Regards

À propos du labyrinthe du silence : un peu d’information

C’est un certain malaise qui se manifeste, en lieu et place de la satisfaction symbolique à laquelle on pourrait s’attendre en allant voir un film portant sur le dévoilement des crimes nazis à l’occasion du procès de Francfort en 1958. Cela a-t-il partie liée avec ceci que le style hollywoodien est difficilement compatible avec le thème ? Ou bien ce malaise est-il à mettre au compte des libertés que s’octroie le scénario vis-à-vis de la vérité historique ?

Le film se donne pour héros le jeune procureur Johann Radmann, d’abord naïf, bientôt sidéré, et qui se résout au final à affronter les résistances de la société allemande d’après-guerre pour faire connaître l’étendue du crime et son absolue cruauté.

Mais l’étrange est que le jeune procureur Radmann est un être de fiction, un personnage inventé, tandis que la figure réelle de l’instigateur du procès de Francfort, le procureur général Fritz Bauer, se trouve reléguée par le scénario en arrière-fond, comme effacée.

Ce décentrement soulève immédiatement une question : qui était le vrai Fritz Bauer?

Un fin juriste tôt engagé contre les SA, exilé en Suède dès 1937, revenu en Allemagne en 1948 et qui désormais exerça sa fonction de procureur et sa science du droit en traitant le nazisme sur le terrain du juridique. En 1952, il instruisit le procès des auteurs du putsch contre Hitler, qui réhabilita ces derniers. En 1960, il contribua à livrer Eichmann à l’État d’Israël plutôt qu’à l’Allemagne, car il se méfiait des opacités de l’appareil juridique de son propre pays. En 1958, il obtint que la cour de Francfort soit considérée juridiquement comme compétente pour réaliser le premier procès en Allemagne contre les crimes nazis, épisode relaté dans Le labyrinthe du silence.

À ses yeux, il était vital d’incarner la faute en la rendant publique : « L’Allemagne pourrait à nouveau respirer, et avec elle le monde entier, si seulement une parole humaine se faisait entendre », disait-il (cité dans le documentaire d’Ilona Ziok, Fritz Bauer, Tod auf Raten, CV Films). Résistant à l’hostilité institutionnelle, il ne cessa jamais d’enquêter, de commenter et d’infléchir la loi afin qu’elle rende possible la symbolisation qu’il jugeait nécessaire. Ce faisant le magistrat Fritz Bauer mit en œuvre une redoutable logique exponentielle : plus le nombre de cas jugés serait important, affirmait-il, plus il y aurait de procès à l’avenir, des centaines de procès qui seraient conduits jusque dans les années 1970-75. Car il s’agissait non des crimes des grands responsables du nazisme mais de ceux perpétrés par de modestes libraires, boulangers, instituteurs.

Il se trouve que l’appareil judiciaire allemand opéra un retournement dès 1962 : après le procès de Francfort, la loi fut remaniée de façon à atténuer considérablement la gravité des faits ainsi que la lourdeur des peines correspondantes. Ce fut bientôt la fin des procès allemands.

Ce que tait ce film, mais que révèle la substitution d’un Radmann imaginaire et consensuel à un Fritz Bauer qui était loin de faire l’unanimité de ses pairs, c’est un débat contradictoire toujours vif en Allemagne sur son passé traumatique. En faisant silence sur ce débat (dont la presse allemande n’a pas manqué de se faire l’écho lors de la sortie du film), Le labyrinthe du silence ne fait-il pas œuvre de refoulement plutôt que de vérité ?

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IM LABYRINTH DES SCHWEIGENS

Le labyrinthe du silence

Ce film de Giulio Ricciarelli m’a replacée dans l’atmosphère de mon adolescence. Née en Allemagne juste avant la guerre, j’ai vécu les premières années de ma vie dans l’Allemagne nazie. Angoisse, inquiétude, effroi.

Le film met en scène un jeune procureur Johannn Radmann qui est surpris par le mot de Auschwitz qu’il n’avait jamais entendu. Soutenu par le procureur général Fritz Bauer, Radmann se met à la chasse d’anciens nazis. Il se rend compte que l’Allemagne du Wirtschaftswunder, du miracle économique, est infestée d’anciens nazis. Les médecins, les avocats, les hommes politiques comptent parmi eux de nombreuses personnes qui ont été actives à Auschwitz. Konrad Adenauer, le chancelier, voulait tirer un trait sur cette histoire. Mensonges et culpabilité régnaient dans ce pays. Dans le film, un journaliste s’adresse à Johann Radmann : « Est-ce qu’il est vraiment utile que tous les Allemands se demandent si leur père est un meurtrier ? »

Un ancien déporté crie : « Ce pays veut vivre sous un glaçage. » Il fallait enjoliver le passé, le rendre absent.

Totschweigen – tuer par le silence tout ce qui s’est passé. Profiter des biens rendus accessibles par le miracle économique que toute l’Europe enviait à l’Allemagne.

Deux moments de ce film m’ont tout particulièrement touchée. Dans le premier, le jeune procureur, un peu trop justicier, finit par trouver plusieurs anciens déportés. Il les interroge. Nous, les spectateurs du film, n’entendons pas ce qu’ils disent. Nous ne voyons que les visages, les bouches qui tremblent, les lèvres qui se déchirent, les yeux écarquillés d’horreur, les visages endoloris. La peau labourée depuis soixante-dix ans de larmes et de douleur. Au-delà des mots, au-delà des paroles. Ce qui ne peut se dire, ce qui est indicible.

Dans le second, Radmann ne savait pas, ne voulait pas savoir comment son père avait traversé les années du nazisme. Il pose cette question à beaucoup d’autres, il est logiquement contraint de se la poser aussi. Et il apprend que son père a eu la carte du parti national-socialiste. Il tombe en détresse, dans un état de Hilflosigkeit. Il se met à boire, comme les nazis entre eux, il se fait jeter par la femme qu’il aime, il travaille dans un bureau d’avocats véreux avec un avocat qui défend les nazis. Après ce moment de fading, de disparition à lui-même, en une fraction de seconde, il se rend compte qu’il se trompe, il démissionne de ce poste de jeune avocat d’affaires. Il retourne voir Fritz Bauer, le procureur général et lui dit qu’il va reprendre la recherche des anciens nazis qui jouent un rôle de responsabilité dans cette Allemagne. Bauer lui demande : « Pourquoi êtes-vous revenu ? » Radmann répond : « Parce que après ces horreurs, il faut faire ce qui est juste. » Das was richtig ist, ce qui est éthiquement juste.

