’année. Elle découvre en arrivant que cet homme y a un second foyer, là encore avec femme et enfants. La polygamie acceptée dans sa culture permet ces deux unions, mais Mme D. ne pourra jamais devenir sa femme puisqu’on ne peut avoir deux épouses en France. La « honte » la suit dès lors car dans son pays il est très mal vu d’être une mère célibataire.

Toutefois, l’amour prend le dessus et elle a cinq enfants avec cet homme qu’elle voit par à-coups. Madame D. explique avoir décidé de le quitter il y a deux ans. Il est violent verbalement, la qualifie de « traînée » et de « clocharde ». Elle se dit menacée et fuit avec ses enfants. Malgré une décision judiciaire lui accordant la garde totale, elle accepte le souhait des deux aînés d’aller vivre chez leur père. Ce dernier est marabout et elle redoute les conséquences fâcheuses que son refus pourrait engendrer. Elle pense d’ailleurs qu’il a jeté un sort aux aînés et a peur qu’il fasse de même aux trois plus jeunes.

Installée avec « les petits », elle dit son désarroi : ils ne font pas ce qu’elle demande, elle a peur de les frapper. « J’ai donné une gifle à ma fille de treize ans. Après, j’ai pleuré parce que je me trouve méchante. Je suis une mauvaise mère. Le père me dit que je finirai sur le trottoir avec mes enfants. » Parler du père des enfants la fixe en place de « putain » côté femme et de « ratée » côté mère. Tout est réel et fait retour dans le corps sous forme de maux de tête terribles ainsi que dans la poitrine. Elle est aussi envahie dans ses pensées, ce qui l’empêche de dormir : « J’entends ce qu’il dit sur moi. » Elle s’appuie toutefois sur des petits autres, notamment une sœur et une assistante sociale. Elle aime « s’occuper des gens » et entreprend pour cela des petits jobs comme la coiffure à domicile ou le baby-sitting. Elle insiste sur ce point qui sera le fil d’Ariane durant le traitement : « Lorsque je travaillerai, j’arrêterai de penser. »

La question des enfants

Elle évoque le dernier qui la mord et la gifle. En grande détresse, elle repère que lui rendre en miroir les coups n’est pas la solution, ni pour lui car la crise empire ni pour elle qui devient « la méchante ». Soutenir cette position nouvelle aura des effets. Elle confie également ne pouvoir adopter les conseils de l’assistante sociale : il ne faudrait plus dormir avec les enfants. Mais Mme D. insiste : « Je ne peux pas dormir seule depuis que B. [second de la fratrie] est parti. » La présence d’un corps réel vient tamponner son angoisse.

Faire le pari du sujet

Madame D. est aussi débordée par les questions administratives. Elle a besoin de s’appuyer sur un autre qui soutient son discours ainsi que ses actes. Des soucis peuvent revenir et il faut de nouveau s’en occuper, mais pas seule. La manœuvre s’attache à décomposer un réel massif pour traiter ensemble des éléments chiffrables, au un par un. De cette opération découle un produit : la construction d’un partenaire pour le sujet. « Je voulais voir avec vous pour nos rendez-vous car je voudrais m’inscrire à un stage.» Ses formations vont dès lors ponctuer le traitement, une ponctuation décisive. Un pari est fait à lui laisser la main sur le temps. Un battement entre formations et CPCT émerge, un battement entre deux savoirs.

Présentifier le désir sans la demande

Ce battement n’est possible qu’à incarner un partenaire à la bonne heure, c’est-à-dire à celle du sujet. Madame arrive à sa séance très fermée. « Ça ne sert à rien, tout va de travers, j’ai eu mal à la poitrine toute la nuit. » Quand je lui demande de préciser ce « tout », elle dit qu’elle ne veut plus parler. Mon silence, ou plutôt ma non demande, ré-enclenche son discours et lui permet de préciser la pente persécutive autour de sa sœur qui sait tout pour elle. Incarner un Autre barré qui soutient sa parole sans la boucher par des signifiants prêts à porter permet de mettre à distance la persécution et la pente à se percevoir comme déchet.