C’est dans cette coupure que Radmann trouve sa dignité d’homme.

J’ai quitté cette Allemagne. Je me suis décidée pour le discours analytique. J’essaie d’en dire quelque chose le mieux possible.

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Un labyrinthe, une cure

L’Hebdo-Blog va dédier une série de textes au film remarquable et bouleversant, Le labyrinthe du silence, premier long métrage de Giulio Ricciarelli. Ce film sort dans les salles, en France, précisément en même temps que s’ouvre en Allemagne le très controversé procès d’Oskar Gröning, âgé de 93 ans, ancien nazi, le «comptable d’Auschwitz ».

Nathalie Georges-Lambrichs nous conduit à l’intérieur du film où le labyrinthe singulier que parcourt en 1958 le procureur du procès de Francfort fera résonner une variation de silences à l’infini témoignant du crime oublié.

Le labyrinthe du silence se compose d’un nombre infini de labyrinthes, qui eux-mêmes font varier des silences à l’infini ; donc, le labyrinthe du silence n’existe pas, et c’est cette chance, aux déclinaisons indénombrables, qu’il s’agit de saisir.

Le procureur frais émoulu qui prend son premier poste en 1958 au tribunal de Francfort a commencé à frayer son labyrinthe, avec ses ramifications sociales, amicales, familiales. Non, ce n’est pas une cure analytique, mais ce sont des rouages qui forment des nouages, ces rhizomes recommandés en grande solitude par Gilles Deleuze, rhizomes auxquels nul ne se tient, mais qui irriguent la solitude de chaque un.

L’Allemagne, alors de l’Ouest, allait sous peu sceller avec De Gaulle et Adenauer une nouvelle alliance. Elle s’était reconstruite dans un silence de plomb, et c’est ce silence qui s’est accumulé dans le moindre de ses bâtiments, de la plus modeste à la plus luxueuse de ses maisons. Pas un qui, dans le labyrinthe, ressemble à quiconque. Mais voilà soudain, que le désir d’un seul sonne la vue, et qu’il s’agit de se regarder soi, dans l’œil de l’autre qui, au nom d’un Autre dont n’apparaît que la face de lumière, entend faire parler les survivants des crimes restés impunis.

Son labyrinthe à lui qui va mener l’action sous l’œil protecteur d’un aîné bienveillant, va consister à consentir aux zones d’ombres étendues sur chacun qui a, à ces atrocités, collaboré, et dont la responsabilité va demeurer, quels que soient les soupçons ou les certitudes mêmes quant aux exactions qu’il aurait commises, dans l’empire de son propre jugement.

Si action de justice il y a, c’est que l’idéal de la démocratie exige que la démocratie se fraye un chemin dans le labyrinthe qui n’existe pas ; qu’elle y fasse valoir l’excellence de sa procédure, la solennité de son décorum, pour que le Verbe puisse être entendu dans sa majesté, par la bouche de ceux qui ne sont plus tant, ici des victimes ou des bourreaux, que des témoins. Et s’ils portent témoignage, c’est de ceci, que chaque un est un, dissemblable, insondable, extra-ordinaire, et que le crime aura consisté à oublier ce degré zéro de la valeur fondamentale, sans lequel il ne peut y avoir quelque un.

N’est-ce pas ce socle, au ras du sol qu’une psychanalyse vous laisse, sur sa fin ?

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Reality[1] ou une inquiétante étrangeté

Une petite fille endormie dans un 4/4, seule au milieu d’une forêt. Un chasseur, un peu plus loin, vise une bête sauvage. La petite fille, réveillée par des coups de feu, lève la tête et reprend sa lecture. Blonde et espiègle, elle fait d’emblée penser à un personnage de conte, à Boucle d’or ou peut être plus précisément au Petit Chaperon rouge de notre enfance.

L’inquiétante étrangeté commence dès cette première séquence, aucune peur de sa part, aucun affect, elle, sans aucun doute, sait.

Le chasseur, c’est son père qui revient chargé d’un sanglier. Cut sur la maison, pléthore d’animaux empaillés contemplent la scène de l’éviscération de l’animal, du déjà vu pour elle qui continue son livre, un non événement ; cela a déjà eu lieu.

Mais, temps d’arrêt dans le regard que, de temps à autre, elle porte sur son père et la bête, moment d’effraction et d’énigme dans cette opération routinière : l’apparition d’une cassette sortie du ventre de l’animal, qu’à la volée, elle a vue.

Freud nous indique que parmi les « multiples nuances de signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coïncide avec son contraire unheimlich. Ce qui est heimlich devient alors unheimlich [...] deux ensembles de représentations qui, sans être opposés, n’en sont pas moins forcément étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé »[2].

Le savoir des adultes ne lui apporte aucune réponse, même lorsque sa maîtresse indique que le sanglier est omnivore, personne ne la croit. « Ce n’est pas possible ! »

Reality[3] veut savoir, tient tête… et sous l’œil de son nounours qui, comme la poupée de L’homme au sable[4], paraît animé,retrouve la cassette dans la poubelle, au milieu des abats.

Parallèlement, un caméraman, auteur du scénario d’un film d’horreur, rencontre un producteur. Il doit, pour débloquer les financements, faire entendre le gémissement le plus terrible de l’histoire du cinéma et en être récompensé. Dans la salle de visionnage, des images défilent, on y voit la petite fille qui ne peut s’endormir.

À partir de là, les univers s’entrecroisent, se mélangent, se superposent, comme dans Mulholand Drive[5] ou Holy Motors[6]. Les repères vacillent, les rêves envahissent l’écran, mais sont-ce des rêves ? Le désir file, l’Oscar est là, tout près ; dans la salle, le public est anonyme, des visages inertes entourent le nominé. Cloué sur son fauteuil au milieu des masques, il n’atteindra jamais la statue convoitée.

Des scènes se répètent à l’envi, les marques espace/temps sont troublées. Cela s’est-il passé avant ? Après ? Qui est qui ? Et où ? Une même séquence se démultiplie dans différents lieux, le film n’est pas encore tourné… pourtant il apparaît sur la toile, à la stupeur du futur réalisateur. La musique répétitive de Philip Glass brouille d’autant plus les cartes.

Reality continue sa quête, de magnétoscope en magnétoscope, à l’insu des grands, refusant, comme souvent les enfants, « le caractère de semblant des savoirs qu’on leur impose et […] le halo d’ignorance dont ses savoirs sont entourés »[7]. Elle les brave, se lève la nuit, et arrive à ses fins dans une mise en abîme qui, pour la dernière fois du film, convoque l’homme et son double.

[1] Film de Quentin Dupieux, février 2015. [2] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard Folio, 1985, p. 221. [3] Reality est le prénom de la petite fille. [4] Hoffmann E.T.A., nouvelle fantastique parue en 1817 dans le recueil des Contes nocturnes. [5] Film de David Lynch, 2001. [6] Film de Leos Carax, 2012. [7] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peur d’enfants, Paris, Navarin, la Petite Girafe, n°1, 2011, p. 18.

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Oublier pour se souvenir

« T’écrire m’a fait du bien » [1]

Par cette phrase, Marceline Loridan-Ivens n’évoque pas une consolation, ni aucun remède qui aurait apaisé l’horreur traversée. Plutôt une nécessité au-delà du mal. Sa lettre au père, lequel a disparu dans les camps où ils ont été déportés ensemble et dont elle, est revenue, est un bouleversant hommage qui n’atténue rien : « En te parlant je ne me console pas, je détends juste ce qui m’enserre le cœur ».[2]

Elle adresse à son père tant aimé, d’autant plus chéri que disparu, la réponse à la prophétie faite à Drancy, avant que la barbarie ne les sépare : « Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas. » Prédiction qui s’est inscrite en elle, aussi « violemment et définitivement que le matricule 78750 »[3] gravé à jamais sur son avant-bras.

Lorsqu’ils sont arrêtés par la milice française, Marceline a quinze ans. Le trajet de prison en prison et de train en train, les amène lui à Auschwitz, elle à Birkenau. Marceline a été délivrée le 10 mai 1945 par les Russes à Theresienstadt. Après presque trois ans d’attente, le ministre des Anciens Combattants et Victimes de guerre « décide » de la disparition de Rozenberg Szlhama, le 12 février 1948. Etrange document pour officialiser le non-retour.

Le trou de l’oubli

Un jour au camp, leurs commandos se croisent et la fille et le père réussissent à se jeter dans les bras l’un de l’autre. Avant que ne s’ensuivent des coups, sous lesquels elle s’évanouit, Marceline a le temps de murmurer à son père le nom de son bloc. Lui, a l’audace de lui remettre une tomate et un oignon qu’elle partagera avec une amie. Par la suite le père fait parvenir à sa fille une lettre, signée de son prénom en yiddish : Shloïme. Miracle d’avoir trouvé du papier ainsi qu’un intermédiaire pour porter cette lettre. Le message arrive mais sa destinataire en oublie absolument le contenu : « Ton mot c’était trop de chaleur tout d’un coup, trop d’amour, je l’ai englouti aussitôt lu, comme une machine qui a faim et soif. Et puis je l’ai effacé ». [4] Lettre d’espoir, probablement, d’encouragement pour tenir, car l’auteure situe la remise de cette lettre à l’été 44 durant lequel les « bonnes » nouvelles arrivent : Paris libéré, défilé de la division Leclerc. Sauf que dans le camp, l’avenir n’existait plus. « Plus rien ne pouvait nourrir l’espoir. Il était mort. »[5] Plongée dans un présent où tout est survie de secondes en secondes, les mots même les plus tendres et venant des êtres les plus chers, tuent. Le message de la lettre s’efface sous le coup d’une incroyance.

Marceline survivante aura perdu la lettre et n’en retrouvera pas le texte. Jamais, alors même qu’elle pourra raconter et de façon précise l’horreur de sa déportation. Son oubli témoigne de la prophétie réalisée : elle est revenue, il est mort. La lettre, sorte de Stück du camp, déchet, signe le hors sens. Le livre que Marceline écrit, est la page blanche de cette disparition d’où elle peut parler, encore, au père. Elle peut s’adresser à lui, du trou de l’oubli absolu, comme s’il était vivant.

Vivre quand même

« Si je cherche encore dans les tréfonds de ma mémoire, ces lignes manquantes [….] c’est qu’elles ont fini par dessiner un recoin de ma tête où je me glisse parfois […] Je sais tout l’amour qu’elles contenaient. Je l’ai cherché toute ma vie ensuite ». [6]

Elle va le rencontrer de façon foudroyante !

Le premier mari de Marceline, Francis Loridan, la relève d’une chute de vélo. Et l’épouse. Le second est le bon, c’est-à-dire celui qui convient à la recherche d’une alliance entre le passé et la vie présente. Cet homme, c’est Joris Ivens, un des plus grands reporters du documentaire de son temps. Il la découvre dans un film où elle demande aux passants dans la rue « Êtes-vous heureux ? ». Et où ensuite elle parle des camps, de la disparition de son père, et elle montre son matricule, sans paraître malheureuse. Joris dit « Cette fille, si je la rencontre, je pourrais tomber amoureux d’elle. »[7] Et c’est ce qui se passe ! Rencontre de deux destins. Union de deux radicalités. Ils font couple.

Joris est de trente ans plus âgé qu’elle, né au tournant du siècle comme le père. « C’était un homme habité, hanté, par la misère humaine et constamment déchiré. » [8]

Marceline, revenue du pire, écrit : « Pour vivre je n’avais pas trouvé mieux que de croire [….] et jusqu’à la déraison, qu’on peut changer le monde ».[9]

Ensemble ils vont voyager, militer, filmer ; Joris Ivens a parcouru la planète la caméra à l’épaule. Marceline Loridan-Ivens a fait des films, dont l’un: Algérie année zéro, signe son engagement pendant la guerre d’Algérie.