Pluralisation des partenaires

Une articulation entre ses deux, voire trois partenaires, se dessine alors. Les conseils de l’assistante sociale sont énoncés au CPCT, confirmés par l’école où son fils va entrer, non sans mal pour lui et pour elle, mais progressivement, à leur rythme. La violence s’apaise en même temps que l’apparition fulgurante du langage, ce qui émerveille Madame. Donner du poids à sa parole permet l’émergence de celle de son fils. Dormir seule devient possible. Au titre de ce mouvement de séparation, elle isole une anecdote autour du biberon qu’elle ne peut jeter malgré l’insistance de son fils. « Je ne peux pas m’en séparer ! », sourit-elle. L’objet, dans sa poche, s’est déplacé de l’enfant au biberon. Une métonymie opère, ayant pour fonction de garder un petit bout tout en se séparant de son enfant. Un quatrième partenaire essentiel se construit au rythme de ses formations, qui lui permet d’autres identifications : « Je croyais que j’étais seule à ne rien savoir mais non. Il y a plein de pères et de mères de famille à ma formation qui le vivent aussi. » Là où elle était prête à tout accepter sous l’impératif « Travaille ! », Mme D. a isolé ce qu’elle aimerait, à savoir « travailler dans la petite enfance » et est en formation pour préparer un CAP.

Une ébauche de subjectivation

Madame D. me dit en riant ne plus être la même personne. « J’ai repris confiance en moi, à mon rythme. Je suis une autre S. [énonce son prénom]. » Le sujet a amorcé une tentative de subjectivation là où elle se situait entièrement comme objet de l’Autre. Il n’y a d’ailleurs plus de retour dans le corps ni de pensée envahissante. Elle est moins persécutée. Son énoncé « chacun a son caractère » recouvre la volonté énigmatique de l’Autre.

La proposition d’un nom d’analyste en libéral lui sera faite au terme du traitement. Un travail de chiffrage, appuyé sur le dispositif institutionnel du CPCT, a permis de petites coupures et une ébauche de séparation pour ce sujet.

Lire la suite

Parler de lui encore

Mme N. vient au CPCT parce qu’elle ne comprend plus son fils Yohan, âgé de vingt ans.

Elle a eu « une adolescence carabinée, un père pédagogue qui la dévalorisait et une mère régisseuse ». À dix-sept ans, après une dispute avec son père, elle s’enfuit avec un « bad boy » et arrête ses études. Elle pensait l’aimer, il était intelligent et incarnait la liberté.

Enceinte à dix-neuf ans, elle dit avoir eu « un flash », réalisant que le père de son enfant était un truand se croyant supérieur à tous, condamné à des peines de prison. Or, devenue mère, « elle ne veut plus de bêtises ». Elle rompt et élève seule son fils. Mère câline tant qu’il est bébé, elle le tient à distance lorsqu’il a trois ans. « Je surveillais son œdipe » me dit-elle. Elle est présente, subvient à ses besoins, mais ne peut plus le câliner car il ressemble à son père.

Yohan semble être tombé malade à l’âge de dix-sept ans, suite à une liaison amoureuse. S’en suivront de longues périodes d’errance. Mme N. demandera l’aide de plusieurs personnes : des éducateurs, une association de parents et un psychiatre pour elle-même.

« Un virage à 180° »

Mme N. est tendue lorsqu’elle évoque son fils, son visage est crispé, elle relate les disputes, les manœuvres de son fils pour lui soutirer de l’argent, son laisser-aller complet et ses dents pourries. « Il n’est plus sous ma responsabilité depuis qu’il a dix-huit ans », plaide-t-elle. Puis : « J’ai fait des choses horribles : les éducateurs m’ont expliqué qu’il fallait un éloignement familial pour Yohan, ils me demandaient de ne pas l’aider. C’est allé très loin. » En effet, il s’est fait renvoyer du foyer d’hébergement. Elle l’a laissé à la rue, a coupé tout lien avec lui, témoignant alors de son côté d’un sentiment de liberté, mais d’un « flottement inouï ». Elle me dit : « Il allait mal, c’était l’horreur de le voir comme cela, alors j’ai donné la main à mon fils. » Elle le reprend chez elle mais au prix de nombreux conflits qui la débordent. Elle perd parfois la voix d’avoir crié. Elle le reprend, à la façon d’une régisseuse – comme sa mère, repère-t-elle. Elle le met dehors tôt le matin quand elle part au travail, mais elle se sent mal de le voir rester là, désemparé, à côté des boîtes aux lettres de son immeuble.