« Nous nous considérions comme une hydre à deux têtes ».[10] Deux personnes très proches par leur aspiration, leur révolte, leur sens de la justice, bien qu’ils soient éloignés sur les questions idéologiques. Ils forment un couple avec un idéal, celui « de débarrasser la planète de ses impuretés »[11]. Ensemble toujours, ils seront accueillis dans le monde entier.

« J’étais probablement une femme sous influence. Joris me dévorait. Mais j’avais besoin de cette dépendance, de la force et des certitudes d’un homme comme lui. Il était l’école que je n’avais pas terminée. L’amour qui me sauverait. Il était l’ailleurs. L’antidote à ton absence. »[12] Ils furent « deux artistes, deux sauvages »[13], se protégeant et prenant soin chacun de l’autre.

Joris est mort en 1999. Le frère de Marceline lui dit alors « Finalement tu avais épousé ton père ».[14] D’abord choquée par cette interprétation sauvage, Marceline y consent en disant à son père dans ce récit qu’elle écrit pour lui :

« J’avais aimé un homme que tu aurais aimé. »[15]

[1] Loridan-Ivens M., avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, p. 107. [2] Ibid., p. 106 [3] Ibid., p. 13. [4] Ibid., p. 18. [5] Ibid., p. 21. [6] Ibid., p. 88. [7] Ibid., p. 91-92. [8] Ibid. [9] Ibid., p. 96. [10] Ibid., p. 92. [11] Ibid. [12] Ibid., p. 97. [13] Ibid., p. 100. [14] Ibid. [15] Ibid.

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GENET – Questions de l’Hebdo-Blog à Hervé Castanet

L’Hebdo-Blog – En 1953, la rencontre de Jean Genet avec « un vieux sale [et] méchant »[1] est sa rencontre consentie avec un réel in-digérable le renvoyant à son « enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné »[2]. Ce « désert »[3] irréductible du sujet qui troue son « bonheur »[4] narcissique homosexuel et fait de lui un homme errant, « humble, sans nom ni visage »[5], change son écriture. Désormais, c’est au théâtre qu’il confie de représenter « cette autre mort »[6] et de toucher le public au cœur en ce point. Considéreriez-vous que « le fumier »[7] constitue alors l’éthique de la création de J. Genet ?

Hervé Castanet – « Le fumier », effectivement est mis en position de cause. Pour le prouver et voir quelles conséquences J. Genet en tire, la lecture des Paravents (commencés en 1956, publiés en 1961) s’impose. « Les pièces habituellement, dit-on, auraient un sens : pas celle-ci. C’est une fête dont les éléments sont disparates, elle n’est la célébration de rien »[8], affirme l’écrivain. Les Paravents ne glorifient pas la révolution, la victoire des colonisés ou la bêtise des soldats – ils sont « mascarade », « arlequinade », « blague »[9] jouées par des comédiens masqués, maquillés excessivement voire peinturlurés. On y trouve, par contre, une étrange affirmation : « Le fumier et les insultes sont nécessaires. »[10] Lesquels ont justement leur poids, leur efficience : actifs, décidés, seuls ils permettent une vraie construction, une vraie vie. Ainsi, le fumier fait couple avec la « ruine » – « la ruine totale de la pièce. Vraiment, il faudrait qu’à la sortie, les spectateurs emportent dans leur bouche ce fameux goût de cendre et une odeur de pourri »[11].

Impossible de résumer l’intrigue : plus de cent personnages, seize tableaux. Parmi ces personnages, il y a Saïd et sa mère (jouée inauguralement par Maria Casarès). Écoutons la description de J. Genet : « les costumes, indiquant la misère de Saïd et de sa mère, seront somptueux […]. Maquillage de la mère : de longues rides mauves, très nombreuses comme une toile d’araignée sur la figure […]. Saïd : le creux des joues très noir, et autour, des pustules jaunâtres – ou verdâtres »[12]. Le mot est lâché : Saïd et sa mère sont d’une misère absolue – ils sont le rebut, le déchet d’une société. Ils sont laids, sales, puants de pourriture. Bref, ils présentifient la saloperie dégagée de toute enveloppe séduisante. C’est une famille qui s’enlise dans l’avilissement : de la « racaille »[13], dit J. Genet. La pièce est à l’identique : « sale en ce sens qu’elle n’a pas l’habituelle saloperie sociale […] »[14].

Lisons les mots de la mère : « Il y a dans chaque village un petit terrain qui pue et qu’on appelle la décharge publique […]. C’est là qu’on empile toutes les ordures du pays. Chaque décharge a son odeur […] dans mes narines, il reste encore l’odeur de nos poubelles […] que j’ai reniflée toute ma vie et c’est elle qui me composera ici quand je serai tout à fait morte et j’ai bien l’espoir de pourrir aussi la mort… Je veux que ce soit ma pourriture qui pourrisse mon pays… »[15]

À une autre occasion, elle clame : « je me nourris de ce qui pourrit sous la terre… »[16]. Comme lui dit une femme arabe du village : « Je sais que tu es à tu et à toi avec ce qui n’a plus de nom sur la terre. »[17] Son rôle sera de détruire : « Qu’elle dévaste ! Qu’elle dévaste ! »[18]

HB – Feriez-vous de cette première rencontre de J. Genet avec le « petit vieux sale [et] méchant » le moment où il subjective sa jouissance masochiste comme étant « une jouissance analogique »[19]? En 1964, sa deuxième rencontre avec le suicide de son amour-ami-amant Abdallah[20] l’ouvre à un processus mélancolique le poussant à quitter tout-à-fait l’écriture au profit du politique. Considériez-vous que l’écriture de J. Genet n’a pas pu constituer alors pour lui un anti-mélancolie puissant ?

HC – L’utilisation des catégories de la psychiatrie, même revues par la psychanalyse, risque d’être un moyen pour ne pas lire Genet. Or c’est au titre de son écriture qu’il nous est précieux – nullement pour en faire un cas illustrant notre doxa. Je récuse cette pente de lecture et préfère une autre piste. Revenons à cette « révélation »[21] datée de 1953.

Qu’y découvre J. Genet ? La conscience ne parvient plus à rattraper l’image, à se ressaisir elle-même sur le mode réflexif. C’est en cela que l’expérience est « désagréable »[22] et que ce qui s’est écoulé du corps est insaisissable, irrémédiablement perdu. Cette rencontre est épreuve de la perte. La conséquence tombe : « Depuis que j’avais eu cette révélation en regardant le voyageur inconnu, il m’était impossible de voir le monde comme autrefois. Rien n’était sûr. Le monde soudain flottait. »[23]

Le témoignage le plus riche se découvre lorsque J. Genet insiste sur ce qu’il a perdu, qui touche à l’érotisme et au désir homosexuels : « D’ici peu, me dis-je, rien ne comptera de ce qui eut tant de prix : les amours, les amitiés, les formes, la vanité, rien de ce qui relève de la séduction. »[24] Bref, « le monde était changé »[25]. J. Genet est explicite : « L’érotisme et ses fureurs me parurent refusés définitivement. […] J’étais sincère quand je parlais d’une recherche à partir de cette révélation “que tout homme est tout autre homme et moi comme tous les autres” – mais je savais que j’écrivais cela aussi afin de me défaire de l’érotisme, pour tenter de le déloger de moi, pour l’éloigner en tous cas »[26].

Suit l’image qui fixe cet érotisme : « Un sexe érigé, congestionné et vibrant, dressé dans un fourré de poils noirs et bouclés, puis ce qui les continue les cuisses épaisses, puis le torse, le corps entier […] et tout cela luttant contre le si fragile regard capable peut-être de détruire cette Toute-Puissance »[27]. Voilà ce qui s’est écoulé du corps du narrateur par le trou du regard produisant ce résultat : l’image comme « Toute-Puissance »[28] est attaquée, réduite, désintensifiée.

J. Genet n’est pas dupe de ce qui est advenu : « Tout se désenchantait autour de moi, tout pourrissait »[29], et il aurait probablement souhaité que cette expérience ne soit qu’un support contingent exalté par l’œuvre d’art. Il n’en fut rien : le coup porté fut si rude, si radical, si définitif, que l’appel à la sublimation lyrique ne put contrer (et donc amoindrir voire annuler) ce qui se dénuda dans ce wagon-là, avec ce petit vieux-ci : un bout de réel. Ce que son écriture, dans sa forme ancienne, a échoué à obtenir. L’œuvre d’art n’est plus d’aucun secours. Ou J. Genet devra se suicider – ce qu’il tente –, ou une œuvre d’art autre devra advenir : l’action politique y trouvera sa place, irréductible.

[1] Castanet H., Rouvière Y., Genet, Paris, Max Milo Éditions, collection Comprendre, 2015, p. 54. [2] Ibid., p. 73. [3] Ibid., p. 84. [4] Ibid., p. 79. [5] Ibid., p. 83. [6] Ibid. [7] Ibid., p. 111. [8] Genet J., « Lettres à Roger Blin », Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 223. [9] Genet J., Les Paravents, édition de Michel Corvin, Paris, Gallimard, collection folio/théâtre, n° 69, 2000, p. 25. [10] Ibid., p. 201. [11] Genet J., « Lettres à Roger Blin », Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 224. [12] Genet J., Les Paravents, op. cit., p. 25-26. [13] Ibid., p. 100. [14] Genet J., « Lettres à Roger Blin », Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 225. [15] Genet J., Les Paravents, op. cit., p. 214. [16] Ibid., p. 87. [17] Ibid., p. 160. [18] Ibid. [19] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 134. [20] Castanet H., Rouvière Y., Genet, op. cit., p. 133. [21] Genet J., « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes », Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 21. [22] Ibid., p. 23. [23] Ibid., p. 27. [24] Ibid., p. 27-28. [25] Ibid., p. 27. [26] Ibid., p. 30-31. [27] Ibid., p. 31. [28] Ibid. [29] Ibid., p. 29.

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La Bourse ou la vie

Dans l’ouvrage collectif De l’argent – Actes du colloque de Montpellier 2013 – c’est à l’aune du malaise de notre XXIe siècle où le discours capitaliste s’allie au discours de la science, que les auteurs – psychanalystes, économistes et professeur de littérature – analysent ce que devient ce lien de l’homme à l’argent et à la dette symbolique qui nous fonde, et fait de nous des endettés du langage.

Parcourant l’histoire de l’argent des premiers trocs aux spéculations boursières, Marc Lévy déplie le lien de l’argent avec le manque du désir et démontre que l’argent, toujours pris entre l’intime et l’économique, met en jeu un lien de confiance qui est un lien de parole. Soulignant l’importance de l’argent dans la cure, il le ramène à ce signifiant sans signification qui, dans l’inconscient, équivaut au non-rapport sexuel, à l’identité introuvable et au signifiant comme coupure. Jean-Daniel Boyer dénonce chez Adam Smith sa forme d’angélisme qui veut croire que l’argent sert « le désir humain d’améliorer son sort »[1]. Le désir d’enrichissement, de respect, d’ascension sociale et « l’amour des systèmes et des arrangements ordonnés »[2] réussiraient à sécuriser l’homme contre tout manque. Prenant imaginairement la nature comme modèle divin, A. Smith prête à l’homme un désir sublimatoire sans ombre : par le travail, la production, l’épargne, l’homme réussirait à gagner tout à fait son bonheur. Mais A. Smith, souligne J.-D. Boyer, bute sur la jouissance imaginaire qui, exigeant toujours plus de satisfaction, aliène toujours plus l’homme à préférer la bourse à la vie. Dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Michel Gardaz relève son rapport paradoxal à l’argent. Si dans La Nouvelle Héloïse celui-ci célèbre la jouissance de l’instant de « la belle âme », qui valorise le troc et l’économie autarcique, c’est dans Les Confessions qu’il avoue sa honte d’être lui-même ce « vaurien »[3] qui jouit de l’argent et de ses produits en les volant. Si pour J.-J. Rousseau, l’argent « ne fait pas le bonheur »[4], c’est parce qu’il rompt l’idéal narcissique auquel il tient : « se suffire à soi-même […] comme Dieu »[5]. Ainsi, la jouissance auto-érotique du Moi révèle-t-elle, chez lui, un refus de l’Autre dont l’argent est un signifiant. Agnès Aflalo nous rappelle que dans son tout dernier enseignement, Jacques Lacan définit l’inconscient comme un inconscient capitaliste : « il travaille uniquement pour la production de la jouissance »[6]. Si l’inconscient-maître du premier enseignement de J. Lacan détermine la castration et le désir, l’inconscient en tant qu’il est sans maître est un Surmoi pousse-à-jouir. « Or le Surmoi est la racine du malaise (symptôme) dans la civilisation. » rappelle A. Aflalo. Le discours capitaliste cherche à vaincre la fonction du maître qui est de limiter la jouissance, et à refouler et à rejeter toutes les différentes incarnations du maître. Cette atteinte du signifiant-maître capable de symboliser le désir modifie la jouissance dans le sens de la production illimitée de la plus-value de Marx, que J. Lacan fait équivaloir à l’objet (a). Lorsque la limite de la castration fait défaut, la jouissance de l’objet (a) est toujours plus recherchée, et devient addictive. « C’est toujours la prochaine cigarette qui sera la bonne. »[7] Dès lors, cette « dépense improductive »[8] dont notre XXIe siècle capitaliste a à s’affranchir « ne concerne plus l’être divin mais celui, profane, de l’ouvrier »[9].