– « Il reste à côté des boîtes aux lettres ? … C’est une adresse que vous lui assurez, c’est important pour lui. »

Mme N. surprise acquiesce, soulagée. Par la suite mes interventions viseront à la soutenir dans sa place de mère prenant soin de son fils. Quand elle doit s’absenter pour le travail, il l’appelle parfois car il est en détresse. Il lui demande de venir le chercher. Parfois elle ne veut pas être dérangée, elle ne répond pas. Elle est alors inquiète, ne dort plus et se met en colère quand, décidant de le secourir, elle s’aperçoit qu’il a trouvé une solution et la laisse en plan. Elle ne comprend pas qu’il l’appelle alors qu’il sait qu’elle est loin.

– « Il a besoin de vous parler, ou même d’entendre votre voix sur le répondeur quand vous ne pouvez pas lui répondre. »

Ensemble nous évoquons les aides extérieures qu’elle recherche : ses parents prennent le relais le week-end, un ami lui loue un appartement et prend Yohan sous sa coupe, « entre hommes ».

Je lui indique que son fils est malade et qu’il faudrait qu’il consulte. Ce signifiant « malade » l’arrête, la questionne et l’apaise. Les consultations pour son fils auprès d’un collègue précisent cette ébauche diagnostique. « Il a dit que ça ne passerait pas comme ça, il a parlé de psychiatrie. » Elle prend cela très au sérieux. Elle me dit être plus douce, elle était « braque ». Elle me dit qu’elle l’entend et qu’elle s’est entendue. « Vous ne vous rendez pas compte, j’ai fait un virage à 180°. » Yohan ne supporte pas la vie, seul dans son propre appartement et va manifestement très mal. Mme N. accepte de le reprendre chez elle, mais avec un protocole médical. Elle sait maintenant qu’il est malade. « Je souhaite continuer à l’aider, mais ne pas recommencer à l’identique. »

Régler la distance à l’Autre

Par trois fois, les aides que Mme N a sollicitées visaient à la séparer de son fils dans le réel. Les éducateurs ont imposé l’éloignement, l’association de parents lui a conseillé de ne plus l’aider pour se protéger, son psychiatre lui a dit : « Je ne peux plus vous aider, vous ne voulez prendre aucun risque avec les hommes, revenez quand vous parlerez de vous. »

Mme N. remarque que je l’invite à parler d’elle. Elle me dit : « Nous avons parlé de beaucoup de choses la dernière fois, mais je reviens toujours à mon fils. »

– « Oui, pour le moment vous avez besoin de parler de lui et de vous. »

Par la suite, Mme N parle de son fils et d’elle-même, de ce qu’elle met en place pour lui, de ce qui la soutient, elle.

Elle a un métier qui lui plaît, où la féminité et l’apparence comptent. Elle s’y sent indépendante. C’est un milieu où il n’y a pas de cadre ou d’habitudes préétablies. Cela lui convient parce que c’est elle qui instaure des règles.

Mme N. aborde sa relation aux hommes. Elle dit : « Je me tiens à distance des bad boys, mes vieux démons, parce que je suis maintenant une femme respectable. » Elle fréquente un homme qui souhaiterait construire une vie de couple. Elle constate qu’elle veut rester indépendante. Elle sait être affective, mais n’a pas les « sentiments adaptés » pour vivre avec quelqu’un.

Reprendre une vie normale

Lors de ces séances, Mme N. a exposé ce qui la soutient, ce qui lui permet de régler son lien à l’Autre. Le lien à son fils échappe à cette formule et la pousse vers la haine. Elle vient traiter ce qui dans le lien à son fils ne trouve pas à se symboliser, rendant inhumaine la séparation et impossible la vie sous le même toit. Le signifiant « malade » permet à Mme N. de tenir une place, celle d’une mère « respectable » qui prend soin de son fils. Les entretiens se terminent quand, Yohan allant à nouveau mal, Mme N. conclut que « cela doit maintenant passer pour lui par le CMP ». Elle se sert de ce signifiant « malade » pour introduire une respiration dans leur couple, sans le livrer à la rue. Elle peut envisager une séparation d’avec son fils qui doit être soigné et « veut essayer de reprendre une vie normale ».

Lire la suite
Page 5 sur 6 1 4 5 6

Espace rédacteur

Identifiez-vous pour accéder à votre compte.

Réinitialiser votre mot de passe

Veuillez saisir votre email ou votre identifiant pour réinitialiser votre mot de passe