L’argent compose l’imaginaire d’un infini de la satisfaction et l’invisibilité de son accumulation. Sa dématérialisation toujours plus poussée aujourd’hui le rend atopique et, dans le même temps, toujours plus protéiforme sa virtualité. Au fond, le crédit n’était-il pas la première monnaie virtuelle, déplacement d’une dette impossible à payer : la dette de vie ? (B. Maris) Ce qui donnerait à l’argent ce statut de signifiant sans signification (A. Ménard). Cette dette de vie qui est aussi source d’une culpabilité sans fond (B. Maris). Quelle autre option alors, pour le sujet subjugué lui-même, que d'aller chercher la jouissance absolue dans le suicide (B. Maris), aux prises qu’il est avec cet objet toujours plus menaçant ? À savoir, ce réel de l’insatisfaction structurale qu’il s’est mis à fuir et qui finit par le persécuter, lui, délesté dans le même temps du rapport à l’amour et confronté à la dépression de son désir ?

L’argent, voilant la division du sujet (A. Ménard), est un puissant agrégateur de foule. Dans le même temps où il permet la convergence mimétique des désirs (L. Duchêne et P. Zaoui), il opère un ravissement d’ordre hypnotique sur le sujet. Établissant la commensurabilité d’éléments les plus hétéroclites comme marchandises, il instaure la hantise (L. Fix), sinon l’angoisse de la finitude. L’argent cristallise ainsi fantasmatiquement les objets les plus nuls, les plus absurdes, les plus rationnellement aberrants, qui se substituent les uns aux autres tout en disqualifiant ce qui est le plus valeureux chez l’homme, et qui sourd d’une division subjective qu’il abhorre. Et que J. Lacan, lui, appelait authenticité.

[1] Boyer J.-D., « Adam Smith : Argent, désir d’argent et désir d’améliorer son sort », De l’argent, 2013, Éd. L’œil du Souffleur, 2014, p. 27. [2] Ibid. p. 30. [3] Gardaz M., « L’argent comme embarras : le discours de Jean-Jacques Rousseau », De l’argent, op. cit., p. 42. [4] Ibid, p. 49. [5] Ibid, p. 52-53. [6] Aflalo A., « Les valeurs de l’argent », De l’argent, op. cit., p. 77. [7] Ibid, p. 77. [8] Ibid, p. 81. [9] Ibid, p. 81.

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GENET d’Hervé Castanet

GENET [1]

d’Hervé Castanet 

Hervé Castanet nous a habitués à une production aussi régulière que variée, mais un nouvel ouvrage est toujours un événement pour ce qui touche aux domaines de l’art et de la psychanalyse.

Jean Genet (1910-1986) est un auteur incontournable de la littérature du xxe siècle, romancier, poète, essayiste, homme de théâtre, auteur scandaleux tant par son œuvre que par sa vie. Sa mort, il y a trente ans, n’a pas éteint la polémique. Il demeure, actuellement, l’un des auteurs de théâtre les plus joués en France et dans le monde entier.

H. Castanet, en psychanalyste, lit Genet après Lacan[2] et Jacques-Alain Miller[3]; il en a tiré une thèse forte qu’il a exposée dans ses ouvrages antérieurs[4] et qui le distingue dans son commentaire d’une certaine tradition de la psychanalyse dite appliquée : « La psychanalyse impliquée, dit-il, oblige à une rigoureuse politique des conséquences – soit que les artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’œuvre. » Il précise que ce réel est cause : « mots, images, concepts en sont des traitements […] le savoir de l’artiste touche précisément à ce réel de la cause. […] Récupérer l’objet par son art, tel est, précisément, le travail de l’artiste » [5]. Freud l’appelait « sublimation », Lacan[6], à propos de Joyce, l’appelle « escabeau », en raison de son caractère d’opération ascensionnelle, comme l’Aufhebung hégélienne.

Genet, l’enfant abandonné à la naissance par ses géniteurs, recueilli par l’Assistance publique et élevé dans une famille nourricière des plus « normale » de la région du Morvan, très tôt délinquant, fugueur, voleur, condamné, homosexuel proclamé à une époque où il fallait le taire, écrit – c’est surprenant pour un homme qui n’eut à l’école que le certificat d’études primaires et fut, dans sa prime jeunesse une petite frappe – dans une langue parfaite. D’essais en romans, il a bâti la légende d’une vie héroïque où il a connu successivement les fastes de la célébrité, fréquentant les plus grands écrivains de son temps, et l’errance comme l’opprobre des proscrits.

Genet ne s’est jamais laissé enfermer par les critiques dans une identité certaine : avec art, il détruisait et démentait ensuite ce qu’il avait montré et, lecteur comme spectateur, chacun ne pouvait qu’y mettre du sien pour parer à ce qu’il transmettait de son inquiétante et dérangeante étrangeté. « Apporter la pagaille chez moi même », dit il, « et au-delà », ajoute H. Castanet. Comment un artiste peut-il rendre compte de la contradiction logique que porte la vie, sinon en la montrant !

H. Castanet insiste sur l’expérience subjective de 1953 – la rencontre de Genet avec un personnage de « petit vieux » sale et répugnant dans un wagon de train de troisième classe – pour en montrer les conséquences subjectives dans l’après coup : comment, dans cette rencontre d’un réel, Jean Genet a trouvé une révélation de ce qu’il était, a découvert ce qui le contraignit à de sérieux changements, et dans son écriture et dans ce qui fixait son identité érotique.

La fidélité de son écriture à cette expérience de la vie, celle de la jouissance qui l’habite, est la marque scandaleuse de cet auteur ! Il découvrit la solitude, celle de l’être au monde, fût-il au milieu de tous, cette « royauté secrète », dit H. Castanet[7] et « l’incommunicabilité profonde, [...] connaissance obscure de son inattaquable singularité ». Une bien « inhumaine condition » !

Au théâtre, avec sa grande pièce Les paravents donnée sur scène en 1966, il suscita, nous dit H. Castanet, un énorme scandale d’opinion pour cause d’offense aux bonnes mœurs du temps. Comme un envers de la vie contemporaine, il expose ce qui n’a pas de sens : la jouissance des corps des personnages et des acteurs dans des scènes obscènes, grossières, où les morts, parce qu’ils sont vivants chez les vivants, continuent à parler. Ce rebut, ce déchet, ce « petit tas d’ordure », d’une impossible figuration – envers de l’idéal –, fait exister les sujets à partir de leur jouissance solipsiste, aussi indicible que politiquement incorrecte, en se passant de l’Autre de la langue, de ses codes et convenances du beau et du bien.

C’est pour le sujet Genet, comme pour chacun, cet indicible, un point d’inflexion dans sa langue, l’objet qui le cause.

[1] Castanet H., Rouvière Y.(illustrations), Genet, Paris, Max Milo Éditions, collection Comprendre-Essai graphique, 2015. [2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 192. [3] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour au xxie siècle, Collection Huysmans, Paris, 2014, p. 306. [4] Castanet H., La sublimation. L’artiste et le psychanalyste, Economica-Anthropos, Paris, 2014, et « S.K. beau », Éditions de la Différence, Paris, 2011. [5] Ibid., p. 6. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p.565-566, cité par J.-A. Miller, « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 208. [7] Castanet H., Rouvière Y., Genet, op. cit., p. 57.

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Les Nouveaux Sauvages

Deux hommes se battent à la suite d’une bravade en voiture. Qui aura le dernier mot ? Dans le restaurant où elle travaille, elle reconnaît soudain l’homme qui a détruit sa famille. Le restaurant est très isolé... La mariée apprend qu’il l’a trompée avec une femme qui assiste à leurs noces. Comment s’aimer après une telle découverte ? Les passagers d’un avion découvrent, avec stupeur, qu’ils sont les otages d’une machination machiavélique orchestrée par le pilote de l’avion ! En échange d’une coquette somme d’argent, un homme devient volontairement le coupable d’un crime qu’il n’a pas commis. L’argent reçut suffira-t-il à payer la dette ? Les services de la fourrière enlèvent, à plusieurs reprises, la voiture d’un homme sur un emplacement qui n’était pas matérialisé. Comment matérialiser un espace qui n’a pas de limite ? Réponse : en faisant un trou !

Les Nouveaux Sauvages[1], film du réalisateur argentin Damián Szifrón, est une fiction qui interprète un mouvement à la fois subtil et tapageur de l’époque. S’il peut paraître difficile tout d’abord d’attraper l’unité des six sketches qui composent ce film, on est frappé par l’ambiance puissamment angoissante dans laquelle tous les personnages sont plongés. Enfin, on perçoit que les portraits que dresse Damián Szifrón s’attardent sur l’affrontement de parlêtres ordinaires, mis en scène dans leur vie quotidienne. L’Autre auquel ils ont affaire est toujours implacable.

Deux extraits

Bombita[2] est confronté à un fonctionnaire de l’administration de la fourrière. Comme beaucoup d’autres, Bombita est un homme surbooké. Il aime son travail qui consiste à dynamiter des édifices obsolètes et, dans ce domaine, c’est un crack. Le sort semble s’acharner sur celui qui va devenir une petite bombe (traduction littérale de Bombita) au moment où sa femme le quitte. Dégringolade, dynamitage. Celui qui avait les honneurs de sa société est déchu, il perd son travail et un juge lui interdit de voir sa fille chérie. Bombita est un destructeur, mais le pauvre fonctionnaire de la fourrière municipale l’ignorait. C’est pourquoi, à l’image d’une tragédie antique, chacun des personnages est mu par les fils tirés par les Dieux. Pas d’énonciation pour le fonctionnaire de l’époque de l’Autre qui n’existe[3] pas, ces fils s’appellent procédures, directives. Privé du je qui autorise l’exception, il réitère les arguments, tel un automate. C’est le passage à l’acte de Bombita qui ébranle l’édifice du savoir mort de l’administration. Propulsé par les médias qui font une large place à l’événement, Bombita est acclamé comme le nouveau héros de la lutte contre l’arbitraire de l’administration. Comble de l’ironie, c’est dans la prison où il est incarcéré qu’il restaure sa place de père.

Un homme que l’on imagine sans peine être un jeune cadre dynamique, roule à toute allure dans un paysage aride argentin. Sa voiture, un modèle flambant neuf, est ralentie par un véhicule poussif. Jeune/vieux, beau/moche, élégant/déguenillé… tout oppose les personnages. Chacun incarne l’exacte réplique de l’autre dans une sorte de miroir inversé qui ne tarde pas à déployer ses effets de rivalité imaginaire. Seule l’étreinte de la mort arrête l’escalade de violence à la fois grotesque et haineuse des protagonistes.

Le burlesque sert ici à représenter certains aspects sombres du temps présent. Si le film met en fiction les effets de la crise dans la société argentine à travers la corruption, les médias télévisuels, la folie administrative, ses personnages y opposent une réponse en forme de fantasme de vengeance salvatrice et libératrice. Damián Szifrón réussit à mobiliser un trésor de trouvailles scénaristiques qui, en provoquant le rire, mettent un voile pudique sur l’obscénité de l’époque.

[1] Relatos Salvajes, de Damián Szifrón. Argentine, Espagne. Festival de Cannes 2014 . Sortie en salles en janvier 2015. [2] Surnom du personnage joué par l'excellent Rícardo Darín. [3] Miller J.-A. & Laurent É., « L'orientation lacanienne. L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l'université Paris VIII, 1996-1997, inédit.

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Imaginer le réel

A propos de L’envers du décor

(ou l’art de la guerre toujours recommencée)[1]

D’Yves Depelsenaire

« Comment peindre une bataille? »[2] se demandait Léonard de Vinci devant la fresque inachevée de la bataille d’Anghiari. Cette difficulté n’a pas tari l’inépuisable source d’inspiration des scènes de guerre dans la peinture. Et pourtant, à une époque où la guerre était encore un théâtre, une geste héroïque, propice à toutes les mises en scène, il concluait qu’il valait mieux « noyer dans la fumée, poussière, air poudreux, brume épaisse et confuse » ce lieu par excellence où se perd la vue, la fulgurance aveuglante de cet envers du décor, qui fait dire au héros japonais de Marguerite Duras : « Tu n’as rien vu à Hiroshima ».

C’est dans cette veine que Lacan, notant que « Toute action représentée dans un tableau nous y apparaîtra comme scène de bataille […] »[3], se laisse enseigner par les artistes en nous engageant à « imaginer le réel ».

Et pourtant l’imaginaire est le voile du réel, et l’art a toujours eu la mission de redoubler ce voile en l’élevant à la dimension du Beau. Mais, à l’âge de la science, le voile des apparences se déchire, le monde n’est plus ordonné à la représentation. La guerre ne fait plus consister la « fable de l’histoire » : jadis légendaire, épique, tragique et racontable, elle est devenue massacre de masse, reconvertie en techno-science, et sa représentation est, du même coup, entrée dans une ère nouvelle : l’auteur met à l’emblème de Malevitch et de son « Carré noir » « ce passage sans retour où la nuit tombe sur nous, où le sujet est effacé, pour ne pas dire aboli »[4]. Évoquant, dans son sillage, une foule innombrable d’œuvres contemporaines, où nous apprécions à nouveau son immense érudition artistique, il convoque Michel Foucault saluant « le courage de l’art moderne dans sa vérité barbare […] cette irruption de l’en-dessous, de l’en-bas, mise à nu, démasquage, décapage, excavation, réduction violente à l’élémentaire de l’existence »[5].

Ainsi l’art contemporain se déploie-t-il dans le registre, non de l’œuvre, mais de l’installation, de l’assemblage, pièces détachées, objets jetables, déchets, bric-à-brac accumulés, morceaux choisis symptomatiques de notre temps, objets qui dégringolent, explosent, éclatent, dans une logique de l’effondrement qui porte la marque d’un rapport au réel redessiné par la science et la technique. Et pourtant, ils ne témoignent pas d’un abandon mais d’un combat contre le « cours des choses » que, par la dérision et la subversion, ils cherchent à « détraquer de la bonne manière ». En tentant de capter, à travers ces « bouts de réel », la libido dans son envers de destrudo, ces créations éphémères, chaotiques et parfois extravagantes restent fidèles au message de tout art : ne pas tenter de montrer le réel, mais l’approcher « de biais », usant de procédés obliques et furtifs pour cerner l’irreprésentable, telle cette vidéo sur la trace d’une jeune femme marchant dans les rues désertes de Sarajevo, et dont le chant timide est scandé par les tirs de snipers embusqués[6].

En ce sens, l’art s’inscrit en faux contre le délire scientiste du « tout visible », du scanner généralisé, où le monde est effacé par son image, ce monde où nous ne pouvons ni nous perdre ni nous cacher, où nous devenons transparents, et dont le symbole pourrait être le drone omnivoyant mais aussi cette effrayante création d’un laboratoire d’Hiroshima : la grenouille translucide dont on peut observer à loisir le fonctionnement des organes et la genèse des maladies. Cet emblème du forçage de « l’obscure intimité des corps », que Wilm Delvoye porte ironiquement au paroxysme en tentant la radiographie d’un coït[7], Freud n’en avait-il pas entrevu le risque en exposant côte à côte, au mur de son cabinet, les reproductions de « La leçon d’anatomie », de Rembrandt, et « Le cauchemar », de Füssli ?[8]

Ainsi, maintenir « un rapport véridique au réel », c’est « déjouer le paradigme »[9] à l’œuvre dans le fantasme scientiste de rendre tout visible, c’est savoir faire surgir, au cœur de l’image, le trou, la fente, la béance, un impossible à voir, dont Lacan a fait le cœur et le principe de son musée imaginaire, dont Yves Depelsenaire nous a proposé le parcours[10].

N’est-ce pas au nom de cette collection très singulière qu’il rêve, en commentant le drame d’Hamlet, d’un tableau qui, à l’opposé de celui de Millais[11], où le corps noyé d’Ophélie dérive au fil de l’eau parmi les fleurs, accomplit de manière saisissante le nouage de la guerre et de la Chose, cette zone opaque et sans nom qui est aussi bien le champ de bataille de la psychanalyse et l’enjeu de ce livre ?

« On voit Hamlet et Laërte disparaître dans le trou. Ils sont un certain temps dans le trou à se colleter. À la fin, on les en tire pour les séparer. Ce serait ce que l’on verrait dans le tableau – ce trou d’où on verrait les choses s’échapper »[12].

[1] Depelsenaire Y., L’envers du décor (ou l’art de la guerre toujours recommencée), Paris, Cécile Defaut, 2013. [2] de Vinci L., Carnets, Paris Gallimard, vol.2, 1942, p. 267. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1974, p. 105. [4] Depelsenaire, Y., op.cit., p. 27. [5] Foucault M., Le courage de la vérité, Hautes Études/Gallimard Seuil, 2009, p. 172-174. [6] Depelsenaire Y., ibid., p. 48. [7] Ibid., p. 84. [8] Ibid., p. 83. [9] Ibid., p. 90. [10] Depelsenaire Y., Un musée imaginaire lacanien, Bruxelles, La lettre volée, 2009. [11]Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 449. [12] Ibid., p. 318.

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